Les passionnés de l’espace le sont en général depuis l’enfance. Et ils mentionnent volontiers les aventures de Tintin (On a marché sur la Lune), les missions Apollo ou un livre d’images sur les mystères du cosmos pour expliquer leur rêve de toujours. Ce n’est pas le cas de Luc Piguet, le CEO de ClearSpace. En 2026, la start-up vaudoise lancera un satellite capable de récupérer et de désorbiter un bout de fusée en déshérence d’une centaine de kilos. Une mission budgétée à 110 millions d’euros sur mandat de l’Agence spatiale européenne (ESA) et qui fait de l’entreprise une pionnière du nettoyage de l’espace. Et un joyau de l’industrie suisse.

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Une rencontre décisive

Luc Piguet, lui, est arrivé dans le domaine sur le tard et par hasard, il y a six ans à peine. Il vient alors de quitter l’entreprise Sicpa, où il occupait un poste de directeur. A la recherche d’un nouveau défi, on lui présente l’ingénieure française Muriel Richard-Noca. Une rencontre qui va changer leur vie à tous les deux. La chercheuse au Space Center de l’EPFL a été la cheville ouvrière du projet SwissCube, un microsatellite de 10 centimètres de côté, développé par une équipe d’étudiants et mis en orbite en 2009. «Quand j’ai vu Luc, j’ai eu l’intuition d’avoir enfin trouvé l’alter ego que j’attendais depuis plusieurs années», raconte Muriel Richard-Noca.

Reconnue comme une sommité de sa discipline, elle a fait l’objet de nombreux portraits dans les médias. Mais en panne de financements, elle ronge son frein et désespère de pouvoir déployer le plein potentiel de ses travaux. Luc Piguet va lui apporter le savoir-faire commercial qui lui fait défaut. Elle en plaisante aujourd’hui: «On me demandait régulièrement de présenter mes projets sous forme d’un business case. Et je répondais: «C’est quoi, cet animal?» Au fil de ses recherches, celle qui est aussi passée par le California Institute of Technology (Caltech) et par la NASA a pris conscience d’une pollution de l’espace en croissance exponentielle. Près de 10 000 satellites tournent actuellement autour de la Terre, dont un tiers hors d’usage. Et c’est compter sans les dizaines de millions de débris plus petits en orbite basse. Avec le rôle croissant d’entreprises commerciales comme SpaceX d’Elon Musk et l’introduction de nouvelles règles par les Etats qui s’ensuit, un marché des services en orbite est en train d’émerger. Il est évalué par la société NSR à 4,5 milliards de dollars d’ici à 2028. Une opportunité que Luc Piguet va saisir d’emblée.

Les débris spatiaux en chiffres

9780
Le nombre de satellites qui tournaient autour de la Terre en décembre 2022; 2700 d’entre eux sont actuellement hors d’usage.

36 000
On trouve aussi dans l’espace proche quelque 36 000 débris d’une taille supérieure à 10 cm. Un million d’objets d’une taille entre 1 et 10 cm.

130 millions
Cent trente millions d’objets mesurant moins de 1 cm sont des débris de l’espace. Les orbites basses (jusqu’à 2000 km de la Terre) seraient-elles en train de se transformer en décharge?

Maîtrise et savoir-faire

En cofondant ClearSpace en 2018, la chercheuse et l’entrepreneur savent qu’ils devront imaginer un modèle de société original pour réaliser leur dessein. Ce type de mission est habituellement confié à des géants du secteur comme Airbus Defence & Space, Avio ou Thales Alenia Space et il s’agit de faire valoir non seulement l’expertise scientifique unique accumulée par Muriel Richard-Noca, mais aussi la capacité du duo à intégrer un grand nombre d’autres entreprises maîtrisant les technologies et les savoir-faire nécessaires.

«Nous avons été inspirés par le mode de production de l’iPhone, explique Luc Piguet. Apple conserve la propriété intellectuelle sur ses produits, mais elle joue avant tout, pour leur fabrication, un rôle d’intégrateur d’entreprises: Foxconn pour l’assemblage, Samsung pour les écrans LCD, TCMC pour les puces, Sony pour les batteries…» Pour la mission Clear-Space-1, ce sont ainsi plus d’une vingtaine d’entreprises européennes originaires de huit pays qui participent au projet piloté par la start-up. Dont les suisses Ruag Space (rebaptisée Beyond Gravity) et Apco Technologies. Le résultat: une plateforme équipée d’un bras ou plutôt d’une main géante capable d’aller attraper en orbite un objet de la taille d’une Fiat 500. Un dispositif que le duo qualifie volontiers de «dépanneuse de l’espace».

Basée à Renens, dans les locaux de Station R, ClearSpace compte aujourd’hui 95 salariés en Suisse, mais aussi en Grande-Bretagne, en Allemagne, au Luxembourg et aux Etats-Unis. Une trentaine d’employés supplémentaires devraient les rejoindre d’ici à la fin de l’année. La veille de notre visite, les équipes se sont retrouvées aux Portes des Iris, au château de Vuillerens (VD), pour un gigantesque brainstorming.

Avec Muriel Richard-Noca, devant  la représentation en miniature du satellite ClearSpace 1 et  sa main robotisée.

Avec Muriel Richard-Noca, devant la représentation en miniature du satellite ClearSpace 1 et sa main robotisée.

© Pierre Fantys

Un parcours scolaire en dents de scie

Avec son mètre 90, habillé d’un polo frappé du logo de l’entreprise, Luc Piguet est continuellement en mouvement. En négociation avec le lanceur du satellite de ClearSpace-1, dont le nom n’est pas encore public, il est régulièrement interrompu, lors de notre entretien, par des appels téléphoniques – «Pardonnez-moi, j’en ai pour quelques minutes!» Sollicité de toutes parts, il va toutefois se laisser emporter par son récit, comme étonné lui-même du chemin parcouru. On revient sur son parcours scolaire en dents de scie. «J’étais très mauvais à l’école, se souvient-il. Décevant pour mon père et les enseignants.» Ses parents lui paient un raccordement en prim’ sup’ dans une école privée. Un psychologue scolaire lui dit qu’il a les dispositions pour devenir ingénieur. «Je voulais faire l’EPFL, on m’a dit de réussir d’abord un bon apprentissage.» Il se présente pour un stage d’électronicien chez Bobst. Recalé. Il lui faudra s’y prendre à deux fois pour entrer à l’Ecole technique et des métiers de Lausanne, passer ensuite à l’Ecole d’ingénieurs d’Yverdon (aujourd’hui HEIG-VD) alors même qu’il est certain d’avoir raté son examen… pour se retrouver dernier de classe sitôt admis en raison, notamment, d’immenses lacunes en maths. «Je me suis rendu compte que je comprenais rapidement ce que le prof disait, mais qu’aussitôt après mon cerveau partait ailleurs, pétaradant d’idées qui n’avaient souvent aucun rapport. Au fond, j’avais un problème d’attention.»

«J’étais très mauvais à l’école. Décevant pour mon père et les enseignants.»


Luc Piguet se donne à lui-même quelques règles simples qu’il applique de manière radicale: poser des questions jusqu’à ce qu’il ait tout compris («Mieux vaut avoir l’air d’un con plutôt que d’être un con»); faire systématiquement, après chaque cours, un résumé d’une page A4; ne pas quitter l’école sans avoir révisé la matière du jour et préparé le travail de la semaine à venir… «Au bout d’un an, j’étais le deuxième de la classe.» Dans un premier temps, il décide de ne pas faire le pont pour l’EPFL («Trop théorique»), mais se ravise bientôt et entame un cursus au sein du département d’électricité de la haute école lausannoise qu’il termine en trois ans, à l’âge de 27 ans.

Un goût pour l'entrepreneuriat

Il a pour lui une bonne maîtrise des langues. Sa mère a grandi à Zurich et lui parle suisse-allemand. Il apprendra plus tard l’espagnol au contact de la famille de sa femme, qu’il rencontre lors de vacances de kitesurf à Tarifa. Il se débrouille bien en anglais et a fait toute sa scolarité en français. Son grand-père maternel, qu’il admire, lui a donné le goût du commerce. D’origine italienne, il a créé une petite chaîne de magasins de légumes de qualité dans la ville au bord de la Limmat. Son père est ingénieur mécanicien, il a travaillé chez Omega, pour le constructeur de machines Charmilles et dans l’entreprise Stellram, en pleine crise dans les années 1990, d’où il est finalement licencié, passé la cinquantaine. «Cette expérience m’a marqué, raconte-t-il. Mon père, malgré ce coup dur, ne s’est jamais laissé aller au découragement. Mais j’ai compris que, pour mieux maîtriser son destin, il faut être son propre patron plutôt que d’être employé.» De cette époque date son envie de lancer ou de reprendre une entreprise.

