Il pousse le caddie devant le rayon des légumes jusqu'à ce qu'il soit parfaitement éclairé pour la photographie. Puis il répète la procédure. Un peu étonnée, une dame âgée lui demande s'il est un acheteur important. Lorsqu’elle apprend qu’il s’agit du directeur de la Coop, elle laisse échapper un rire gêné… Ceci dit, la plupart des gens ne l’auraient pas reconnu non plus.

Philipp Wyss, qui a fait pratiquement toute sa carrière professionnelle chez Coop, n'est pas un visage connu du public. Et cela n'a pas changé depuis que cet homme de 56 ans a pris la tête du plus grand détaillant de notre pays, il y a un peu plus d'un an.

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Destiné pour un poste plus élevé

Il n'aurait pas imaginé lui-même, il y a peu de temps encore, qu'après avoir été vice-président pendant dix ans, il se mettrait à diriger ce groupe de 95 000 collaborateurs. C'est en tout cas ce qu'il raconte dans la salle de réunion qui jouxte son nouveau bureau qui se situe à la tour Coop de Bâle, au 13e étage, avec vue dégagée sur la ville jusqu'en France.

Philipp Wyss a gravi les échelons en partant du bas de l'échelle. Et des années plus tard, à la tête de la direction marketing et achats, il espérait bien franchir une nouvelle étape dans sa carrière, à la tête de la filiale Bell ou de la filiale Transgourmet peut-être. Mais Hansueli Loosli, le grand-père de Coop, le destinait depuis longtemps à un poste plus élevé.

Comment ce manager, à première vue peu impressionnant, s'intègre-t-il dans son nouveau rôle? Face à l'ex-CEO de longue date Joos Sutter, qui a maintenant remplacé Hansueli Loosli au poste de président. Ce dernier reste lui-même au sein du groupe en tant que président de Transgourmet: outre le commerce de détail, le commerce de gros international est le deuxième pilier de la stratégie du groupe. Et puis il y a aussi l'ancienne conseillère fédérale Doris Leuthard, qui occupe le poste de vice-présidente du conseil d'administration.

Autant de poids lourds qui pourraient lui tenir tête en cas de problème. Et il est mis au défi. Après le café et les pâtes, l'inflation pourrait renchérir d'autres produits. Aldi et Lidl poursuivent leur expansion et, avec la vente de Valora à Femsa, un géant mexicain de la distribution s'implantera prochainement en Suisse. 

Cependant, sa plus grande tâche actuelle consiste à faire sortir l'ensemble du groupe de la pandémie sans heurts. Ces deux dernières années, c'est surtout le commerce de gros qui était au plus bas, et maintenant que les restaurants et les hôtels fonctionnent à nouveau, il s'agit de faire redémarrer Transgourmet.

Augmentation des prix 

Il y a aussi eu des perturbations dans les régions frontalières, où certains supermarchés ont soudain réalisé des «chiffres d'affaires de folie» parce qu'il n'était plus possible de faire ses achats de l'autre côté de la frontière. Et puis, il y a aussi la crainte d'une récession. Philipp Wyss, qui débute chaque matinée par des exercices de yoga, reste détendu: «Le fait que nous ayons maintenant un léger renchérissement ne me rend pas nerveux», dit-il. Entre 2010 et 2020, les prix ont eu tendance à baisser, en particulier ceux des denrées alimentaires. Certaines augmentations de prix devraient donc être supportables.

Dans l'ensemble, il s'attend à une bonne année et à une nouvelle croissance des ventes. L'année dernière, Coop a réalisé un chiffre d'affaires de 31,9 milliards de francs, soit trois milliards de plus que Migros. Ce sera désormais la première année complète dont il aura la responsabilité globale.

Philipp Wyss vient de la campagne. Il a grandi à Büron, un petit village près de Sursee (LU), et vit désormais avec sa femme et ses trois enfants à quelques kilomètres de là, à Schenkon, d'où il fait la navette vers Bâle lorsqu'il ne visite pas des filiales quelque part dans le pays. 

Un jour par semaine, il est en effet au «front». Philipp Wyss est un détaillant dans l'âme. Dans sa vie professionnelle, il n'a rien fait d'autre, rien voulu faire d'autre. Il ne dispose pas d’un diplôme de l’Université de Saint-Gall comme son prédécesseur Joos Sutter, ni d’une quelconque autre université. Il a fait un apprentissage d'employé de commerce chez FF Frischfleisch à Sursee (LU) et a ensuite suivi une formation de boucher dans une entreprise familiale de son village natal. Il voulait apprendre le métier et se consacrait de préférence à l'affinage de la viande.

