Recycler, réparer, réutiliser, plutôt que produire, consommer, jeter. La formule est simple mais appelle pourtant à un changement profond de paradigme économique. Le principe de l’économie circulaire, omniprésent dans les discussions politiques actuelles, a été théorisé il y a plus de quarante ans par le Suisse Walter Stahel. Cet architecte diplômé de l’EPFZ a rendu un premier rapport à la Commission européenne sur les bénéfices d’un système économique «de boucles» en 1976 déjà, alors à contre-courant de la tendance générale à la globalisation des échanges et à la production à bas prix.

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En 1982, il crée, à Genève, l’Institut de la Durée, organisation qui encourage la recherche et la promotion de l’économie circulaire. De la politique fiscale à la formation, en passant par les méthodes de mesure de la richesse, ce changement conceptuel exige une réforme profonde non seulement des politiques énergétiques mais aussi du mode de fonctionnement des sociétés. A 77 ans, Walter Stahel nous livre sa vision pionnière de l’économie circulaire et offre des pistes de réflexion pour y parvenir.

La transition énergétique, enjeu majeur actuel, implique notamment de produire de nouvelles formes d’énergie. Est-ce compatible avec le principe de l’économie circulaire?

La transition énergétique telle qu’elle est imaginée aujourd’hui est effectivement basée sur l’économie linéaire, système qui utilise des ressources naturelles pour créer des produits finis qui sont consommés puis éliminés comme des déchets. J’estime qu’elle fait fausse route. Dans une économie circulaire, les effets néfastes sur l’environnement sont en quelque sorte conservés dans les objets aussi longtemps qu’ils existent. Tant que les biens produits ne quittent pas la boucle, en finissant jetés et remplacés par de nouveaux objets, ils ne produisent ni déchets ni pollution, à l’exception d’éventuels rejets durant l’utilisation ou lors de la maintenance. En doublant la durée de vie d’un objet, on réduit de moitié l’input (intrants) et l’output (déchets), ce qui revient à diviser par deux les émissions de CO2 et la consommation de ressources naturelles sur toute la chaîne, de la mine au point de vente ainsi qu’à la gestion des déchets.

Pour créer les conditions nécessaires à l’avènement d’un tel système, il faut poser les fondations d’un raisonnement holistique, qui prend en compte l’ensemble de la chaîne de production et des paramètres qui peuvent être ajustés pour réduire l’empreinte de l’activité humaine sur l’environnement. Cette réflexion n’a malheureusement pas encore vraiment émergé dans le débat public. Les politiques s’évertuent encore largement à œuvrer uniquement pour une sortie des énergies fossiles, mais l’extraction minière et la transformation des matières premières en éléments synthétiques ne soulèvent pour l’heure aucune question, alors qu’ils constituent eux aussi le cœur du problème.

Quels sont ces éléments synthétiques et en quoi posent-ils problème?

Après la Seconde Guerre mondiale, les progrès scientifiques ont donné lieu à une abondance de produits fabriqués à partir de matériaux synthétiques qui jusque-là étaient inconnus, ou dont l’utilisation était marginale. Il s’agit des produits issus de la pétrochimie, de la biologie moderne, de la métallurgie, avec des alliages comme l’acier inoxydable qui entrent dans la composition des produits de consommation courante. L’industrie, et la société en général, n’a pas encore intégré que tous ces nouveaux matériaux artificiels n’existent pas dans la nature et ne peuvent donc pas s’inscrire dans une circularité naturelle – à l’inverse du bois, de la pierre et de certains métaux comme le fer. Nous devons donc nous-mêmes organiser leur prise en charge. Le meilleur moyen d’y arriver consiste à les maintenir dans le circuit économique.

 «La logique économique actuelle ne pousse pas à sélectionner les composants les plus durables ou les plus solides, mais les moins chers.»

 

Certains chercheurs préconisent l’attribution à chaque citoyen d’un budget ressource qui reflète le stock de ressources que la planète est en mesure d’offrir, qu’en pensez-vous?

J’irais même plus loin. Le problème aujourd’hui est que notre système économique est non seulement linéaire mais fonctionne par secteurs hautement spécialisés. Cela donne lieu à une chaîne d’approvisionnement fragmentée, qui opère en vase clos. Aujourd’hui, presque n’importe quel bien d’investissement et de consommation est un assemblage de centaines, voire de milliers de matériaux et de composants qui proviennent tous de fournisseurs différents. Un smartphone, par exemple, contient plus de 72 éléments du tableau périodique.

La logique économique actuelle ne pousse pas à sélectionner les composants les plus durables ou les plus solides, mais les moins chers. Dans ce contexte, il est non seulement de plus en plus difficile d’obtenir des objets qui tiennent sur la durée pour l’utilisateur, mais les chaînes de valeur sont en outre totalement éclatées. Un producteur bien intentionné aura ainsi énormément de mal à avoir le contrôle sur sa propre utilisation de ressources ou de ses émissions de CO2.

Quelles solutions préconisez-vous pour sortir de ce système de production trop gourmand?

L’une des premières choses à faire consiste à taxer l’extraction de ressources naturelles non circulaires. La consommation de nouvelles ressources deviendra alors moins viable économiquement. L’utilisation de ressources déjà extraites et réintroduites sur le marché deviendra parallèlement nettement moins chère. La priorité des fabricants ne sera alors plus de produire en masse mais de s’assurer que tout produit mis sur le marché peut y être maintenu le plus longtemps possible, en prolongeant sa durée de vie ou en optimisant la part de matériau qui peut être récupérée pour être réutilisée. Ensuite, s’agissant des objets d’utilisation courante (les appareils électroniques, les vêtements, les véhicules, etc.), les solutions sont relativement simples, et existent déjà. Nous devons modifier profondément notre rapport aux biens de consommation. D’une part, en privilégiant la location et le partage quand cela est possible, par exemple dans le cas des voitures, et, d’autre part, en faisant primer la fonctionnalité sur d’autres aspects plus abstraits comme celui des tendances et de la mode.

Dans cette même optique, il faut aussi passer par le réemploi, acquérir des biens d’occasion et inciter à ce type de consommation de seconde main. L’éducation et l’enseignement dès le plus jeune âge ont alors un rôle à jouer. Nous devons réapprendre globalement à prendre soin des objets et des appareils que nous avons à disposition.

Le concept  des repair cafés a été imaginé par Martine Postma, une militante écologiste

Le concept des repair cafés a été imaginé par Martine Postma, une militante écologiste néerlandaise. Pour Walter Stahel, 80% des appareils cassés pourraient être réparés.

© DR

Comment passer du système de production mondialisé actuel au circulaire?

La circularité implique que l’activité économique se constitue avant tout sur des services locaux de réparation et de réemploi. Dans un tel paradigme, pas de stockage et pas d’exportation, le maintien des richesses sur place se substitue à la création de richesse dans des pays lointains. Cela revient à tirer un trait sur l’économie productiviste d’échelle. Toutefois, ce n’est pas forcément une mauvaise chose pour les acteurs économiques, en particulier dans les pays développés. Le système actuel oblige les entreprises à évoluer dans un système complexe dont elles ne sont qu’un rouage parmi tant d’autres, et sur lequel elles n’ont que peu de contrôle.

Aujourd’hui, pour les entreprises les plus productives, la meilleure solution d’un point de vue économique est d’aller chercher la main-d’œuvre la moins chère possible. Etant donné que les coûts liés aux intrants et au transport sont maintenus très bas par l’illusion de ressources fossiles illimitées et que le coût de la main-d’œuvre reste élevé, notamment par le prélèvement de taxes, les entreprises productives tendent inévitablement à quitter les pays à revenus élevés. Pour celles qui restent, il devient très difficile de concurrencer les objets neufs en provenance des pays émergents. Fournir une structure économique qui leur permette de se réimplanter dans les régions qu’elles avaient auparavant désertées n’aura rien d’un cataclysme, bien au contraire.