Mais comme Luc Piguet ne fait jamais rien comme les autres, une fois son diplôme de l’EPFL en poche, au lieu d’accepter l’une des cinq propositions de grandes entreprises, il choisit l’option la moins rémunératrice, mais qui lui laisse un maximum de temps libre pour… fonder une nouvelle église, l’International Christ Fellowship (ICF) de Lausanne – l’antenne de Genève, elle, est ouverte par son frère cadet. «Au bout de deux ans, je me suis rendu compte que la vie de pasteur, ce n’était pas trop mon truc», confie-t-il, avec un sourire. Le voilà parti sitôt après pour quelques années avec l’entreprise SpotMe, où il travaille au développement d’une nouvelle génération de plateformes de réseautage.

Luc Piguet va ensuite rejoindre le groupe Sicpa, spécialiste mondial des encres pour billets de banque et des solutions de sécurité. Voyages incessants sur tous les continents et sous toutes les latitudes, avant de prendre des responsabilités régionales et de s’établir à Buenos Aires puis à Santiago du Chili… Ce sont les années corporate de la famille Piguet, qui mène alors une existence confortable. Une période pendant laquelle il suivra une formation de deux mois à Stanford. «Je cherchais à structurer ce que j’avais appris du monde des affaires, dit-il. Mais je voulais surtout appréhender le monde du point de vue des entrepreneurs de la Silicon Valley.»

Avec son épouse Elena, au Sequoia National Park,  en Californie,  en 2016

Avec son épouse Elena, au Sequoia National Park, en Californie, en 2016

© DR

Sur les bancs de la prestigieuse université, il fait la connaissance d’un entrepreneur d’origine russe qui vient de lancer une start-up dans le spatial. «Je croyais que seuls les gouvernements et les grands groupes étaient actifs dans le secteur. J’ai alors pris conscience qu’avec la diminution des coûts de lancement (ils ont été divisés par vingt ces dernières années, ndlr) et la miniaturisation des satellites, le secteur était désormais à la portée de petites structures. Nous étions en quelque sorte en train de vivre un basculement comparable au passage des ordinateurs mainframe aux ordinateurs personnels qui a bouleversé l’industrie informatique dans les années 1980.» De cela, il se souviendra lorsqu’il rencontre Muriel Richard-Noca, près de dix ans plus tard.

Licenciement et nouvelle opportunité

Changement de niveau de vie sitôt revenu en Suisse, quand Luc Piguet se fait remercier. «J’étais très impatient et peu diplomate à mon retour… mais j’ai pris ce licenciement comme une chance immense!» Il avait d’abord songé à reprendre une PME en recherche de succession lorsqu’une connaissance provoque la rencontre avec Muriel Richard-Noca, la révélation qui s’est ensuivie et le lancement de ClearSpace après quelques mois de chômage. «Nous avons déménagé dans un appartement de deux pièces avec nos quatre enfants, sourit son épouse, Elena Piguet.  C’était une décision un peu folle. Mais, de toute façon, nous n’emporterons pas de richesses avec nous quand notre heure sera venue. Ce que nous pouvons léguer de mieux à nos enfants, c’est justement cette philosophie: la plupart des projets ne voient pas le jour parce que les gens ne se donnent pas la possibilité de se lancer. Il faut toujours tout tenter.»

Muriel Richard-Noca, elle, va continuer de travailler quelque temps à l’EPFL. Ses enfants, qu’elle élève seule depuis son arrivée en Suisse en 2005, sont encore aux études, mais elle a des économies et sait que, en cas d’échec, elle n’aura pas trop de problèmes à retrouver un poste. Pour cette chercheuse passionnée, le moment est venu de réaliser une vision qui, selon son expression, «nous dépasse en tant qu’individus». Elle poursuit: «De l’extérieur, le pari pouvait paraître insensé. Dans mon for intérieur, je savais que la situation était mûre et que nous allions réussir.» Ce qui n’a pas empêché les deux membres du duo de passer par des phases de doute. Par bonheur, pas au même moment.

«La plupart des projets ne voient pas le jour parce que les gens ne se donnent pas la possibilité de se lancer. Il faut toujours tout tenter.»
 

L’aventure Clear-Space

Fin 2018, l’appel d’offres de l’ESA pour une mission de désorbitage de l’étage supérieur de la fusée Vega, le fameux débris d’une centaine de kilos cité plus haut, marque la première étape décisive de l’aventure Clear-Space. C’est la preuve qu’il y a désormais un consensus sur la nécessité de nettoyer l’espace, mais aussi d’intervenir pour réparer et donc prolonger la vie des satellites en orbite. En concurrence avec les noms les plus prestigieux du secteur, à la surprise générale, ClearSpace va donc remporter le mandat. On se retrouve à l’EPFL dans une salle pour fêter l’événement. «Nous avions présenté la meilleure offre, explique Luc Piguet, mais ce n’était que le début. Un expert présent nous a d’ailleurs mis en garde. Ces cinq minutes d’euphorie allaient être suivies, selon ses dires, de cinq ans de misère.» Fort de ses compétences techniques et de ses capacités de conviction hors du commun, Luc Piguet est un vendeur chevronné. La levée de fonds va pourtant se révéler laborieuse. Les financements initiaux proviennent de proches et des premiers collaborateurs de l’entreprise, suivis de près par les investisseurs de Business Angels Switzerland (BAS). Un premier round de quelque 4 millions de francs est finalement clôturé en 2021. Si ClearSpace s’est vu confier le pilotage de la mission ClearSpace-1 par l’ESA fin 2019 pour 86 millions d’euros, l’agence n’a pas de budget propre. Pour avancer, il s’agit donc d’embarquer la vingtaine d’entreprises et d’institutions de huit pays européens, avec les critères de retombées économiques nationales, pour que les fonds soient réellement activés. Un sacré défi. Les montres Omega, engagées dans l’aventure spatiale depuis le lancement des missions Apollo, monteront également à bord fin 2021 comme partenaire du projet.

En janvier dernier, Luc Piguet pouvait enfin annoncer une levée de fonds dite de série A d’un montant de 26,7 millions d’euros. Parmi les sept investisseurs, Swisscom Ventures et OTB Ventures, toutes deux représentées au conseil d’administration. Mais si ClearSpace a pu franchir toutes ces étapes, c’est aussi parce qu’elle a su engager certains des meilleurs ingénieurs de l’industrie spatiale et s’entourer des experts les plus réputés du domaine tout en développant une reconnaissance mondiale. La start-up peut notamment compter sur un conseil consultatif présidé par l’astronaute Claude Nicollier où l’on trouve Jean-Jacques Dordain, un ancien directeur de l’ESA, et Christophe Bonnal, de l’Académie internationale d’astronautique.

«J’ai un énorme respect pour Muriel Richard-Noca, ses travaux ainsi que pour les compétences d’ingénieur et entrepreneuriales de Luc Piguet, souligne Claude Nicollier. Ces deux personnes se complètent à merveille. Et même si, en raison de son caractère pionnier, la mission ClearSpace-1 comporte bien évidemment une part de risque, j’ai confiance en son succès.» Les dépanneurs de l’espace ont l’avenir devant eux.

Bio express

1972
Naissance à Lausanne et enfance dans la région de Nyon.

1999
Entrée à l’EPFL. Rencontre sa future femme, Elena, en Espagne quelques mois plus tard. Carrière chez Intelcom, SpotMe et Sicpa.

2018
Cofondation de ClearSpace avec Muriel Richard-Noca. Un an plus tard, la start-up vaudoise décroche une mission de l’ESA budgétée à 110 millions d’euros.

2023
Levée de fonds dite de série A d’un montant de 26,7 millions d’euros auprès de sept investisseurs, dont Swisscom Ventures.

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