Construire des fusées. «Au début, c’était un jeu», admet Théotime Lemoine, étudiant en génie mécanique de cinquième année. Un jeu auquel les membres fondateurs de l’EPFL Rocket Team (ERT) se sont vite piqués et qui fait beaucoup d’émules. D’une vingtaine d’étudiants ingénieurs à l’origine, l’association en compte en effet plus de 200 six ans plus tard. Tous plus fous de fusées et entreprenants les uns que les autres. Une passion nourrie par deux mamelles: expérimenter «en vrai» l’enseignement dispensé sur le campus et s’immerger très tôt dans l’univers de l’aérospatiale qu’ils et elles rêvent tous d’intégrer après leurs études.

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«Le toucher avant d’y être», résume Léonard Bongiovanni, en première année de master en microtechnique, les yeux pleins d’étoiles. «Il y a non seulement l’aspect technique d’une fusée à gérer, son moteur, les matériaux qui la composent, son mode de propulsion et de retour sur Terre, sa trajectoire, mais aussi la gestion de l’ensemble du projet, la production et le respect du budget», détaillent les deux «rocketteurs». Et ça marche. Mieux, ça cartonne! Ainsi, en 2019, le premier «bébé» de l’ERT, patriotiquement baptisé Eiger, a obtenu un prix d’excellence et de créativité à l’occasion de la compétition reine de lancement de fusées, la Spaceport America Cup, qui se déroule chaque année aux Etats-Unis.

Plus fort encore, l’an dernier, même si Bella Lui II a atterri dans un arbre après avoir atteint l’objectif imposé de s’élever à 3000 m d’altitude, l’équipe a remporté l’EuRoC, le pendant européen du challenge américain, qui rassemble chaque année une vingtaine de nations du continent à Ponte de Sor, dans le centre du Portugal. Victoire qui lui a échappé pour des raisons peu claires le 19 octobre dernier au même endroit face à la même concurrence (3e), alors que Wildhorn, une fusée entièrement en fibre de carbone propulsée par moteur solide, haute de 3,1 m et pesant 24 kg au total, a parfaitement relevé son défi de filer à la vitesse supersonique de 1850 km/h jusqu’à l’altitude imposée de 10 000 m.

Atteindre la ligne de Kármá

Une grande première pour l’ERT, dont l’ambition ultime, à l’horizon 2027, est de mettre au point un engin capable de rallier la ligne de Kármán, à 100 km d’altitude, là où les capsules de SpaceX et de Blue Origin se baladent en apesanteur.

Des résultats doublés d’un engagement qui forcent l’admiration de Claude Nicollier en personne, légende vivante de l’aérospatiale helvétique. «Je suis épaté par leur travail et leur réussite. Jusqu’ici, faute de temps, je les ai suivis de loin, me contentant de leur prodiguer quelques conseils. Désormais, je m’impliquerai plus concrètement à chaque fois que j’en aurai l’occasion», s’engage le seul astronaute suisse de l’histoire. Il est vrai que ces fondus d’espace ne ménagent pas leurs efforts. «En tant que membres, nous devons au moins consacrer quinze heures par semaine au projet. A côté de nos études bien sûr. Mais, dans la réalité, la majorité d’entre nous en font pas loin du double», estiment nos interlocuteurs.

A ce stade, au-delà du rêve qu’il génère, vous vous demandez sans doute à quoi sert réellement ce genre de projet, dont le budget avoisine tout de même 400 000 francs, financé à 10% par l’école et le reste par des sponsors privés, majoritairement suisses et actifs dans le secteur? La réponse est en fait contenue dans la question. Comprenez que l’implication, financière mais également humaine via les conseils de leurs ingénieurs, d’entreprises aussi prestigieuses que Beyond Gravity (le nouveau nom de Ruag Space), APCO Technologies (300 employés, basée à Aigle et seule société suisse à fournir des services industriels continus à ArianeGroup et à Arianespace) ou Maxon (basée en Suisse centrale, qui fournit la technologie d’entraînement pilote des rovers martiens sur la planète rouge) et d’une ribambelle de sociétés actives dans le secteur, démontre à elle seule l’intérêt qu’elles portent à cette mine de talents que recèle l’ERT.

«L’EPFL forme des ingénieurs de très haut niveau dans tous les domaines d’expertise, dont le spatial. La qualité des étudiants qui en sont issus et la proximité géographique avec notre site sont des atouts importants lorsqu’il s’agit de recruter les meilleurs talents possibles pour nos activités industrielles de pointe», confirme Mélanie Le Normand, ingénieure issue de l’EPFL et interface technique d’APCO Technologies pour le partenariat avec l’ERT.

Un rôle de premier plan

Quant à la question de savoir si l’industrie spatiale helvétique a la capacité d’intégrer ces futurs ingénieurs, sa réponse est un grand oui. «La Suisse joue un rôle de premier rang dans les activités spatiales au niveau mondial. Le besoin en ressources spécialisées et à fort potentiel est énorme. L’EPFL constitue d’ailleurs une source très importante de recrutement pour notre société. Depuis la création du Rocket Team, deux de ses membres nous ont rejoints. C’est une excellente dynamique.»

Même l’Agence spatiale européenne (ESA), dont la Suisse est un membre fondateur et à laquelle elle verse annuellement une contribution de près de 200 millions de francs, suit de près l’évolution du Rocket Team, comme d’ailleurs celles du projet Aris, de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich et du Gruyère Space Programm, deux structures similaires. Renato Krpoun, chef du Bureau spatial suisse: «L’ESA a deux bonnes raisons de s’intéresser à ces associations, terreaux des talents de demain. D’une part, parce qu’une partie de la participation de la Confédération revient en Suisse sous forme de subventions pour la formation et, d’autre part, parce que, avec le départ à la retraite de la génération des baby-boomers, elle craint une pénurie d’ingénieurs dans le futur», explique le cadre du Sefri, le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation.

«A ce jour, une vingtaine de Suisses et de Suissesses travaillent à l’ESA, alors que, à l’échelle des quotas attribués à chaque membre en fonction de sa contribution, ils pourraient être 80», ajoute-t-il. «Il est indéniable que le secteur spatial est de retour sur le devant de la scène. Les projets de recherche, les créations de start-up et le développement d’entreprises actives dans le domaine spatial sont en forte croissance, notamment en Suisse», renchérit Mélanie Le Normand. De quoi faire décoller les membres du Rocket Team… de joie!

 

Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz