«Le voyage, c’est un virus.» Un virus atavique qui peut mener à l’addiction, dont on ne soigne que les symptômes et dont le remède est tautologique: seul le voyage calme le mal du voyage. Puis il faut recommencer, affiner le diagnostic. Le dernier voyage effectué dicte le suivant, car «le voyageur cherche à compléter son expérience du voyage», il cherche «le décalage émotionnel», analyse Jean-Claude Fert, qui connaît bien cet irrépressible besoin de voyager: il est né avec, représentant de la cinquième génération à la tête de Fert & Cie, voyages cousus main et transports spéciaux vin et chevaux à Genève depuis 152 ans.

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Il est entré dans l’entreprise en 1972, à 25 ans, il en a pris la direction à 27. Alors, le voyage, il l’a dans le sang. Son premier souvenir est un train de nuit, pour Rome, avec ses parents, il devait avoir une dizaine d’années. Depuis, il a un peu usé le globe: il sait qu’il a visité à peu près 105 pays, mais le nombre de voyages, ça, il n’en a jamais tenu l’inventaire… De toute façon, même quand il ne voyage pas lui-même, il voyage par procuration, avec ses clients, privés, entreprises, touristes amateurs, grands voyageurs, long cours, escapades, événements, n’importe où sur Terre, pourvu que les conditions socio-stratégiques s’y prêtent. Avec une règle: «Respect, mais pas de religion, pas de politique.» Et avec une spécialité: «Ici, tous les voyages sont cousus main.» D’ailleurs, à l’interne, on ne considère pas Fert comme une simple agence de voyages ou un tour-opérateur, plutôt comme une sorte de cabinet de conseil, qui gère les précieux souvenirs de voyage de la clientèle comme certaines banques la fortune.

Historiquement, Fert s’est construite à partir du transport du vin, par trains puis par bateaux-­citernes.

Historiquement, Fert s’est construite à partir du transport du vin, par trains puis par bateaux-citernes.

© Archives Fert

Le «cousu main» n’est pas une limitation en soi. La direction insiste sur la notion d’écoute et de réponse spécifique aux attentes, quelles qu’elles soient, et cela peut aller de l’expérience personnelle hors cadre au voyage standard. Le plus important, souligne Jean-Claude Fert, est que «le voyage soit une expérience», et cette expérience sera d’autant plus enrichissante que «le client est actif, qu’il s’implique».

Pour l’impliquer, le client, Fert a une méthode: la connaissance du terrain. Chaque destination est visitée, chaque prestataire testé, les experts de Fert se portent garants de chaque correspondant (ceux qui prennent en charge le client sur place). L’entreprise s’est aussi dotée il y a une dizaine d’années de son propre service de suivi 24/7. Les experts eux-mêmes viennent du terrain. Le spécialiste de l’Amérique latine, par exemple, est d’origine péruvienne et a passé un quart de siècle dans le voyage. La cheffe produit du Japon, par exemple, a vécu cinq ans au Japon.

Mais l’expertise est aveugle sans une autre règle essentielle: l’écoute. Tout commence par là, par l’écoute, «pour comprendre les attentes du client». Qui dit écoute dit dialogue, et ici le dialogue s’engage le plus simplement du monde, autour d’une table, devant une carte papier soigneusement dépliée – dont l’entreprise conserve toute une bibliothèque.

Cela fait une vingtaine d’années que l’enseigne se concentre sur le voyage «cousu main». Un choix stratégique que Jean-Claude Fert explique, simplement, mais en faisant un long détour, jusqu’à l’après-guerre, aux années 1950 et à l’invention des congés payés. Une période prospère dont la Suisse a profité de plain-pied, pointe-t-il. Economie libérée, pas de lourde reconstruction intérieure, Homo helveticus a tout de suite enfilé sa tenue de touriste et s’est mis à explorer le monde. Le résultat est une culture du voyage profondément ancrée, endémique, transmise de génération en génération. De quoi soutenir l’activité d’une maison comme Fert, dédiée par vocation à la clientèle locale, le dirigeant confirme: «En Suisse, nous avons la chance d’avoir de grands voyageurs.» Le voyage sur mesure s’est ensuite imposé, naturellement, en même temps que l’industrie se construisait et se segmentait: d’un côté les grandes destinations et la globalisation de l’offre, de l’autre le voyage d’exception, l’aventure, l’expérience, la culture, la découverte.

Les années après-guerre, l’invention des congés payés, puis la prospérité économique  dans les années 1950 ont marqué  un tournant dans le tourisme.

Les années après-guerre, l’invention des congés payés, puis la prospérité économique dans les années 1950 ont marqué un tournant dans le tourisme.

© Fert

De génération en génération, le Suisse voyageur est ainsi devenu toujours plus exigeant, plus pointu, et le «cousu main» est la meilleure réponse que Fert ait trouvée pour affirmer sa place d’artisan spécialisé, prospérant sans publicité, sans démarchage, sur la seule base de la réputation et du bouche-à-oreille.

L’entreprise ne chiffre pas son business, pas de turn-over, pas de statistiques internes sur le nombre de voyages organisés chaque année. Juste ceci: entre 1500 et 2000 clients servis par an, incluant toutes les prestations, voyages de découverte et d’affaires – l’autre spécialité maison. Face au 1,4 milliard de touristes transportés dans le monde en 2019 (année de référence pour la branche), le genevois fait office de boutique. Une boutique avec pignon sur luxe. Bien sûr, pas le luxe des lieux communs, jets, palaces et plages privées. Le programme peut inclure tout cela, mais ce n’est ici qu’une option, car les étoiles ne brillent pas partout sous le même toit: le luxe ne s’écrit pas de la même manière dans la rade de Genève et la jungle amazonienne. Une fois encore, «le voyage doit être une expérience» et l’expérience, par définition, ne se décrète pas.

