Conte de fées: type de littérature où interviennent des opérations magiques et des événements miraculeux parfois imaginaires, propres à enchanter le lecteur ou l’auditeur. Bien que ce style ne siée guère au journalisme économique, il faut bien convenir que l’histoire d’Eversys a une ressemblance troublante avec cette définition du dictionnaire. Sauf que l’incroyable parcours de la société, tombée dans le giron du groupe italien De’Longhi pour 150 millions de francs en mars dernier, n’a rien d’imaginaire. On pourrait d’ailleurs l’étrenner dans toutes les facultés de hautes études commerciales tant il est source d’inspiration.

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Produire le meilleur expresso

Comme tous les contes de fées, celui d’Eversys commence par «Il était une fois» deux ingénieurs qui croyaient en leur projet et à son succès comme un enfant croit au Père Noël. Ainsi, feu Jean-Paul In-Albon, décédé en 2021, quarante ans d’expérience dans le domaine, et Robert Bircher, ingénieur en informatique bernois aujourd’hui responsable du bureau de Münsingen dédié au développement électronique et logiciel des machines, fondèrent Eversys en 2009, qu’ils logèrent dans un quatre-pièces à Ardon, près de Sion, en compagnie de quatre acolytes.

La suite, c’est Martin Strehl, diplômé en économie de l’Université de Saint-Gall et CEO du groupe qu’il a rejoint en 2012 en tant que troisième actionnaire clé, qui la narre. «Les fondateurs ont très tôt compris qu’il manquait une dimension pour transformer ce marché, en pleine évolution depuis les années 1990, en véritable révolution. Un outil susceptible de démocratiser la consommation du café et de la propulser dans la modernité en la rendant à la fois noble et fun. Pour relever ce défi, ils ont conçu et construit en trois ans une machine capable selon eux de produire le meilleur expresso du monde. Comme le faisait une machine traditionnelle italienne maniée par son barista (spécialiste de la manœuvre dans les bars transalpins), mais de manière automatique, en pressant simplement sur un bouton.»

Un pari particulièrement audacieux remporté haut la main. «Aujourd’hui encore, la communauté des baristas vante nos produits par la voix de leur champion du monde, devenu ambassadeur de la marque.» Le secret de ce succès? Un moulin de haute précision intégré au système et l’extraction inversée des arômes dans la poudre par une circulation de l’eau de bas en haut. Mais pas que. En plus du «Swiss made», très apprécié dans les pays anglo-saxons et en Asie, l’autre atout de la machine imaginée par le visionnaire et créatif noyau de départ est d’être intelligente. Entendez, connectée à un système central qui règle son fonctionnement et surtout son entretien à distance.

Analyse en temps réel

Eversys est en effet le premier constructeur à avoir intégré la télémétrie dans son processus. Accessible en ligne depuis 2011, ce procédé offre non seulement une meilleure gestion du personnel et de ses horaires, mais il permet aussi d’analyser en temps réel une trentaine de fonctions et d’en informer les clients. «Ceux-ci peuvent donc agir avant qu’une panne ne se déclare. Et si celle-ci intervient malgré tout, nous pouvons accéder à la machine à distance», explique le CEO. Autre avantage, tous les modèles sont conçus à partir de cinq modules. «Au besoin, il suffit donc de procéder à un échange standard du module défectueux, une opération qui ne prend que quelques minutes», assure le Suisse alémanique, en relevant les grandes avancées de la marque en matière d’écologie.

«Nos machines répondent aux critères de durabilité les plus pointus. Pratiquement tous les composants en plastique et synthétiques ont été remplacés par des matières recyclables.» Ultime atout, décrié en d’autres temps mais non des moindres aujourd’hui, la machine entièrement automatique remplace le barista que le secteur de la restauration peine à recruter depuis la crise du covid.

Grâce à ce cumul de qualités réduisant l’impact du prix (de 14 000 à 35 000 francs selon le modèle de machine), la marque a d’emblée connu un succès foudroyant. De 400 machines en 2013, elle en livre près de 20 fois plus neuf ans plus tard (7200), exclusivement à l’étranger ou presque (98%). Une croissance fulgurante qui a passé par un déménagement, en 2019, d’Ardon, où la société occupait des locaux dans quatre bâtiments différents, à l’usine moderne et fonctionnelle mais déjà bien trop petite de Sierre. «Tout cela est arrivé tellement vite que j’ai parfois de la peine à suivre», confesse Martin Strehl. «Nous savions qu’en nous imposant sur le marché international, la croissance serait au rendez-vous. Mais nous n’avions pas prévu qu’elle se développe à un tel rythme. La grande accélération a eu lieu en 2018, lorsqu’une chaîne irlandaise nous a commandé 1000 machines.»

