Dans une époque bouleversée par les crises successives et la désagrégation des repères, les écrits de Platon, Spinoza ou Kant nous seraient-ils d’un plus grand secours que les accords toltèques? C’est la conviction de la philosophe et essayiste française Julia de Funès. Et, visiblement, celle de plus en plus d’entreprises et d’organismes publics, qui la sollicitent quotidiennement pour ses analyses critiques et acérées sur les errements managériaux. Bonheur au bureau, perte de sens, autorité, leadership, intelligence artificielle, l’auteure de Socrate au pays du process et du Développement (im)personnel: le succès d’une imposture aborde le monde du travail avec un discernement salutaire, sans jamais tomber dans «les évidences qui polluent les esprits et engourdissent les intelligences».

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Vous serez en avril à Lausanne pour donner une conférence dans le cadre d’un événement organisé par le cabinet de recrutement Move UP. Vous-même, vous avez commencé votre vie professionnelle en tant que chasseuse de têtes. Qu’avez-vous retiré de cette expérience?

Après avoir terminé mes études – une maîtrise en philosophie suivie d’un master en ressources humaines, que j’ai complété plus tard par un doctorat –, j’ai travaillé pendant une dizaine d’années dans le recrutement. J’ai appris énormément de choses sur le monde des entreprises, du business et du management et c’est ainsi que j’ai pu repérer, avec mon prisme philosophique, ce qui pouvait être questionné, analysé, critiqué. J’aime la philosophie très appliquée, issue du concret et du pragmatique. Je considère que c’est une grande chance que j’ai eue dans mon parcours que de pouvoir allier ce côté pragmatique des RH à la théorie des grands philosophes.

«L’intérêt pour la philosophie vient aussi du fait que, depuis quelques décennies, les entreprises se sont engouffrées dans des formations en leadership et management, souvent d’un niveau très médiocre.»

 

La philosophie semble se démocratiser. Pourquoi, selon vous, les entreprises s’intéressent-elles aujourd’hui autant à cette discipline?

Depuis cinq, six ans, je donne une conférence par jour, en France, en Suisse et dans d’autres pays. Mes collègues philosophes, Luc Ferry, Raphaël Enthoven ou Cynthia Fleury, sont également très sollicités. Je vois plusieurs raisons à cet engouement. La philosophie est une discipline née il y a trois mille ans, solide et rigoureuse, apportant non seulement des questions mais aussi de formidables réponses. Elle est toujours d’actualité car, si les temps changent, les problématiques existentielles restent à peu près identiques depuis vingt-cinq siècles. La force de la philosophie, c’est qu’elle est universelle et intemporelle.

Je crois que l’intérêt pour la philosophie vient aussi du fait que, depuis quelques décennies, les entreprises se sont engouffrées dans des formations en management, leadership et coaching en tout genre, souvent d’un niveau très médiocre. Au sortir de l’autoritarisme des années 1950, 1960 et 1970, c’était fun et sympathique. Aujourd’hui, on en revient – on le voit notamment aux Etats-Unis où plusieurs ouvrages très critiques sur le développement personnel ont été publiés – car on réalise à quel point ces formations sont creuses.

A une époque si complexe et anxiogène, les gens n’ont-ils pas besoin de réponses simples auxquelles se raccrocher?

La grande séduction du développement personnel réside en effet dans sa facilité et sa simplicité. On comprend tout immédiatement. C’est facile à lire. Vous ouvrez un ouvrage de philosophie, vous ne comprenez rien. Alors évidemment, si on cherche la satisfaction immédiate, mieux vaut se plonger dans un livre de développement personnel, qui nous apportera un ersatz de réponse. En revanche, la philosophie exige de l’effort, il y a des auteurs intercesseurs qu’il faut lire si on veut comprendre Nietzsche ou Kant. Mais si vous faites cet effort-là, vous trouverez véritablement des réponses, denses et profondes. Je fais un parallèle: le tennis, c’est exigeant, il faut prendre des cours, acquérir la technicité, et il y a le padel, plus simple et immédiat. Mais savoir jouer au tennis et pratiquer de temps à autre le padel, ce n’est pas la même chose. L’air du temps est à la facilité immédiate. Seuls ceux qui s’imposent un effort dans un temps long obtiennent un résultat, une densité, une valeur rare. L’immédiateté ne mène à rien de consistant. Sans discipline, rigueur et temps long, on n’arrive à rien. Mieux vaut le comprendre tôt. 

