Au loin, on voit le Mont-Blanc, sous une lumière rouge comme si une main invisible lui avait mis le feu. Plus proche, le Jet d’eau, la cathédrale, la tour de la RTS, le siège du groupe Rolex autour duquel pousseront bientôt les premiers bâtiments appartenant au quartier Praille-Acacias-Vernets (PAV). Une ville dans la ville. A terme, on devrait y construire quelque 12 500 logements et y créer des milliers de nouveaux emplois.

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Nous sommes sur le toit du 7, chemin du 23-Août, d’où l’on peut embrasser ce spectaculaire panorama. Un bâtiment de dix étages construit par la Coopérative de l’habitat associatif, la Codha, au sein de l’écoquartier de la Jonction, à Genève. L’immeuble se dresse sur le site de l’ancien espace autogéré Artamis, pôle de la culture alternative où l’on trouvait autrefois salles de concert, clubs, bars, galeries d’art…

Tout a commencé dans une cave

Jovial et pas peu fier de ce qui a déjà été accompli, Eric Rossiaud, cofondateur et président de la Codha, retrace à grands traits l’histoire du lieu et les raisons de l’expansion hyper-rapide de la coopérative ces deux ou trois dernières années. D’une voix égale, il nous explique le rôle que la Codha sera amenée à jouer dans le développement du PAV en tant que membre du conseil de la Fondation PAV, mais aussi l’engagement de la Codha dans d’autres gros chantiers en Suisse romande: les Vergers à Meyrin, les Plaines-du-Loup, à Lausanne. Ou encore l’écoquartier du Stand, à Nyon, qui accueillera ses premiers habitants cet hiver.

A l’horizon 2024, la Codha pourra se targuer d’avoir construit dans l’Arc lémanique plus de 1300 logements. «Ce qui représente près d’un demi-milliard de francs d’actifs. Des chiffres qui nous donnent parfois le vertige, à mes collègues et à moi», commente le membre fondateur. Qui ajoute, un brin goguenard: «Et dire que nous avons commencé dans une cave!»

Licencié en lettres et en droit, diplômé de l’Idheap, Eric Rossiaud a appris le métier de chef d’entreprise et de maître d’ouvrage sur le tas. Longtemps bénévole, il a gagné sa vie comme chercheur et enseignant à l’Université de Genève, puis assistant parlementaire, avant de travailler à plein temps pour la Codha. Enfin, à 80%, comme tous les autres salariés. «L’idée, précise-t-il, c’est que nous puissions avoir d’autres activités à côté de notre travail ou prendre du temps pour nos familles.» Lui consacre ce temps libre à lire, beaucoup, principalement des ouvrages qui portent sur l’avenir de l’habitat et, plus largement, sur l’économie sociale et solidaire.

Les auteurs qui l’ont inspiré? En tête de liste, l’Alémanique Hans E. Widmer, figure de proue du mouvement coopératif zurichois Kraftwerk, auteur du mythique Bolo’bolo et d’un autre livre plus récent, Voisinages et communs. «Qu’il s’agisse de logement ou d’un autre problème à résoudre, explique Eric Rossiaud, je me mets toujours dans la situation de trouver une solution sans but lucratif et qui vise à une plus-value sociétale optimale.» Une approche qui repose aussi, c’est l’évidence, sur l’intelligence collective et la collaboration.

1600 francs pour un 4 pièces genevois

«En matière d’habitat et de qualité de vie, note l’architecte cantonal de Genève Francesco Della Casa, ils ont prouvé qu’on peut faire mieux et moins cher.» Un avis assez largement partagé dans les milieux de la construction et désormais par les banques. On pourrait gloser longtemps sur l’habitat participatif. Mais rien ne vaut de visiter avec Eric Rossiaud l’écoquartier de la Jonction, où la Codha a ses bureaux et dans lequel les habitants ont emménagé il y a trois ans. Cette réalisation marque une étape cruciale dans la maturation de la coopérative. 

Les loyers de ces 115 logements? Un appartement de 4 pièces genevois (donc cuisine comprise) de 80 mètres carrés se loue ici en moyenne 1600 francs avant subvention. Imbattable pour Genève. Et encore? Ce qui distingue depuis toujours la Codha, c’est la participation des futurs habitants à la conception et à la construction de leur logement, répète Eric Rossiaud. Une méthode affinée au cours des années et qui donne de toute évidence d’excellents résultats. Favoriser les liens sociaux, voilà un autre mantra de cette coopérative assez unique en son genre.