Aujourd’hui, Eversys, qui a géré de main de maître les crises de croissance qui ont jalonné sa jeune histoire, vend ses différents modèles aux contours ultramodernes, dessinés par le designer valaisan Alexandre Rossier, dans une soixantaine de pays répartis sur trois continents. Comme son bureau de Münsingen, ceux de Londres et de Long Island, dans l’Etat de New York, île réputée pour son cocktail à base de… thé froid, emploient chacun une quarantaine de personnes.

Dans le giron du groupe De’Longhi

Récemment, la société a ouvert une nouvelle antenne à Dubaï et s’apprête à déménager son bureau de Hongkong à Shanghai, risque de pénurie de composants électroniques oblige. «Les livraisons n’ont jamais été interrompues mais sont plus espacées, ce qui ralentit un peu notre rythme de production.» Cette pépite, qui a bénéficié durant dix ans du soutien du Centre de cautionnement et de financement, le prestataire des services financiers de la promotion économique du Valais, de la Fondation The Ark, qui organise et coordonne l’éclosion de start-up dans le canton, et du Service valaisan de l’économie, du tourisme et de l’innovation, est donc passée en mains italiennes en mars 2021. Précisément, dans le giron du groupe De’Longhi, connu pour ses appareils électroménagers et ses machines à café et qui possède également les marques Kenwood, Ariete et Braun. Après être entré au capital d’Eversys à hauteur de 40% en 2017, le manufacturier de Trévise en a acquis la totalité l’an dernier. «Ce n’est pourtant pas faute d’avoir cherché des investisseurs en Suisse. Sans succès hélas», regrette Martin Strehl.

Il faut dire que, mis sous pression par la rapidité de la croissance de leur société, ses dépositaires n’ont pas eu beaucoup de temps pour faire leur marché si l’on peut dire. «Nous étions condamnés à grandir et entre MM. In-Albon, Bircher et moi, nous n’avions pas la surface financière suffisante. Jusque-là, nous avons pris beaucoup de risques sans toujours savoir s’ils seraient récompensés. L’arrivée de De’Longhi a permis d’assurer la croissance de l’entreprise», justifie Martin Strehl, pour qui une délocalisation n’est pas à l’ordre du jour. «Rien n’est jamais figé pour l’éternité, mais le développement actuel, à Sierre, démontre bien la volonté du groupe d’y rester et sans doute pour longtemps.»


Starbucks, le rêve américain

Eversys va doubler sa surface de production (actuellement 6000 m²), sur l’Ecoparc de Daval, à Sierre. 

Lorsqu’on fabrique des machines à café, on rêve forcément d’en vendre un jour à de grandes chaînes de distribution. Eversys est passé du rêve à la réalité à la fin de 2020, en signant une lettre d’intention avec le numéro un mondial de la branche, Starbucks, séduit, notamment, par la technologie d’extraction inversée des arômes dans la poudre à café. Objectif: concevoir une machine entièrement automatique mais pour le café infusé à froid cette fois, un produit qui représente plus de 50% des ventes du géant yankee dans ses 34 000 points de vente, dont 19 000 aux Etats-Unis. «La période de test se termine ce mois-ci et les indicateurs sont très positifs. Dès que les résultats seront actés, il est prévu que nous équipions la majorité des points de vente. Aux Etats-Unis d’abord, dès 2024», explique Martin Strehl.

Afin de pouvoir répondre en temps et en heure aux exigences d’un tel acteur, Eversys est engagé dans une course contre la montre pour plus de doubler sa surface de production (actuellement 6000 m²), sur l’Ecoparc de Daval, à Sierre. Une parcelle de 18 000 m² louée à la commune via un droit de superficie. «Si tout se passe comme prévu, dans quinze mois, l’entreprise occupera environ 450 personnes sur ce site, duquel devraient sortir 20 000 à 25 000 machines à l’horizon 2026», détaille le CEO, avec un large sourire. Et pour cause, le chiffre d’affaires pourrait bondir à 250 millions si, toutefois, le flux des composants venus d’Asie ne tarit pas. «Pour utiliser une comparaison, je dirais que nous sommes passés en dix ans de la ligue régionale à la Ligue des champions. Ce n’est pas toujours facile à suivre», confie Martin Strehl…

Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz