Poser des mots sur ses maux: sur l’application Medgate, la première étape est toujours la même, que ce soit pour un mal de tête, une toux ou une cheville tordue. Analysés par une IA, les symptômes décrits permettent de recevoir un premier avis qui amène le patient soit à se tourner vers son cabinet habituel, soit à prendre rendez-vous avec l’un des 130 praticiens du leader de la télémédecine suisse, dont une vingtaine en Suisse romande.

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La consultation peut se tenir par téléphone, en visioconférence ou par l’intermédiaire d’une messagerie instantanée, ou chat, avec un médecin. Quel que soit le canal retenu, le patient s’adresse à un médecin mais pas seulement: celui-ci est secondé à chaque étape de la consultation par une discrète, mais de plus en plus présente, IA baptisée Sofia. Près de vingt-cinq ans après sa création, Medgate gère aujourd’hui le plus grand centre de télémédecine d’Europe. Elle appartient depuis 2022 au groupe allemand Otto et opère dans trois pays: l’Allemagne, la Suisse et les Philippines.

L'univers des possibles s'élargit

Cette PME de 300 collaborateurs parie depuis 1999 sur les nouvelles technologies pour offrir des consultations à distance 24h/24. Le recours à l’IA n’est qu’une étape supplémentaire dans le développement d’une entreprise qui consacre déjà 10 à 12% de son chiffre d’affaires – non communiqué – aux solutions informatiques. «C’est grisant parce que l’univers des possibles s’est soudain considérablement agrandi, s’enthousiasme Paul de La Rochefoucauld, l’un de ses quatre associés gérants. Aujourd’hui, nous parvenons à prendre en charge 51% du flux de patients, le reste devant être référé à d’autres praticiens. Petit à petit, l’IA va permettre à nos médecins de traiter quelques patients supplémentaires.» Selon un rapport de KPMG, cette méthode de télémédecine permet d’alléger un système de santé saturé et de réduire nettement le coût des consultations.

«Notre IA intervient à deux niveaux. Dans un premier temps, elle simplifie la vie du médecin en le libérant de certaines tâches comme la rédaction du compte rendu médical ou la préparation de l’ordonnance. Le médecin valide bien sûr chaque ligne mais en s’appuyant sur la base automatiquement rédigée par son assistant virtuel.» Et si la consultation se déroule par chat, c’est encore l’IA qui se charge de compléter chaque demande du praticien: «Il lui suffit par exemple de taper le mot «fièvre» pour que l’IA lui propose une question correctement rédigée qu’il lui suffit de valider.» Libéré des tâches les plus répétitives, le médecin peut se concentrer sur le cœur de sa mission: le diagnostic. «Du temps de médecine supplémentaire», résume le dirigeant.

A un second niveau, l’IA joue un rôle d’assistant et de conseil. «Recevoir un patient à distance, c’est comme soigner un navigateur sur la Route du Rhum: il faut des protocoles spécifiques pour limiter le risque d’erreur ou d’oubli.» D’où le rôle d’assistant que joue l’IA chez Medgate, développée et entraînée pour proposer au praticien une liste de questions de plus en plus précises, en s’appuyant sur les réponses du patient et sur son historique médical.

Une utilisation qui ne demande qu'à être renforcée

L’IA permet également de surveiller les interactions médicamenteuses. Avant chaque prescription, le système s’assure qu’il n’existe aucune incompatibilité entre les médicaments prescrits et les traitements actuels du patient. Un progrès considérable en matière de santé publique, explique Laura Tocmacov, directrice d’ImpactIA, une fondation genevoise qui soutient la création d’entreprises utilisant l’IA: «Automatiser les alertes sur telle ou telle incompatibilité permet de réduire drastiquement le risque de réactions indésirables.» En 2015, l’OMS estimait à entre 10% et 20% le pourcentage d’hospitalisations dues aux intolérances.

Encore limitée, l’utilisation des objets connectés devrait se renforcer, au même titre que l’analyse automatisée de la voix et des images fournies par les patients, estime Paul de La Rochefoucauld. «La Medgate App peut déjà se connecter à la plupart des montres ou des capteurs digitaux dont disposent nos patients, mais nos médecins les jugent souvent moins précis que des examens sanguins ou urinaires plus poussés. En revanche, nous intégrons déjà la solution développée par ResApp, une entreprise australienne qui analyse la toux des patients pour orienter le diagnostic vers tel ou tel type de pathologie.»

A l’avenir, l’analyse de la voix va devenir toujours plus utile, dit Laura Tocmacov: «Contrairement à ce que nous croyons, une IA bien entraînée est plus efficace que l’être humain pour analyser nos émotions. Elle pourrait par exemple permettre de déceler un risque suicidaire chez un patient, y compris lorsqu’il prétend qu’il va bien.» De la science-fiction? Non, promet l’experte: «Aucune IA ne peut détecter un mensonge à coup sûr. En revanche, elle peut orienter le médecin et l’amener à creuser.»

Vertigineuse, la question préfigure un des principaux enjeux qui attendent le monde de la médecine connectée: la fiabilité des algorithmes. «L’IA la plus puissante du monde donnera de mauvais conseils aux médecins si les données dont elle se nourrit ne sont pas qualifiées correctement, insiste Laura Tocmacov. Une femme est encore prise en charge quarante minutes plus tard qu’un homme en cas d’infarctus parce que l’on continue de s’appuyer sur les symptômes masculins. Une bonne utilisation de l’IA consisterait à repérer ces biais pour mieux qualifier les bases de données.»

 
JP
Jean-Christophe Piot