«La croissance d’une économie circulaire se mesure par l’augmentation de la richesse en qualité et en quantité.»

 

A quoi ressemblera le travail dans une économie circulaire?

L’économie circulaire nécessite une main-d’œuvre qualifiée, qui se charge des tâches de démontage, de réparation, de nettoyage et de remise en état. Elle implique également le retour de l’artisanat de proximité. Les activités devront en effet s’organiser localement, car les déplacements grignotent inévitablement de la valeur – sous forme de temps perdu et d’énergie dépensée pendant le transport. Les repair cafés que l’on trouve en Angleterre et aux Pays-Bas et dans quelques villes suisses sont de bons exemples: on y vient avec un objet cassé à la rencontre de personnes qui ont les outils et les compétences nécessaires pour les réparer. Cette société circulaire permet de réparer jusqu’à 80% des objets cassés. Les imprimantes 3D pourront potentiellement combler les 20% restants.

Il est ainsi important de créer des vocations auprès des jeunes en valorisant une approche holistique de l’artisanat, où le travailleur est qualifié pour intervenir à plusieurs niveaux et non plus seulement dans une activité spécialisée, contrairement à l’employé travaillant à la chaîne. Effectuer des tâches variées et qui permettent d’apprécier pleinement le fruit de son labeur est aussi un aspect sur lequel l’économie circulaire offre une solution intéressante. Les formations hybrides, les apprentissages et les écoles techniques doivent donc être développés et valorisés, pour diversifier des voies menant à des postes de bureau.

Bio express
  • 1946 Naissance à Zurich. Diplôme d’architecte en 1971 à l’EPFZ.
  • 1982 Fonde à Genève l’Institut de la Durée, institution pionnière dans la recherche de modèles économiques durables en Europe.
  • 2010 Sortie de «The Performance Economy».
  • 2019 Publie «The Circular Economy: A User’s Guide» (Ed. Routledge), qui paraîtra en français début 2024 sous le titre «L’économie circulaire: l’art de gérer les richesses existantes».

Quel est le rôle de l’innovation dans un système économique en boucle?

L’innovation technologique est bien entendu toujours possible et constitue un terrain sur lequel la production de nouveaux biens continuera d’exister. Avec le renchérissement des ressources dû à la taxation, elle sera toutefois cantonnée à des biens utiles à l’économie circulaire. L’extraction de nouveaux matériaux et la consommation de matériaux synthétiques seront onéreuses et découragées.

L’innovation et la production seront aussi nécessaires dans les cas où la circularité devient impossible, après une catastrophe naturelle par exemple. Des matériaux auront alors été sortis de la boucle de réemploi par la force de la nature, et la reconstruction devra prendre le relais en s’appuyant sur l’utilisation de nouvelles ressources. La croissance de la population suppose également que la quantité d’objets et d’infrastructures nécessaires au fonctionnement de la société s’accroisse.

L’économie circulaire n’est donc pas synonyme de décroissance?

Si par décroissance on entend la réduction du produit intérieur brut (PIB), alors oui, sans doute l’économie circulaire nous emmènera sur ce terrain. Dans une économie circulaire, on ne cherche plus à maximiser les flux tels que c’est le cas dans l’économie linéaire actuelle, où la richesse d’une nation se mesure à la valeur totale des transactions effectuées en son sein. La croissance d’une économie circulaire se mesure par l’augmentation de la richesse en qualité et en quantité, que l’on peut subdiviser en quatre catégories: naturel, culturel, humain et manufacturier.

Cela signifie que toute ressource – que ce soit un minerai, une connaissance, un savoir-faire, un produit transformé – qui est maintenue dans le circuit contribue à enrichir l’économie et la société qui en dépend. Ainsi, tout l’intérêt de ce système n’est pas d’inhiber la richesse, bien au contraire, mais de la découpler de la consommation de ressources (des débits de production), qui, à terme, appauvrit la Terre parce qu’elle conduit inévitablement à la raréfaction des ressources, y compris de la biodiversité.

Carré blanc
Julien Crevoisier