L’intelligence artificielle attise aussi bien les craintes qu’elle suscite de grands espoirs. Quel est votre regard sur notre époque, qui exige une grande adaptabilité, et sur l’IA en particulier?

Je pense que ce qui est construit par l’homme n’est jamais une fatalité. Ce n’est pas comme un tsunami, un deuil ou un cancer qui nous tombe dessus. Nous avons la possibilité de faire ce que l’on veut des outils que l’on crée. Une création n’est pas une créature. Je suis une technophile et je considère que l’IA est une chance, dans le sens où l’être humain va pouvoir se départir de tâches mécaniques et procédurales. Dans cinq à dix ans, je n’en sais rien, mais pour l’instant, les humains ont encore des spécificités que n’ont pas les machines: prendre des risques, faire confiance, faire preuve de réflexivité, d’originalité dans la pensée n’est pas encore du ressort algorithmique de l’IA. Personnellement, je suis plus préoccupée par l’intelligence humaine qui se robotise et s’artificialise par la mécanisation des tâches que par l’IA qui remplacerait l’intelligence humaine.

«Personnellement, je suis plus préoccupée par l’intelligence humaine qui se robotise et s’artificialise par la mécanisation des tâches que par l’IA qui remplacerait l’intelligence humaine.»

 

Vous êtes très critique sur le fait que les entreprises se targuent de se préoccuper du bonheur de leurs employés. N’est-ce pas une intention louable?

Comme tout le monde, je suis pour le bien-être et le bonheur du plus grand nombre. Mais c’est un vœu pieux que de prétendre s’occuper du bonheur parce que le bonheur est une affaire subjective entre soi et soi-même. Demain, si j’ai un cancer, mon bonheur sera de recouvrer la santé. Si j’ai des problèmes d’argent, ce sera de pouvoir résoudre mes problèmes financiers au plus vite. On voit bien que le bonheur est contingent et subjectif.

Toutes les tentatives d’homogénéisation du bien-être sont donc vaines et je me méfie de cette ambition comme de la peste car, dans l’histoire, les pires crimes ont souvent été commis au nom du bien de l’humanité. Dans les entreprises, ce n’est certainement pas des Chief Happiness Officers, des billards, des baby-foots ou des rooftops végétalisés et d’autres gadgets qui vont rendre les collaborateurs heureux. Le bien-être est une affaire autrement plus délicate.   

Les maladies psychiques liées au travail sont en effet en forte augmentation ces dernières années. Que peuvent faire alors les entreprises pour contribuer à un mieux-être des employés?

En France, une étude Ipsos a récemment été publiée et montre que deux salariés sur trois sont malheureux dans leur travail. Il n’y a jamais eu autant de burn-out et d’arrêts divers. Cela veut bien dire qu’il y a une erreur d’aiguillage puisqu’on n’a jamais autant parlé de bien-être depuis des années, et qu’il n’y en a jamais aussi peu eu! Travailler aux conditions du bien-être au travail suppose de la reconnaissance, de la liberté d’action, du sens, de la confiance et bien d’autres composantes existentielles ne pouvant faire l’objet d’aucune recette comportementale.

En quoi l’autonomie, qui fait parfois défaut dans les entreprises, est-elle essentielle pour rendre les employés plus satisfaits de leur travail?

Il faut toujours revenir à l’étymologie: autonomos signifie «qui se fixe à soi-même ses propres lois». Une entreprise a ses règles, ses contraintes et ses process. Mais dans ce cadre restreint, elle doit absolument donner aux employés un potentiel d’action. Etre un sujet, une personne suppose d’agir à partir de soi-même, de prendre des décisions, pour sculpter son existence comme on l’entend et pas seulement obéir aux injonctions diverses. Si nous n’avons pas la possibilité de choisir, de ressentir ce potentiel d’action et de décider à partir de nous-mêmes, nous devenons des robots, et des robots assez bas de gamme à l’heure de ChatGPT 4! L’autonomie fait de nous des humains à part entière, et pas seulement des rouages au sein d’une organisation.

Durant la pandémie de covid, le télétravail s’est imposé. Depuis, beaucoup d’entreprises font marche arrière et mettent en place des contrôles, ce qui va à l’encontre de l’autonomie dont vous parlez.

