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Objectif luxe

Hermès: quand le cuir se fait temps

Dans l’univers feutré de l’horlogerie suisse où l’innovation se mesure souvent au centième de millimètre et où la tradition fait office de dogme, Hermès se pose en ovni. Là où d’autres brandissent leurs complications ou leurs calibres de manufacture, l’antenne helvétique de la maison parisienne innove en transposant l’art de la sellerie sur les cadrans.

Carré blanc

Jorge S. B. Guerreiro

Philippe Delhotal, directeur création et développement chez La Montre Hermès.

Philippe Delhotal, directeur création et développement chez La Montre Hermès.

Takashi Ikemura

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Difficile d’imaginer aujourd’hui qu’Hermès, cette maison fondée en 1837 par Thierry Hermès comme sellier-harnacheur, puisse un jour devenir incontournable dans le secteur de l’horlogerie «Swiss made». Pourtant, l’entreprise dont la capitalisation boursière flirte avec les 250 milliards d’euros affiche des ventes horlogères qui dépasseraient le demi-milliard de francs suisses annuellement, selon le fameux rapport Morgan Stanley.

Cette réussite économique phénoménale ne s’est pas faite au détriment des valeurs artisanales. Bien au contraire. Hermès continue d’investir massivement dans la formation aux métiers d’art traditionnels. Une approche qui tranche avec la financiarisation à outrance de nombreuses maisons de luxe contemporaines. Cette stratégie de différenciation passe aussi par les relations humaines. Hermès mise grandement sur la formation continue et la mise en valeur de l’artisanat ainsi que des initiatives personnelles. En retour, les équipes restent très stables, avec un turnover bien inférieur à la moyenne. Cette philosophie humaniste irrigue toute la stratégie d’Hermès, y compris dans sa division suisse.

L’aventure horlogère d’Hermès commence dans les années 1920 avec une approche pragmatique: faire appel aux meilleurs sous-traitants plutôt que de réinventer la roue. Les premières montres Hermès arborent ainsi fièrement des mouvements signés Jaeger-LeCoultre, Universal Genève ou Vacheron Constantin. Une stratégie assumée qui permet à la maison de se concentrer sur son cœur de métier: l’excellence esthétique et la qualité des finitions.

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Le cuir, savoir-faire maison

C’est en 1978 qu’Hermès a donné naissance au département La Montre Hermès, avec l’installation d’un site à Brugg, près de Bienne. Mais c’est surtout en 2006, avec l’acquisition de 25% du capital de Vaucher Manufacture Fleurier, que la manufacture prend son envol technique. Les modèles Dressage et surtout Arceau marquent les premières grandes réussites stylistiques. Avant de révolutionner les cadrans, Hermès a d’abord régné comme le maître incontesté du bracelet de montre. A Brugg, un atelier composé d’une équipe de selliers-maroquiniers spécialisés travaille exclusivement sur ces objets de quelques centimètres carrés qui demandent parfois autant de savoir-faire qu’un sac Kelly. Là, chaque peau est sélectionnée et travaillée selon des techniques transmises de génération en génération. Car chez Hermès, le bracelet n’est pas perçu comme un accessoire: il s’agit de l’interface tactile entre l’objet et son propriétaire.

Hermès bracelet de montre

1978: l’année où Hermès a donné naissance au département La Montre Hermès en Suisse avec l’installation d’un site à Brugg, près de Bienne. Un département bracelet y a été créé.

David Marchon
Hermès bracelet de montre

1978: l’année où Hermès a donné naissance au département La Montre Hermès en Suisse avec l’installation d’un site à Brugg, près de Bienne. Un département bracelet y a été créé.

David Marchon

C’est d’ailleurs en 2016 qu’Hermès franchit un cap décisif avec l’introduction de la marqueterie de cuir sur cadran. Le principe? Découper à la main des fragments de cuir de moins de 1 millimètre d’épaisseur, puis les assembler sur un support avec la précision d’un horloger. Une prouesse technique qui nécessite des mois d’apprentissage et qui résulte d’une technique développée au sein même de l’atelier bracelet de La Montre Hermès par une artisane spécialisée. «On s’est aperçus qu’il y avait dans cet atelier des personnes qui étaient très habiles de leur main, créatives et talentueuses», explique Philippe Delhotal, directeur création et développement.

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L’aventure commence par un défi lancé aux artisans: «Seriez-vous capables d’intégrer le cuir dans nos cadrans?» Il s’est avéré que ce sont les équipes de l’atelier qui ont proposé la marqueterie puis la mosaïque pour répondre au mieux stylistiquement parlant aux deux dessins qui leur avaient été soumis. «Ils nous ont montré quelques essais, se souvient Philippe Delhotal. Ce fut une grande surprise, parce qu’on ne pensait pas du tout que cela allait être possible, surtout dans des dimensions aussi petites.»

Le processus commence par la sélection des cuirs. Chaque peau doit présenter une texture, une couleur et une souplesse parfaitement adaptées au motif final. Grâce à des outils laser, on procède à la découpe de chaque fragment selon des gabarits d’une précision absolue. L’assemblage constitue ensuite l’étape la plus délicate. Sur un cadran mesurant parfois à peine 28 millimètres de diamètre, il faut positionner jusqu’à plusieurs centaines de micro-fragments, chacun devant s’emboîter parfaitement avec ses voisins. Un travail de fourmi qui peut prendre plusieurs semaines pour un seul cadran.

l’atelier bracelet de La Montre Hermès

Découper à la main des fragments de cuir de moins de 1 millimètre d’épaisseur, puis les assembler sur un cadran: une prouesse technique développée au sein de l’atelier bracelet de La Montre Hermès.

