Il serait facile d’écrire un roman d’espionnage inspiré de la vie de Mikhaïl Kokorich. Tous les ingrédients y sont: misère, mafia, emprisonnement, lutte pour la survie… Rencontré au siège de Destinus, à Payerne, le grand patron est connu comme le physicien qui va révolutionner l’aviation, grâce à son avion-fusée ou à ses drones supersoniques à hydrogène et sans émission de CO2. Plongée dans le livre de sa vie d’entrepreneur, portant l’étiquette «Russe» sur le dos.

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Mikhaïl Kokorich, vous êtes originaire de Daourie, une région montagneuse de Sibérie. Comment s’est passée votre enfance?

Je suis né dans une petite ville russe tout près de la frontière mongole. J’ai du sang mongol, polonais et juif. J’ai grandi avec mes grands-parents, car ma mère n’avait que 19 ans lorsqu’elle m’a eu et elle a poursuivi ses études. Je considère que cela a été la première chance de ma vie, d’être élevé par mes grands-parents, qui étaient des enseignants d’une grande sagesse. Jamais ils ne m’ont frappé, alors que c’était fréquent en Russie à cette époque d’éduquer les enfants à coups de bâton.

Rien ne vous prédestinait à devenir entrepreneur.

Quand j’étais à l’école, je travaillais dur physiquement pour aider ma famille: garder les vaches, faucher l’herbe ou récolter le bois. Mais j’avais toujours avec moi un livre pour étudier. J’étais passionné par la physique et j’ai gagné un concours, ce qui m’a permis d’entrer dans une école très sélective pour les enfants à fort potentiel de l’Union soviétique. C’était ardu, j’avais l’impression d’être nul par rapport aux autres. Mais j’aspirais à être le meilleur. Cette période m’a fait intégrer le sentiment de méritocratie: si on travaille, on est récompensé. Par la suite, j’ai obtenu un diplôme d’ingénieur en physique.

Décembre 1991 marque la fin de l’Union soviétique. Qu’est-ce que cela a impliqué pour vous?

Ma famille vivait dans la misère. Pour gagner de l’argent, je déblayais la neige des toits et je continuais à faire des petits boulots très durs à côté de l’université. J’étais en forme à cette époque, même si parfois, pendant les cours, je m’endormais. Une professeure a eu de l’empathie pour moi: elle me réveillait au moment où c’était important que j’écoute. Il y avait une sorte de solidarité entre les gens. On se respectait et on s’aidait, car tout le monde devait trouver des solutions pour survivre.

Le problème, c’est qu’avec l’arrivée de Vladimir Poutine la Russie s’est construite sur la rancœur et la haine du reste du monde. Alors que j’avais 20 ans, j’ai commencé un petit business pour une entreprise minière. C’était la mafia, je pense. Je devais trouver une solution pour canaliser le dynamitage de certaines zones, officiellement pour le traitement de l’eau. J’ai développé un logiciel de calcul, pour lequel j’ai reçu l’équivalent de 10 000 dollars en cash, de main à main. C’est comme ça que j’ai créé ma première compagnie. Mon principal client possédait une collection de kalachnikovs dans son bureau et n’hésitait pas à s’en servir pour sortir quelqu’un de la pièce... J’ai vendu ma société pour quelques millions en 2004.

Economiquement, tout était à faire en Russie.

Dans les années 1990, la Russie commence à se développer, mais uniquement sur le marché local. Jusque-là, il n’y avait pas de magasins, aucune infrastructure, tout se vendait dans la rue, la nourriture aussi bien que les habits. Tout le monde était un peu entrepreneur. Certains ont lancé de vrais business innovants. A ce moment, je vivais à Novossibirsk, une ville de 1,5 million d’habitants qui a enregistré l’une des plus fortes croissances du monde. Elle s’est littéralement construite sur la misère. J’ai monté plusieurs compagnies: Chudodomon, en 2004, une chaîne de vente de marchandises qui est devenue Yuterra – «terre confortable» –, et Technosila, en 2010, une sorte de MediaMarkt. On est partis de rien pour atteindre jusqu’à 10 000 employés dans des magasins répartis sur sept fuseaux horaires. J’avais 28 ans, c’était la course à l’entrepreneuriat. En 2011, j’ai vendu, avant l’arrivée du géant en ligne chinois Alibaba.