On ne reviendra pas sur le télétravail en tant que tel. Qu’on l’ajuste est une chose, qu’on le supprime en est une autre. Si on regarde l’histoire du management, aucune liberté octroyée n’a été par la suite supprimée. Evidemment, le télétravail suppose une perte de contrôle pour les managers. Seuls les managers capables de faire confiance adhèrent au télétravail. On entend aussi que le télétravail empêcherait le collectif. C’est faux. Les moments ensemble sont plus difficiles à organiser, mais le télétravail quelques jours par semaine n’empêche en rien de se retrouver. Le télétravail devient un bouc émissaire très utile pour le management qui n’arrive pas à rassembler ses collaborateurs et à leur faire confiance.

Les entreprises sont également le reflet de la société, traversée actuellement par les revendications woke venues d’outre-Atlantique, qui imprègnent aussi les débats sur le Vieux Continent. Comment les entreprises doivent-elles y répondre?

Je me situe sur une ligne de crête: je ne suis pas woke et je ne suis pas anti-woke. Au départ, le mouvement woke, qui alerte sur toutes les formes de discriminations, avait pour moi quelque chose de juste. On ne se rend pas compte lorsqu’on est Blanc, hétérosexuel ou issu d’un milieu bourgeois des inégalités qui peuvent perdurer dans la vie quotidienne même si elles sont sanctionnées par la justice. La vie d’un Noir n’est pas la même que celle d’un Blanc, la vie d’un hétérosexuel n’est pas la même que celle d’un homosexuel, même si ces discriminations sont prohibées par la justice. Néanmoins, je suis sévère sur la façon dont le wokisme vire à l’intransigeance idéologique. Au nom de l’antiracisme, le woke vire au racisme, au nom de l’antisexisme, il vire au sexisme. Les entreprises doivent faire la part des choses sans se soumettre aux lobbys militants, notamment des cabinets néoféministes ou antiracistes qui interviennent politiquement dans les organisations. Alerter sur les discriminations est une chose, la culpabilisation en est une autre. L’entreprise n’a pas à jouer un rôle de gardienne de mœurs morales, elle doit faire en sorte qu’il n’y ait pas de discriminations dans son organisation (inclusion, parité, etc.), sans tomber dans le militantisme idéologique.

C’est quoi, au fond, un bon manager?

C’est une personne qui fait preuve d’autorité (de savoir, de compétence, de circonstance, peu importe), sans être autoritaire. C’est une personne courageuse, car, aujourd’hui, s’affranchir des normes et des process, conserver un esprit critique et être capable d’agir selon le sens de la situation et pas seulement en vertu du code procédural en vigueur nécessite du courage. Je donne là quelques qualités attendues et non exhaustives, car il n’existe pas de recette pour être un bon manager. Le management est un ensemble de compétences, malheureusement on en a fait une promotion.

Vous parlez d’autorité, qui semble pourtant être mal vue dans nos sociétés.

L’autorité est en effet maltraitée et dénigrée, quel que soit le secteur – éducation, politique, entreprise. Or dès qu’il n’y a plus d’autorité, on assiste à un effondrement et un nivellement. L’autorité est une très belle qualité, qui provient étymologiquement du verbe grec augere, qui signifie «faire grandir ou augmenter». Une personne qui a de l’autorité augmente ses équipes, un maître qui a de l’autorité augmente ses élèves. L’autorité n’est aucunement synonyme d’autoritarisme, vertical et paternaliste, à bannir. C’est de la démagogie patentée que de refuser l’autorité. Nous sommes tous égaux en droits, bien sûr, mais nous ne sommes pas tous équivalents en compétences.

 
Bio express
  • 1979  Naissance à Paris. Elle est l’aînée des enfants d’Olivier de Funès, pilote de ligne, et de Dominique Watrin.
  • 2010  Naissance de sa première fille. Sa seconde fille naît en 2012.
  • 2017  Soutenance de sa thèse, sous la direction de Michela Marzano, «De l’identité personnelle à l’authenticité: entre représentation et mimétisme».
  • 2018 Parution de «La comédie (in)humaine. Pourquoi les entreprises font fuir les meilleurs», coécrit avec Nicolas Bouzou.
 
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Elisabeth Kim