David Marchon
l’atelier bracelet de La Montre Hermès

Découper à la main des fragments de cuir de moins de 1 millimètre d’épaisseur, puis les assembler sur un cadran: une prouesse technique développée au sein de l’atelier bracelet de La Montre Hermès.

David Marchon

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Non contente de maîtriser la marqueterie, Hermès pousse ensuite l’audace jusqu’à développer une technique de mosaïque de cuir. Cette fois, ce ne sont plus des fragments découpés selon des formes précises, mais des milliers de tesselles irrégulières qui viennent composer des motifs d’une complexité saisissante. «Il faut savoir que la marqueterie est un peu l’équivalent d’un puzzle avec des pièces qu’on met les unes à côté des autres, et puis pour la mosaïque il s’agit de tout petits carrés de cuir qui vont former comme une mosaïque de verre, précise Philippe Delhotal. Au final, cela va constituer un tableau, une image, une reproduction du dessin choisi.»

Quand l’innovation rime avec poésie

La montre de poche Arceau Aaaaargh! dévoilée en 2020 constitue un parfait exemple de l’application de cette technique. Alors que la montre se base sur le design imaginé par Henri d’Origny en 1978, son couvercle se voit orné d’un tyrannosaure réalisé en marqueterie et en mosaïque de cuir. Afin de reproduire la texture écailleuse d’un T-Rex, les artisans ont ciselé à la main des milliers de fragments de cuir multicolores, tous de forme différente. Le résultat? Une richesse visuelle stupéfiante fidèle au dessin d’Alice Shirley qui figurait à l’origine sur un carré Hermès.

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Mais Hermès ne s’arrête pas là et poursuit désormais la voie de l’hybridation. Les dernières créations mélangent allègrement les matériaux: marqueterie de cuir et paille, marqueterie, cuir et émail, cuir et nacre... Cette approche hybride permet de créer des effets de matière inédits, chaque matériau apportant sa propre texture et sa propre luminosité.

La technique atteint son paroxysme avec certaines réalisations où les artisans parviennent à amincir le cuir jusqu’à 0,5 millimètre d’épaisseur, permettant des jeux de transparence et de superposition d’une subtilité remarquable. Un savoir-faire qui demande des années de formation et une compréhension intime des propriétés de chaque type de peau.

La formation d’un artisan capable de maîtriser ces techniques prend plusieurs années. Il faut d’abord apprendre à «lire» le cuir, comprendre ses réactions selon l’humidité, la température, le vieillissement. Puis acquérir la gestuelle précise qui permet de découper, de positionner et de coller des fragments sans endommager les pièces adjacentes.

Car au-delà de l’exploit technique, ces cadrans en cuir posent la question de la durabilité. Comment garantir qu’un matériau organique conservera ses propriétés esthétiques pendant des décennies? Hermès a développé des traitements spécifiques, inspirés de ceux utilisés en maroquinerie de luxe, pour protéger le cuir des UV, de l’humidité et du vieillissement.

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Cette innovation n’est pas passée inaperçue. Depuis 2011, Hermès collectionne les récompenses au Grand Prix d’horlogerie de Genève (GPHG). L’Arceau Robe du Soir (2018), primée dans la catégorie «métiers d’art», a marqué la reconnaissance officielle de ces techniques par la profession.

Les modèles Arceau Costume de fête, 18-3-7 ou encore Pocket Aaaaargh! témoignent de cette maîtrise technique. Chaque nouvelle création repousse les limites de la technique, explorant de nouveaux motifs, de nouvelles textures, de nouvelles associations chromatiques. Quant aux motifs eux-mêmes, ils se basent principalement sur des scènes issues de carrés de soie Hermès, mais peuvent aussi provenir de commandes expressément passées auprès d’artistes choisis pour l’occasion.

Notez au passage la créativité décomplexée du géant du luxe qu’est Hermès, ne serait-ce qu’en se permettant de donner à un modèle le nom Aaaaargh! Une touche de poésie empreinte d’humour encore observée lors de la dernière foire horlogère genevoise Watches & Wonders avec la présentation de la montre Arceau Rocabar de Rire. Sur son cadran figure un cheval espiègle capable de tirer la langue à la demande, sur simple pression d’un bouton-poussoir. La maison surprend également grâce à sa complication emblématique Le temps suspendu. Apparu pour la première fois en 2011 et introduit cette année sur le nouveau modèle Cut, ce système permet aux aiguilles de s’immobiliser à midi, figeant symboliquement l’écoulement du temps. Une césure métaphorique qui permet de s’extraire, quelques instants, du rythme effréné du quotidien, sans pour autant perturber le fonctionnement de la montre, qui reprend sa bonne marche à la demande.

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Aujourd’hui, Hermès continue d’explorer de nouvelles voies pour ses cadrans d’un nouveau genre. Les dernières créations intègrent des techniques issues d’autres métiers d’art maîtrisés par la maison: gravure, émaillage, sertissage. L’objectif? Créer des objets uniques qui racontent une histoire, véhiculent une émotion, transcendent leur simple fonction utilitaire.

En révolutionnant l’art du cadran décoré, Hermès prouve que, dans un monde de plus en plus dématérialisé, la magie de la beauté née de la conjonction de l’art et de l’artisanat opère encore en émerveillant les sens.

Le luxe, mode d’emploi

Artisanat
En misant sur le savoir-faire artisanal et l’inventivité de ses équipes, Hermès permet l’émergence de nouvelles techniques.

Créativité
En faisant appel à des artistes et designers de talent et en sublimant leurs œuvres à travers les mains de ses artisans à l’interne, Hermès permet l’émergence de produits différents, en marge des processus industriels.

Fantaisie
En autorisant et encourageant l’humour et la poésie, Hermès se démarque par rapport aux autres acteurs du luxe, en ne se prenant pas au sérieux malgré l’énormité des sommes en jeu.

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