On connaissait l’histoire de l’arroseur arrosé, voici celle du sauveteur sauvé! Car, c’est un secret de polichinelle, sans le plan de sauvetage élaboré par Air Zermatt (AZ) en février 2020, sa rivale sédunoise Air-Glaciers (AG), en situation d’urgence depuis plusieurs années déjà, n’aurait pas pu éviter le crash. Bien sûr, même en «off», personne de part et d’autre de la Raspille (la rivière qui sépare officiellement les deux parties linguistiques du canton) ne dit ouvertement que le «David» des Alpes a sauvé de la débâcle le «Goliath» de la capitale.

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A l’heure où l’idée de créer un demi-canton du Haut-Valais n’est plus taboue, il s’agit de ménager les susceptibilités. Par respect pour Bruno Bagnoud aussi (86 ans). Aux commandes de l’entreprise depuis sa création, en 1965, le dernier cofondateur vivant d’Air-Glaciers a fini par capituler, après plus d’un demi-siècle passé à fredonner «Je t’aime, moi non plus» avec son alter ego zermattois Beat Perren (91 ans), pharmacien de profession mais surtout fondateur d’Air Zermatt, en 1968. «Nous avons racheté la totalité de ses parts. Combien? Nous ne communiquons pas ces informations», répond avec pudeur Philipp Perren, fils du meilleur ennemi du Bas-Valaisan, président du conseil d’administration d’AZ depuis 2018 et d’AG depuis l’an dernier, les deux entités ayant conservé leur indépendance.

Plongeon du chiffre d'affaires

Pas besoin de ses confidences à vrai dire. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Avant le «rapprochement», comme le qualifie Bernard Vogel, le nouveau CEO d’AG, la compagnie «francophone» déclarait un chiffre d’affaires annuel de 28 millions de francs avec 146 employés alors que son homologue germanophone affichait 24 millions avec 75 collaborateurs. «Bruno Bagnoud ne savait pas dire non», glisse un employé d’AG sous le couvert de l’anonymat. En ne répondant pas à nos nombreux appels, «BB», qui a lancé une petite société spécialisée dans l’utilisation de drones, a en revanche répondu non à notre quête d’information, malheureusement.

Dénué d’amour, le couple s’est donc formé dans les pleurs et les grincements de dents. Comprenez avec la suppression d’une trentaine d’emplois au sein d’AG et la douloureuse rétrogradation de son directeur technique, fils d’un des cofondateurs. «C’est la moitié de ce qui avait été annoncé», tempère Bernard Vogel, assurant qu’aucune autre charrette n’est prévue. En plus de la pléthore de personnel, le mariage a été célébré une semaine seulement avant le choc du confinement. «Avec le lockdown, nous avons passé de neuf sauvetages par jour en moyenne entre les deux compagnies (3200 par année) à zéro. Les vols touristiques et d’école ont eux aussi été suspendus. Seuls les vols commerciaux ont un peu résisté», détaille Philipp Perren, en bénissant le recours aux RHT et au crédit covid. «Les deux sociétés en ont bénéficié. Heureusement, grâce à une reprise progressive des affaires, ni l’une ni l’autre n’ont encore touché au crédit.»

Autant dire que le timing n’a pas joué en faveur du «rapprochement». «En 2020, les chiffres d’affaires des deux compagnies ont plongé de plus de 30%», confie Bernard Vogel, dont la mission est de remettre au plus vite AG dans les chiffres noirs. Pas gagné. Car, pour ne rien arranger, la météo a gravement perturbé le traitement des vignes par hélicoptère ainsi que les vols touristiques jusqu’ici. «Sans compter l’annulation d’événements tels que les courses de ski du Lauberhorn, le Festival des ballons de Château-d’Œx et une kyrielle de manifestations de moindre ampleur mais tout aussi importantes pour nous», regrette le directeur, installé dans le bureau occupé il y a peu par Bruno Bagnoud, élu président d’honneur d’AG en avril 2020 et qui conserve à ce titre un espace dans les locaux.

De la Suisse romande aux Alpes bernoises, on compte 12 compagnies d'hélicoptères.

