Quand j’étais petite, le mot «soft» évoquait une glace, la «soft ice» à laquelle on avait droit en sortant de la piscine du Grand-Lancy. Ensuite (bien plus tard, hein, on est d’accord), le mot «soft», on l’associait au porno. Ben oui, vous vous souvenez évidemment des publicités «soft porn» dans la mode à la fin des années 1990. Les gens trouvaient ça cool, autre époque. Et puis, nos vies se numérisant au tournant des années 2000, «soft» est devenu un terme informatique. Et ennuyeux.

également interessant
 
 
 
 
 
 

Aujourd’hui, chouette! Il est de retour. C’est même le graal du management. On ne parle que de «soft skills», traduisez «compétences douces». Ça coule de partout autant que la glace à la piscine: empathie, écoute, bienveillance, intelligence émotionnelle, capacité à créer du lien, patience, adaptabilité, résistance au stress, sens du collectif, esprit positif, orienté solutions, vous avez entendu ce concert de violons mille fois. Il se résume en un mot: être capable de supporter et de résoudre toutes les emmerdes du monde.

Le problème, c’est que les compétences définies par opposition comme «dures», donc les «hard skills», c’est-à-dire la connaissance du métier, l’expertise technique, le professionnalisme, ce que l’on appelle le terrain, pfuit, ça passe à l’as. Dans les fameux assessments, ces méthodes d’évaluation des futurs managers faites par des cabinets externes et qui rassurent les recruteurs sur leurs choix, on pratique la plupart du temps les mêmes tests, que vous gériez une entreprise de petits pois ou une marque de haute couture, une assurance maladie ou une agence de communication. Même moi j’ai réussi, avec des jeux de rôles censés
se passer dans une banque, c’est dire.

Résultat: le manager est désormais censé être un coach, un médiateur, un psy, une nounou, une maman. Et non plus un leader (hou le vilain mot) qu’on respecte pour son parcours professionnel et qui peut nous transmettre son expérience, nous expliquer ce que l’on ne fait pas juste, nous engueuler si on fait des conneries, prendre des décisions difficiles et, surtout, les assumer. Et les employés se retrouvent dans une attente biaisée: ils ont besoin qu’on les comprenne, qu’on les écoute, qu’on les rassure, qu’on les reconnaisse et que l’on fasse leur bonheur.

Alors je sais, c’est une réflexion de boomeuse, le management paternaliste et vertical du siècle dernier c’est fini, aujourd’hui on «met les cerveaux ensemble», tout le monde décide et personne ne décide, on fait des séances qui ressemblent à des thérapies de groupe, on engage des personnes externes qui s’appellent des «facilitateurs» pour éviter que cela ne parte en vrille, pourquoi pas. Je suis d’accord de ne pas regretter l’époque lointaine où un réd chef rouge de colère vous lançait un dictionnaire du journalisme à travers la table en hurlant: «Relisez ça parce que ce que vous faites, ce n’est pas du journalisme, c’est de la merde!» Mais comme dans tout, il faudrait un équilibre.

Je suis fascinée en écoutant des gens de tous horizons professionnels raconter ce qui se passe désormais dans les entreprises et dans les relations entre collègues: on est comme dans un repas de Noël en famille, on évite les sujets qui fâchent, on a peur de tout et surtout de ne pas être assez «soft». Or le respect et la reconnaissance, c’est aussi que l’on se dise les choses, que l’on pose un cadre et des exigences; on n’attend pas d’un ami ou d’un membre de la famille qu’il aille tout le temps dans notre sens, qu’il ne soit que complaisant, on a parfois besoin qu’il nous bouscule. Un peu. J’apprécie que mon chef me demande comment ça va à la maison (bien merci), mais j’apprécie encore plus qu’il me dise pourquoi telle émission n’a pas bien marché et comment je peux faire mieux.

Pardon, hein, mais alors qu’on n’a que les mots bonheur et épanouissement personnel à la bouche, vous en voyez beaucoup chez vos collègues? Il faut entendre le lamento qui monte du monde du travail et qui supplie d’avoir juste ceci: un salaire correct et faire le boulot pour lequel on a été engagé et qui fait sens. Basta. L’enseignant veut enseigner, le médecin veut soigner, le garagiste veut réparer, le boulanger veut faire du pain, le journaliste veut raconter des histoires. Ce n’est ni de la douceur ni de la dureté qu’il faut chercher, c’est de la simplicité. Parce que force est de constater que, partout, les compétences sont soft mais les temps sont durs.