Vous avez ainsi gagné le jackpot.

J’ai bien vendu, ce qui m’a surtout permis de rembourser mes dettes et de mettre de l’argent de côté. Il faut savoir que je fonctionnais avec des emprunts bancaires et que, en Russie, les taux pouvaient grimper à 25%. Pour la plupart des gens, c’était un tel stress, à vous rendre malade, mais pour moi, c’était normal, je vivais avec ça. Je sais me débrouiller avec très peu et je suis extrêmement résilient.

A quel point êtes-vous résilient?

Par exemple lorsque j’ai été jeté en prison aux Etats-Unis, menottes aux mains, enchaîné à la taille et aux pieds, mon entourage a été très choqué. Mais lorsque je suis sorti un jour plus tard, par décision du juge, je suis allé au bureau comme d’habitude. Pour rassurer tout le monde, je disais que c’était une expérience cool.

Avant de partir aux Etats-Unis, vous avez créé Dauria Aerospace, dont le siège est à Munich et les filiales à Mountain View et à Moscou. Vous aviez une idée en tête?

On a construit les premiers satellites en 2011. Sur le plan politique, c’était le yoyo entre Medvedev et Poutine. J’ai ouvert une filiale aux Etats-Unis, mais je n’avais pas prévu d’aller vivre là-bas.

Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis?

J’ai financé à hauteur de 20 000 dollars, en décembre 2011, un meeting contre Vladimir Poutine, un rassemblement sans précédent, qui comptait 50 000 opposants sur la place Bolotnaïa, dans le centre de Moscou. Après cet épisode, tous les opposants au régime ont été jetés en prison. Un an plus tard, je suis parti aux Etats-Unis avec mes enfants et ma femme, j’y ai développé Dauria quelque temps, puis cofondé Astro Digital en 2014. On travaillait sur des satellites pour la Darpa, une agence du Département de la défense des Etats-Unis, ainsi que pour des clients commerciaux.

«La Russie est une dictature et je soutiens l’Ukraine. J’ai parfois honte d’être Russe, mais on ne choisit pas où l’on naît et c’est aussi un pays et une civilisation magnifiques, pris en otage par un homme.»

Par la suite, les choses ont mal tourné, notamment avec Momentus, société de transport spatial à Santa Clara que vous avez cofondée. Cette scale-up avait pourtant gagné le Prix I-Tech de la NASA en 2019 et levé 143 millions rapidement.

On a essayé deux fois de me faire quitter ma société en prétextant un problème de visa ou de sécurité nationale. Je travaillais avec la NASA, on était l’une des start-up les plus productives. Les autorités savaient que j’étais Russe. Au début, cela ne leur posait pas de problème. Mais après quelque temps et pour un ensemble de raisons démagogiques, on m’a accusé de tout. J’ai été tour à tour un espion, un menteur, un sans-papier. J’ai déménagé en Amérique pour y réaliser un rêve, pas pour être un réfugié qui doit quémander sans cesse des autorisations de séjour.

Et pourquoi avoir choisi la Suisse?

J’ai alors appelé mon ami Frank Salzgeber, chef de l’innovation à l’Agence spatiale européenne (ESA), pour lui demander conseil. Ce dernier m’a parlé de la Suisse et du canton de Vaud. J’étais déjà allé à Genève, à Zurich ou à Bad Ragaz, mais jamais à Lausanne. J’ai vu que c’était la capitale olympique et je me suis demandé si c’était le bon endroit pour l’aérospatiale. J’ai appelé Innovaud et on m’a mis en contact avec… Rémi Walbaum, président d’Innovaud. C’était incroyable, on a étudié à Stanford ensemble. J’ai retrouvé aussi Luc Piguet, de Clear-Space, également rencontré à Stanford. Pour moi, c’était un signe. Innovaud m’a trouvé un petit appartement à la rue Beau-Séjour, au centre-ville. C’est ainsi que mon aventure suisse a commencé. En janvier 2021, j’ai débarqué à Lausanne; il pleuvait, on était en plein covid, les rues étaient vides et je ne parlais pas la langue. Je n’avais plus de job et ma famille était loin. Deux ans plus tard, 170 personnes travaillent pour Destinus dans cinq pays d’Europe. Dont la Suisse.