Suivons le guide. On commence la visite par l’immense patio, au cœur du bâtiment, qui sert en quelque sorte de place du village, d’espace commun pour les fêtes ou les barbecues en été. Ou pour des parties de tennis de table (Eric Rossiaud est un pongiste redoutable). Outre les appartements familiaux classiques alignés le long des coursives, on expérimente à la Jonction ce qu’on appelle des clusters, c’est-à-dire plusieurs appartements organisés autour d’une grande cuisine-salle à manger commune et qui permettent notamment le mélange des générations. Une famille peut, par exemple, y vivre avec l’un des grands-parents.

On passe ensuite à l’une des trois chambres d’ami de l’immeuble que les locataires peuvent réserver et utiliser, le cas échéant, pour du coworking. Une manière maligne de mutualiser certains espaces et de s’épargner une pièce supplémentaire. On enchaîne enfin avec la grande salle de réunion, les jardins potagers en toiture et ce qui ressemble à un petit verger. En ville, mais proche de la nature: au passage, Eric Rossiaud vous rappelle le credo écologique de la Codha, qui aligne d’ailleurs les prix et les distinctions pour son respect des normes environnementales. «Je ne suis pas forcément fan des labels Minergie, ajoute-t-il. Mais c’est vrai que nous essayons d’être le plus cohérents et le plus efficients possible en matière d’énergie.» A la Jonction, le chauffage, à distance, est produit par l’eau du Rhône au moyen d’une pompe à chaleur.

Une obstination joyeuse

Un repère de bobos? Eric Rossiaud met lui-même le sujet sur la table. Ce type d’habitation ne convient pas à tout le monde, observe-t-il. Et il reconnaît volontiers qu’en termes de mixité sociale, il y a encore du boulot. Reste que l’habitat coopératif façon Codha correspond à une demande pour laquelle il n’y avait jusqu’ici aucune offre. Et d’ajouter: «Dans une ville comme Genève, les milieux les plus modestes ont accès à du logement social. Mais la classe moyenne est encore largement exclue et prétéritée.» Ce qui l’a d’ailleurs incité à œuvrer au sein du Groupement des coopératives d’habitation genevoises (GCHG) au lancement d’une initiative populaire qui vise à ce que 10% des logements genevois soient, à l’horizon 2030, assurés par des coopératives. Contre 5% aujourd’hui.

Pour mieux comprendre ce qui fait courir Eric Rossiaud, nous appelons son aîné, Jean. Leur trajectoire coïncide assez précisément avec l’évolution des mouvements alternatifs genevois. Père mécanicien franco-suisse, mère française d’Algérie, les deux frères Rossiaud grandiront à Onex dans les années 1960 et 1970. Plus tard, ils seront tous deux en première ligne de projets comme la Datcha, un restaurant étudiant autogéré. Et la Ciguë, une coopérative d’habitation pour les étudiants encore active aujourd’hui.

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Jean et Eric Rossiaud à la campagne, en 1966

Les deux frères s’engagent en politique chez les Verts. Jean Rossiaud sera député au Grand Conseil (il en a démissionné fin mars à l’élection au Conseil d’Etat de Fabienne Fischer, sa compagne depuis trente-cinq ans). Quant à Eric, il passera cinq ans au Conseil municipal avant de se retirer, un brin frustré de la lenteur des processus politiques, pour se concentrer sur son travail à la Codha. Commentaire du grand frère, qui ne cache pas son admiration pour ce qu’Eric a accompli: «C’est quelqu’un d’extraordinairement inventif.» Et tenace? «Je préfère parler d’obstination joyeuse, un trait de caractère que je partage d’ailleurs avec lui.»

Rappelons qu’il y a, à la base du succès de la Codha, une idée originale, le «bail associatif», qui permettait aux habitants d’autogérer leur immeuble. Lorsque les squatteurs occupent le légendaire immeuble du 41, rue Plantamour (symbole de la spéculation immobilière de la fin des années 1980), ils décident de verser un loyer sur un compte bloqué qui serait à disposition du propriétaire si celui-ci leur octroyait des baux. Le concept ne se concrétisera pas, mais permettra à la Codha, en 1994, d’acquérir ce bâtiment avec les habitants-coopérateurs lors d’une vente aux enchères. Avec le soutien de la Banque Alternative, sans laquelle rien n’aurait été possible.

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Les deux frères étaient en première ligne de projets comme la Datcha (photo en 1984), un restaurant étudiant autogéré.

C’est la phase pionnière et expérimentale de la Codha. Il faudra attendre jusqu’en 1999 pour que l’Etat de Genève lui accorde des droits de superficie pour la construction de nouveaux immeubles. A ses débuts, il y a une vingtaine d’années, la Codha comptait 213 membres. Ils sont aujourd’hui plus de 5000, dont seul un tiers habite dans un immeuble de la coopérative.

Une réponse éprouvée à la pénurie de logements

Curieusement, ce n’est pas le cas d’Eric Rossiaud, qui est propriétaire de son logement en ville de Genève. Et s’il a vécu pendant plusieurs années à la Ciguë, la coopérative d’habitation étudiante, il a dû déménager lorsqu’il s’est marié et qu’il a eu des enfants, deux fils âgés aujourd’hui de 25 et 22 ans. On peut être un entrepreneur toujours en recherche de la meilleure formule pour répondre aux besoins de la population, «un fanatique de coopérative», selon sa propre expression, et choisir pour soi-même un autre mode de vie. «Ce qui est remarquable avec Eric Rossiaud et la Codha, analyse l’architecte cantonal Francesco Della Casa, c’est que chaque projet est différent.»

Quitte à réviser certains principes sacro-saints du système coopératif. Ainsi à Versoix, la Codha a acheté au prix du marché un terrain de quelque 11 000 mètres carrés, un parc avec deux maisons de maître et de grands arbres, pour y construire 70 à 80 logements. Plus remarquable encore, une partie de ces appartements seront à vendre, mais attention, en propriété sans but lucratif. Ce qui implique un contrôle rigoureux des plus-values en cas de revente. Les propriétaires auront accès aux parties communes, ils pourront aussi, par exemple, profiter de l’association d’autopartage Codhality, copiée et adaptée du modèle Mobility. Une étape de plus pour la Codha.

Les architectes mandatés par la coopérative, semblent, eux aussi, apprécier la méthode Codha. Notamment parce qu’elle repose sur les expériences accumulées au cours des années. «Nous avons beaucoup appris avec eux, témoigne Christina Zoumboulakis, du bureau lausannois Farra Zoumboulakis & Associés, qui réalise l’écoquartier du Stand à Nyon. De leur côté, ils se montrent ouverts à nos idées quand elles apportent une vraie valeur ajoutée.» Comme celle, en l’occurrence, d’associer une artiste danoise pour travailler sur les couleurs utilisées dans cet ensemble de plus de 400 habitants.

Disons-le, l’ex-squatteur Eric Rossiaud et ses collègues sont désormais pour les promoteurs immobiliers une concurrence avec laquelle il faut compter. Un partenaire solide pour les autorités publiques, qui les sollicitent volontiers. C’est simple, la Codha apporte une réponse éprouvée à une pénurie de logements abordables qui accable la plupart des villes romandes. «Ils savent ce qu’ils veulent, ils sont parfois durs en affaires, ajoute Guillaume Dekkil, le responsable du Bureau de développement de Métamorphose (BDM), qui comprend notamment les Plaines-du-Loup. Mais ils sont extrêmement fiables et compétents.» 

Née d’une aspiration à un monde plus juste, la Codha s’est transformée au fil des années en une entreprise performante d’une trentaine de salariés. Et vu le volume de projets en cours, on voit mal qu’elle ne doive pas encore faire croître le nombre de ses collaborateurs. L’utopie est en marche, le combat continue.

Bio express

  • 1963 Naissance à Genève, d’un père mécanicien franco-suisse et d’une mère française d’Algérie, Eric et son frère grandiront à Onex.
  • 1994 Il participe à la création de la Codha, dont il est aujourd’hui le président. Infatigable militant, il est aussi membre du comité de la Chambre de l’économie sociale et solidaire (APRÈS-GE).