Exemple: les pompiers genevois à New York. L’association des pompiers de Genève avait vidé sa cagnotte pour un tour de Grande Pomme, Fert leur a organisé une sortie avec les pompiers new-yorkais, sirène et grande échelle. Des souvenirs garantis à vie qu’aucun prospectus ne pouvait prévoir. Jean-Claude Fert lui-même n’avait pas prévu qu’il puisse faire un jour le pont entre ces deux brigades de pompiers. Le déclic remonte aux années 1980; Fert est sponsor du voilier de course UBS Switzerland, le dirigeant se retrouve à New York pour un shooting avec l’équipage de Pierre Fehlmann et sous les jets des lances à incendie des pompiers locaux, venus pour rien, pour le geste. En compensation, les pompiers n’ont demandé qu’une donation pour leurs orphelins, alors ils ont été invités à naviguer et les liens n’ont jamais été rompus. «Un coucher de soleil, un repas… on peut faire ça partout. Mais l’échange, c’est autre chose et, pour cela, ce n’est pas l’argent qui compte.»

Dans les années 1980, l’entreprise, sponsor du voilier de course UBS Switzerland, fait naviguer ensemble les pompiers genevois et  news-yorkais.

Dans les années 1980, l’entreprise, sponsor du voilier de course UBS Switzerland, fait naviguer ensemble les pompiers genevois et news-yorkais.

© Magali Girardin

Ce qui permet de compléter la définition de «cousu main»: est cousu main ce qui est «exclusif» et l’exclusivité est «avoir accès à quelque chose qu’on ne pourrait pas se payer». Question suivante, comment se construit l’exclusivité? «Le système D, les contacts. Comprendre les thèmes qui intéressent le client et trouver des solutions. C’est ça, notre métier, et c’est tout son intérêt. Si notre travail ne consistait qu’à vendre des billets d’avion…» Un autre exemple pour illustrer le propos? Jean-Claude Fert n’hésite pas: la fois où ils ont dû trouver 500 papillons pour un événement privé.

Le métier de conseiller en voyage, c’est donc un voyage en soi, dans un monde dont la carte se dessine tous les jours et dont le contour est à géométrie très variable, au gré des aléas géopolitiques, des hasards climatiques ou sanitaires. Comme ce tout petit virus qui a suffi à rebattre toutes les cartes en 2019. D’ailleurs, le niveau d’activité pré-covid n’a pas encore été retrouvé dans toutes les régions.

Ni dans toutes les spécialités. Parce qu’il faut préciser, Fert n’accompagne pas que les voyages d’agrément. Il y a aussi les voyages d’affaires et les transports spéciaux, de vin et de chevaux. Historiquement, l’entreprise s’est construite à partir du transport de vin, dans des foudres de chêne posés sur rails, puis des wagons, puis des bateaux-citernes – la diversification dans le voyage n’a commencé qu’en 1920, cinquante ans après la création de l’entreprise. Fert a possédé un temps sa propre flotte de navires-pinardiers, le Cervin, le Rhône, le Belotti, qui zébraient la Méditerranée. Puis la maison a mouillé dans l’Atlantique, en affrétant des navires français. En 1965, explique-t-on en interne, Fert était le sixième plus grand transporteur de vin du monde. Aujourd’hui, le vin en vrac a passé la main au vin fin transporté en bouteilles et la route a pris le relais des mers et des chemins de fer.

Il y a quelques années, une autre spécialité a été ajoutée au vin: le passage en douane des chevaux. Là encore, un vrai service de niche – les impératifs d’importation d’un cheval en font un exercice de logistique acrobatique –, doublé d’une spécificité locale: Genève sert de point d’entrée de tous les élevages du Pays de Gex, grand fournisseur d’équidés de la Suisse.

Une note terre à terre pour conclure. Aujourd’hui, le voyage représente 60% du chiffre d’affaires, les 40% restants concernent le transport. A Genève, 25 collaborateurs internes s’occupent de l’activité voyage; entre 20 et 25 du transport. Et depuis un an, Fert & Cie fonctionne avec un directeur général. Histoire de préparer la suite, car s’il n’y a pas de sixième génération de Fert, «l’entreprise est pérenne».

Le luxe mode d’emploi

Dialogue: Ecouter avant tout
Le voyage sur mesure est une discipline discrétionnaire: le voyage standard n’existe pas, chaque client a ses attentes, à charge de l’expert de les comprendre.

Logistique: Faire rêver ne suffit pas
Connaissance du terrain. Réseau de prestataires et de correspondants acquis à la philosophie de l’entreprise. Service d’accompagnement 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7: le voyage cousu main ne tolère aucun faux pli.

Diversification: Parer aux aléas
C’est presque une tradition en Suisse: tous les grands voyagistes ont commencé dans le transport de biens. Fert a conservé toutes ses activités: voyages privés et business, transport de vin, de chevaux. De quoi tenir face aux aléas du monde. La pandémie de Covid-19, par exemple.

Weisses Viereck
Stéphane Gachet