Comment avez-vous trouvé le financement?

J’ai levé 55 millions de francs entre 2022 et 2023, mais aussi construit rapidement des drones de défense dans mes filières en Espagne et en Allemagne. C’est une bonne source de revenus. Je suis quelqu’un de pragmatique, c’est une qualité pour un entrepreneur. Il faut aussi être un peu cynique. Nous sommes dans un monde en guerre de toutes parts et la défense, qu’on le veuille ou non, a toujours financé la recherche. Nous travaillons avec l’armée suisse, pour développer des systèmes plus intelligents, plus écologiques, plus rapides. On n’aime pas en parler, mais l’Europe doit être capable de se défendre. Bien sûr, lorsqu’on a grandi en Suisse, on ne le réalise pas, mais lorsqu’on naît en Russie, on apprend à se défendre. La Suisse est neutre, mais elle fait aussi partie des pays les plus armés du monde. Un paradoxe.

Le cynisme vous aide, vraiment?

Destinus prépare l’avenir d’une manière pragmatique. Il est de notre responsabilité de nous défendre contre les dictatures. La Russie est une dictature et je soutiens l’Ukraine. J’ai parfois honte d’être Russe, mais on ne choisit pas où l’on naît et c’est aussi une civilisation et un pays magnifiques, qui a malheureusement été pris en otage par un homme. La dernière fois que je suis allé en Russie, c’était en 2017. Mes parents vivent désormais en France et je n’ai plus de famille là-bas. Si je retournais aujourd’hui à Moscou, je serais torturé et tué. J’ai deux visages, celui de l’entrepreneur qui veut changer le monde grâce à l’innovation et laisser un monde meilleur à nos enfants, moins pollué et plus solidaire, mais aussi celui de la personne qui n’a pas peur des mots parfois brutaux ou trop francs. Je dors bien avec ces deux aspects de ma personnalité.

L’avion-fusée hypersonique à hydrogène, capable de relier Sydney à Genève en quatre heures et demie sans émettre de CO2, est donc un à-côté pour Destinus?

Non, mais il y a beaucoup à accomplir avant. On parle d’une technologie qui sera prête dans quinze ans. Rappelons que SpaceX a commencé il y a vingt ans. Il faut au moins ce temps pour révolutionner le monde de l’aviation, qui peut être très conservateur. Le réalisme est le troisième pilier nécessaire à un entrepreneur, après le pragmatisme et le cynisme. Cette combinaison permet de faire avancer les équipes. Aujourd’hui, 90% de nos revenus proviennent d’engins pour la défense. A l’avenir, il y aura un équilibrage avec les applications écologiques, mais celles-ci sont encore au stade de la recherche.

Selon votre profil LinkedIn, vous avez créé huit sociétés au moins. Destinus sera-t-elle la dernière?

Je ne sais pas. J’ai été poussé à partir de deux sociétés et de deux pays, mais j’espère faire plus longtemps en Suisse. L’idée des drones hypersoniques m’est venue alors que j’étais au Mexique en 2020. Il m’est difficile de savoir où sera ma prochaine destination. J’aime la Suisse et ma famille aussi. Ma fille a gagné un concours européen de maths et elle est à l’EPFL alors qu’elle n’a que 17 ans. Elle est bien plus intelligente que moi. Je considère nos déménagements comme une chance d’apprendre les langues, les cultures. A Noël, après des vacances à Verbier, j’irai une semaine à Kiev. Je fais partie du comité russe anti-guerre. Je ferais tout pour participer à mettre fin à ce conflit.

Que peut-on vous souhaiter pour 2024?

Une partie de moi-même souhaite ardemment que l’on parvienne à neutraliser Vladimir Poutine. L’autre partie espère que les vols de test à l’hydrogène prévus en 2024 soient positifs, qu’on commence à produire localement de l’hydrogène vert et que le monde soit un peu meilleur.

TB
Tiphaine Bühler