Tout est prêt. Entré vigueur le 1er août 2022, la loi fédérale sur le transport souterrain de marchandises laisse entrevoir la concrétisation prochaine du projet Cargo sous terrain (CST), l’une des manifestations les plus marquantes du nouvel intérêt de la Suisse pour son sous-sol. Objectif? Construire un vaste réseau souterrain de transport automatisé de biens et de marchandises transportés par des véhicules électriques autonomes lancés à 30 km/h, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. A terme, 500 km de tunnels entièrement automatisés relieront les grands centres logistiques, de Genève à Saint-Gall et de Bâle à Lucerne, avec des connexions internationales. Le premier tronçon, entre Zurich et Härkingen-Niederbipp (SO), sera inauguré en 2031.

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De quoi réduire les nuisances et l’impact environnemental de marchandises aujourd’hui convoyées pour l’essentiel par la route, explique Marco Rosso, le nouveau président du conseil d’administration de cette structure privée. «Le projet constitue un gage d’amélioration de la qualité de vie pour les générations futures, à la campagne et dans les villes, puisqu’il sera capable de délester les grandes agglomérations en réduisant les volumes de livraison de 30% et les nuisances sonores de 50%.»

Désengorger les réseaux de transport existants

«CST peut apporter une contribution supplémentaire à une mobilité plus durable et au désengorgement des réseaux de transport existants», confirme Florence Pictet, porte-parole de l’Office fédéral des transports. La Confédération soutient le projet lancé en 2013 en adaptant sa législation mais n’y participe pas financièrement. Son coût – entre 30 et 35 milliards de francs selon les estimations – sera entièrement assumé par des actionnaires privés: Migros, Coop, Swisscom, La Poste, Helvetia, la Banque cantonale zurichoise, l’aéroport de Zurich, CFF Cargo, Holcim, etc.

Spectaculaire, le projet CST illustre aussi toute la complexité des initiatives destinées à exploiter la Suisse du dessous. Aux enjeux techniques s’ajoute un constat: le pays n’ayant pas de tradition minière, les rares puits ont tous fermé et seules les Mines et Salines de Bex (VD) exploitent encore les gisements de sel qui alimentent le pays. «La Confédération ignore la composition de son propre sous-sol, résume Andrea Moscariello, géologue et professeur à l’Université de Genève. On ne connaît réellement que 10 à 15% des couches peu profondes grâce aux technologies 3D, et plus partiellement 30 à 35% du sous-sol grâce aux études en 2D. Certains endroits sont mieux connus, comme les cantons de Genève et de Saint-Gall ou le nord-est de la Suisse, explorés par la Nagra (Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs, ndlr) pour traiter la question de l’enfouissement des déchets nucléaires.»

Potentiel dans la géothermie

Selon les estimations actuelles, les profondeurs du territoire suisse recèleraient des gisements importants de gaz, avec des réserves entre 115 et 3400 milliards de m³, là où la consommation helvétique annuelle avoisine les 3,2 milliards de m³. Mais leur utilisation reste hypothétique, pour ne pas dire illusoire: profondes de 2 à 5 km, ces réserves ne pourraient être exploitées que par fracturation hydraulique, une option écartée par le Conseil fédéral pour des raisons environnementales et climatiques.

«La géothermie de faible profondeur est déjà très développée en Suisse, souligne Nathalie Andenmatten, responsable du service géologique national de Swisstopo. Elle alimente des maisons individuelles ou de petits immeubles collectifs grâce à des pompes à chaleur (PAC) qui produisent déjà aujourd’hui près de 4 térawattheures (TWh), soit environ 5% des besoins annuels de chauffage du pays.» Le potentiel du sous-sol suisse se trouverait plutôt dans la géothermie, technique qui permet de récupérer la chaleur souterraine.

C’est à moyenne profondeur que Géothermie-Suisse, association faîtière des acteurs de la géothermie, situe le gisement le plus important. Il est déjà exploité à Riehen (BS), dont une partie des habitants se chauffe grâce à la chaleur du sous-sol. «Plus de 50% de la consommation d’énergie en Suisse est destinée à produire de la chaleur et 60% de cette chaleur repose sur le gaz ou les hydrocarbures, rappelle Cédric Höllmüller, codirecteur de Géothermie-Suisse. On ne va pas couvrir l’ensemble de la demande en chauffage de la Suisse grâce à la géothermie, mais les technologies sont là, matures et maîtrisées. Nos projections montrent qu’on peut raisonnablement espérer produire 18 TWh par an à l’horizon 2050, soit un quart des besoins.»

«Un cadre financier plus rassurant»

L’Office fédéral de l’énergie (OFEN) estime quant à lui que la production d’électricité géothermique pourrait atteindre dans le meilleur des cas 2 TWh par an d’ici à 2035. Cependant, le développement de la géothermie demande des investissements. Pour satisfaire 25% de la demande nationale d’ici à 2050, il faudrait construire 250 stations sur le territoire, soit dix par an. Un objectif tenable en théorie; certains cantons, comme Vaud ou Genève, ont déjà mené les premiers forages exploratoires. GEothermie, le programme genevois, compte ainsi sur cette chaleur souterraine pour couvrir 20% de ses besoins d’ici à 2035.

Un potentiel bien réel, des technologies opérationnelles… que manque-t-il pour avancer? «Un cadre financier plus rassurant», selon Nathalie Andenmatten de Swisstopo. Bien que les projets de géothermie profonde soient subventionnés jusqu’à hauteur de 60% par l’OFEN, de nombreux opérateurs sont encore sur la défensive, freinés par l’incertitude géologique. En effet, «on ne sait jamais à l’avance ce qu’on va trouver avant d’avoir réalisé des forages et en cas d’échec cela coûte cher (40% de l’investissement). En revanche, en cas de succès, les projets sont attractifs, avec des coûts de fonctionnement nettement plus favorables qu’en ce qui concerne le gaz, surtout dans cette période géopolitiquement tendue.»

Des enjeux de propriété

Etes-vous propriétaire de votre sous-sol? «C’est d’abord une question de profondeur, explique Thierry Largey, juriste et professeur à l’Université de Lausanne. La limite juridique de ce qui relève de la propriété privée est très fluctuante et peut varier d’une parcelle à l’autre. Elle se situe en général aux alentours d’une trentaine de mètres. Passé cette profondeur, le sous-sol relève du domaine public cantonal, au même titre que la haute montagne.»

La question de l’exploitation du sous-sol suisse se pose alors non plus en termes de droit de propriété, mais d’usage. En fonction des projets envisagés, chaque canton applique ses propres règles: «Là où Genève passe par des concessions, d’autres cantons, comme le Jura ou Berne, soumettent les équipements de géothermie à la responsabilité des mines.»

Cette diversité complique le processus des porteurs de projet. «Tous ceux qui s’intéressent à l’exploitation du sous-sol plaident pour une clarification et une homogénéisation des principes, par exemple en définissant formellement la profondeur utile de la propriété privée», déclare Thierry Largey. Le professeur milite aujourd’hui pour que les outils déjà utilisés en surface pour le domaine public, par exemple pour l’énergie éolienne ou hydroélectrique, soient coordonnés avec les recherches souterraines.