Un initié de la branche, qui négociait récemment avec Coop en vue d'une collaboration, a remarqué que le nom de Joos Sutter revenait encore constamment lors de la réunion: Sutter avait dit que, Sutter voulait, Sutter voyait les choses ainsi... Bien sûr, cela ne veut rien dire. A la question de savoir si Joos Sutter reste l'homme dominant du groupe, Philipp Wyss répond qu'il se peut qu'il s'agisse d'un projet qui a encore été lancé par son prédécesseur. «Je peux vous assurer que chez nous, les rôles sont bien séparés», souligne-t-il.

Il continue certes à entretenir des contacts étroits avec Joos Sutter. Cependant, en tant que président, celui-ci ne siège plus à la tour Coop, mais dans un autre bâtiment, à quelques centaines de mètres de la centrale de commande, donc un peu à l'écart.

Son ascension 

Plus on s'intéresse à Philipp Wyss, plus on se rend compte qu'il ne s'agit pas d'une personne timorée. C’est quelqu’un qui sait s'imposer, qui a des objectifs clairs en tête. Peu après son entrée en fonction, il a par exemple annoncé que Coop visait 1000 filiales. Et il le confirme lors de l'entretien: il veut ouvrir 45 supermarchés supplémentaires au cours des prochaines années.

Une opération qui ne se fera pas en un clin d'œil, «car chaque filiale est une petite entreprise», dit-il. De plus, il ne veut que des sites triés sur le volet dans des régions en croissance. Coop doit se rendre là où se trouvent les clients, de sorte qu'ils n'aient pas à se déplacer jusqu'au magasin.

Philipp Wyss parle avec des phrases simples, claires, nettes, sans détours, comme quelqu'un qui n'a pas de temps à perdre et qui veut aller droit au but. Peut-être est-ce dû au fait qu'il se déplace plus rapidement que d'autres. Lors des congrès, il partait déjà faire un jogging de quelques kilomètres avant le petit déjeuner, se souvient Jürg Peritz, vice-directeur de longue date et l'un de ses principaux soutiens.

Il avait remarqué Philipp Wyss alors qu'il était encore Category Manager pour la viande, le poisson et les produits frais et qu'il dirigeait une petite équipe. A l'époque, Migros dominait encore totalement le marché du poisson. «Nous voulions rattraper notre retard. Philipp Wyss a maîtrisé cette tâche avec succès.» Très vite, Coop rejoint Migros dans ce secteur. Les objectifs sportifs le stimulent: «Dans une équipe de football, il serait l'avant-centre qui marque les buts», dit Jürg Peritz.

Même un initié de l'environnement Migros ne tarit pas d'éloges sur Philipp Wyss et le décrit comme un professionnel du commerce de détail confirmé, qui connaît le business sur le bout des doigts, un commerçant rusé, pragmatique et concentré, proche et modeste, quelqu'un qui montre l'exemple. Une autre personne l'exprime plus directement: Joos Sutter est le penseur et Philipp Wyss l'homme d'action. Et c'est pourquoi le tandem à la tête du groupe se complète parfaitement. 

Si l'on demande à Hansueli Loosli pourquoi le conseil d'administration a misé sur Philipp Wyss, sa réponse est catégorique: «C’était le candidat le plus compétent.» Il était également prévu depuis longtemps pour le poste de chef. «Chaque année, le conseil d'administration a travaillé sur la planification de la succession pour les deux premiers niveaux de direction.»

Quelqu'un de l'extérieur était-il aussi sur les rangs? Hansueli Loosli ne répond pas directement à cette question. Il souligne simplement qu'il est important de pouvoir gravir tous les échelons de carrière dans l'entreprise. «Si les meilleurs n'avaient aucune chance d'atteindre les sommets, pourquoi resteraient-ils dans l'entreprise?» 

Il a également une réponse claire concernant sa propre succession. Le fait que les apologistes de la bonne gouvernance n'apprécient guère qu'un CEO comme Joos Sutter passe directement du poste de chef à celui de président n'intéresse guère Hansueli Loosli. «C'est ce que j'avais fait. Nous avons besoin des meilleures personnes aux deux postes.»

Philipp Wyss avait déjà attiré l'attention d’Hansueli Loosli alors qu'il n'était qu'un jeune cadre. C'était peu après la grande fusion de 2001, lorsque les 14 régions coopératives ont fusionné et que Hansueli Loosli, alors chef du groupe, a fait entrer Coop dans la modernité. «A l'époque, il n'y avait pas encore de produits convenience frais dans les magasins», explique Philipp Wyss. Donc pas de pizzas fraîches, de pâtes, de salades et de plats cuisinés. Philipp Wyss avait pour mission de développer un concept pour ce nouveau secteur. Il était clair pour lui que Coop avait besoin d'une bonne marque pour cela. «Vendre une pizza toute prête sur l'emballage de laquelle il n'y aurait eu que Coop n'aurait pas été bien accueilli.»

L'appui de la mère

Un soir, il reçoit un appel d’Hansueli Loosli, qu'il vouvoyait encore à l'époque et qui était bien trois échelons hiérarchiques au-dessus de lui, lui disant qu'il avait peut-être trouvé une marque qui lui convenait: Betty Bossi. Philipp Wyss devait réfléchir aux avantages et aux inconvénients, il avait jusqu'au matin pour prendre une décision. «J'ai ensuite appelé ma mère, car je savais qu'elle avait tous les livres de cuisine de Betty Bossi», dit-il. Sa femme aussi aimait les recettes «faciles à réussir». La marque inspirait confiance, et cela lui plaisait. L'accord a été conclu.

Coop et la maison d'édition Ringier ont acheté la marque, qui appartient désormais entièrement au détaillant depuis 2012. «Betty Bossi est aujourd'hui une entreprise très importante pour nous, souligne Philipp Wyss. Tous nos produits propres, qu'il s'agisse de Prix Garantie, Fine Food ou Naturaplan, passent d'abord par les cuisines de Betty Bossi.» L'ensemble du convenience frais est encore un segment en forte croissance, avec lequel Coop réalise à lui seul un chiffre d'affaires d'environ deux milliards de francs.

Développement de nouvelles marques

Ce sont des projets comme Betty Bossi que Philipp Wyss aime. Et qui, en fin de compte, l'ont aussi qualifié pour son poste actuel. En tant que chef du marketing pendant de nombreuses années, il a été à la tête du développement de marques Coop aujourd'hui connues comme Fooby, Naturaplan, Pro Montagna ou le label ONG indépendant Pro Specie Rara. 

Il s'est aussi beaucoup occupé de l'introduction de nouveaux formats comme Coop to go ou les magasins Karma, axés sur la santé, et Sapori, qui misent sur l'italianité. Certes, Philipp Wyss a également suivi une formation continue dans les domaines de la gestion d'entreprise et de la direction. «Mais la gestion ne s'apprend pas dans les livres. On l'apprend dans la vente, où l'on est confronté quotidiennement à des problèmes et des soucis.»

De nos jours, le fait que Philipp Wyss soit devenu le chef d'un groupe pesant plusieurs milliards sans avoir suivi de formation supérieure reste néanmoins une exception, même dans le secteur du commerce de détail. Le patron de Migros, Fabrice Zumbrunnen, a étudié la sociologie et l'économie, le patron de Valora, Michael Mueller, a un diplôme de droit de l’Université de Saint-Gall, et la patronne de Jelmoli, Nina Müller, a étudié la gestion d'entreprise. 

Le patron de Denner, Mario Irminger, a certes commencé comme commerçant, mais il a poursuivi sa formation pour devenir expert-comptable fédéral. Le CEO de Bell Lorenz Wyss - qui n'a aucun lien de parenté avec Philipp Wyss - a également commencé par un apprentissage de boucher, puis a poursuivi sa formation pour obtenir un diplôme d'employé de commerce, de technicien en économie carnée et un Master of Business Administration. 

Le CEO type d'une grande entreprise suisse a suivi une formation académique, comme le montre le rapport Schilling établi chaque année par le chasseur de têtes Guido Schilling. Sur les 119 plus grandes entreprises suisses, il n'y a qu'une douzaine de chefs de groupe qui ont également commencé par un apprentissage. Selon Guido Schilling, la majorité d'entre eux ont toutefois suivi d'autres formations et formations continues au cours de leur carrière.

Ce n'est pas un inconvénient que Philipp Wyss n'ait pas reçu de formation académique, comme par exemple le patron de la Migros Fabrice Zumbrunnen, qui doit parfois paraître inaccessible à ses collaborateurs. «Philipp Wyss a une capacité de compréhension rapide et a bien observé comment les autres faisaient», dit un ancien cadre de Coop. Dans la branche, il n'y a guère de personne qui comprenne aussi bien les affaires de fond en comble. Et c'est pourquoi il est bien accueilli par les collaborateurs. Dans une certaine mesure, il est resté l'un d'entre eux.

Dans les bureaux avec Selecta

Kirchberg (BE), début mars, au siège principal de l'exploitant de distributeurs automatiques Selecta. Dans la salle de pause, Philipp Wyss regarde les comptoirs réfrigérés installés avec des salades, des sushis et des sandwichs végétaliens des marques Coop. Il rayonne: «Nous sommes les premiers à déployer un tel concept à grande échelle», dit-il. Plus tard dans son discours, il parle d'une grande révolution sur le lieu de travail, d'une alimentation saine et de produits frais à toute heure. Wyss a des notes à la main, mais ne les regarde jamais. Son incertitude initiale disparaît au bout de quelques phrases. A la fin, il ne reste aucun doute sur l'identité du nouveau Mister Coop.

Philipp Wyss veut, en collaboration avec Coop to go et Selecta, ouvrir 250 sites au cours des trois prochaines années et proposer des produits Coop frais sur les lieux de travail. Une mini-succursale sans argent liquide pour le bureau. Coop fournit les aliments et Selecta se charge de la distribution. Selon un cadre de Selecta, l'idée a été soumise parallèlement à Migros et à Coop.

Mais Philipp Wyss a été approché plus rapidement et s'est montré immédiatement enthousiaste. S'il trouve quelque chose de bien, il n'hésite pas longtemps. Aller de l'avant, essayer et aussi s'arrêter lorsque cela ne fonctionne pas, telle est sa stratégie. 

Néanmoins, tout ce qu'il a entrepris en tant que chef du marketing n'a pas été couronné de succès. En 2016, par exemple, Coop a mis fin à sa collaboration avec le groupe américain Weight Watchers après onze ans. L'objectif de chiffre d'affaires avec les produits diététiques n'a jamais été atteint. Et les insectes se sont également évaporés assez rapidement après le battage médiatique. Le monde entier est venu filmer lorsque Coop a lancé des plats à base d'insectes en 2017. «Mais ils ne se sont pas imposés», relève Philipp Wyss. Aujourd'hui, il ne reste plus que quelques produits dans les rayons, comme des sauterelles séchées aux herbes des Alpes.

Le prochain projet aurait des conséquences bien plus importantes s'il s'avérait qu’il s'était trompé. En effet, la marque Coop Brico+Loisirs disparaîtra à l'automne. Les 84 sites seront rebaptisés Jumbo. L'année dernière, Coop a racheté la chaîne de bricolage de 40 magasins au propriétaire genevois de Manor, Maus Frères. La transformation est une grande affaire, dit  Philipp Wyss. Mais pourquoi tuer le nom Brico+Loisirs, qui est plus connu avec plus du double de magasins?

«Jumbo est plus clairement positionné comme un magasin de bricolage. Chez Coop Brico+Loisirs, toute la nourriture résonne aussi dans le nom.» La délimitation devient plus nette, et cela correspond au concept de Coop: on trouve des bijoux chez Christ, des appareils ménagers chez Fust et de l'électronique domestique chez Interdiscount. Ceux qui ont besoin d'un marteau, d'une perceuse ou d'une planche iront à l'avenir chez Jumbo, qui proposera également des marques Coop comme Oecoplan, des plants Naturaplan et des superpoints. «Nous réunissons le meilleur des deux mondes.»

L'autre grand projet à son agenda est la transformation de tous les magasins Coop. D'ici fin 2025, environ 500 supermarchés doivent être rénovés, jusqu'à présent 280 ont déjà été transformés. Le nouveau concept de magasin doit offrir plus d'expériences: cave à fromage, boulangerie maison, comptoirs de viande et de poisson, plus de chaleur, plus de bois. «Il me tient personnellement à cœur que nous développions fortement l'artisanat et que nous fabriquions davantage de produits frais sur place.»

Philipp Wyss pense par exemple aux salades ou aux sandwichs. Comme dans les magasins de mode, les marchés alimentaires doivent continuer à attirer la clientèle grâce à un facteur d'expérience plus élevé. «On prend de nombreuses décisions d'achat parce que l'on est inspiré et non parce que ce produit figure précisément sur la liste des courses.»

Philipp Wyss sait exactement de quoi il parle. Il aime tester de nouveaux produits et se laisse séduire par l'offre. Le week-end, il passe alors du rôle de patron de la Coop à celui de cuisinier amateur passionné et sert à sa famille des steaks de pastèque végétaliens. Depuis 25 ans, il se réunit en outre six fois par an avec des amis dans un club de cuisine.

Une de ses recettes préférées: le ceviche. Pour réussir ce plat de poisson péruvien, il n'est pas nécessaire de suivre une formation de plusieurs années dans la haute gastronomie, ni de passer des heures à le préparer. Il faut avant tout des ingrédients frais et un brin de passion.

Bastian Heiniger
Bastian Heiniger