© Christian Pfammatter

Pour l’instant, seuls la vente des trois avions propriété d’AG, dont l’exploitation grevait la trésorerie de la compagnie de près de 1,5 million de francs par année, l’abandon de la base de La Chaux-de-Fonds au groupe Centaurium Aviation et les synergies réalisées dans le secteur de la maintenance ont permis de réduire les coûts. Des couplages qui non seulement contribuent à faire de substantielles économies mais donnent entière satisfaction. «Les choses se passent beaucoup mieux qu’avant. Nous avons plus de moyens et le travail est plus fluide», affirme un mécano, qui ne désire pas apparaître publiquement. Malgré les affres et les difficultés qui perdurent depuis dix-huit mois, Philipp Perren assure ne rien regretter. «Ce rapprochement est la meilleure chose qui pouvait nous arriver. Les deux compagnies ont le même ADN et évoluent chacune dans sa zone d’influence. Dès que les choses reviendront à la normale, le bien-fondé de notre démarche sautera aux yeux», estime l’ingénieur en mécanique diplômé de l’EPFZ, 3600 heures de vol et plus de 6000 atterrissages en avion au compteur, qui se dit serein. «Si la pandémie ne dure pas cinq ans, nous avons les moyens de faire face», rassure-t-il, en parlant des 200 salariés des deux sociétés.

Concurrence féroce

Le ciel est pourtant loin d’être dégagé pour les nouveaux partenaires, qui harmonisent petit à petit les couleurs de leurs 23 appareils sur fond d’étoiles valaisannes, à défaut de fusionner et de donner naissance à Air Valais, comme en rêvent certains. «Il ne faut jamais dire jamais. Mais, à ce stade, ce projet ne représente pas du tout une option», coupe Philipp Perren, qui voit pointer d’autres menaces sur son radar. Parmi les plus sérieuses, l’arrivée possible de la Rega en Valais, seul canton où la société de sauvetage n’est pas présente alors que celui-ci totalise le tiers des interventions du pays.

Ou, plus inquiétant, la redistribution des cartes en matière de sauvetage imposée par le Tribunal fédéral à la suite d’un recours de la compagnie sédunoise Heli-Alps. Une décision du TF qui oblige le canton à procéder à un appel d’offres pour l’organisation de secours héliportés dorénavant. Autant dire que le verdict du Conseil d’Etat, attendu pour 2022, génère pas mal de souci du côté de Sion et de Zermatt. «Mais comment imaginer que nos deux structures, dont je n’ai pas peur de dire qu’elles sont les meilleures au monde en matière de sauvetage, puissent être écartées?» interroge Philipp Perren.

Dernier danger, et non des moindres: la concurrence féroce qui fait rage dans le ciel romand, où volent plus de 40 engins. «Il y a même une compagnie glaronaise qui tente de pénétrer le marché en cassant les prix. Et je ne parle pas de celles qui vont jusqu’à supprimer le prix du survol pour attirer les clients (le survol est le temps de vol entre la base et le lieu où l’appareil charge des personnes ou de la marchandise, ndlr). A 40 francs la minute pour les vols de transport et 45 francs pour les vols de plaisance, cela fait vite des milliers de francs de différence», dénonce Bernard Vogel. «Mais tout le monde ne survivra pas à ce régime. Ça va finir par saigner. L’hémorragie aura ceci de bon qu’elle ramènera la branche à la raison», estime Philipp Perren. La guerre du ciel aura bien lieu…


Irréductibles Valaisans

Philipp et Beat Perren, le fondateur d'Air Zermatt en 1968.

Philipp Perren, président du conseil d’administration d’Air Zermatt depuis 2018 et d’Air-Glaciers depuis l’an dernier, avec son père Beat Perren, pharmacien de formation et fondateur d’Air Zermatt en 1968. Les discussions en vue d’un rapprochement entre la société de ce dernier et celle de Bruno Bagnoud, cofondateur d’Air-Glaciers en 1965, auront duré cinq ans. Pour ce dernier, il était important qu’Air-Glaciers reste valaisanne. «Je préfère des synergies au niveau du sauvetage avec Air Zermatt qu’avec la Rega», avait-il déclaré en mars 2020.

Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz