Pourquoi le progrès implique-t-il forcément d’aller plus vite? Christophe Bouton, professeur de philosophie à l’Université Bordeaux Montaigne, en France, analyse les notions de vitesse et de modernité. Spécialiste de l’histoire et de l’expérience du temps, il a publié plusieurs ouvrages dans lesquels il questionne la course en avant prônée par nos sociétés, avec la productivité comme fer de lance, au prix de l’épuisement humain.
Le sentiment de devoir faire vite, de courir après le temps est de plus en plus courant dans nos sociétés. Pourquoi?
L’impression d’être constamment débordé se généralise. Dans le travail, les individus courent après les deadlines, qui leur donnent un sentiment de retard, d’urgence continue. Le malaise dans le travail grandit. Les statistiques le montrent: au niveau européen, 53% des salariés ne sont pas heureux en 2023, selon l’enquête annuelle de l’institut Gallup. Dans le monde, 8% se disent en souffrance.
Au niveau personnel également, l’idée de rentabiliser le temps devient monnaie courante. On parle de «faire une ville en trois jours», de «to-do list». Ce besoin d’efficacité permanent renvoie au concept de la densification du temps, imaginé par le sociologue Hartmut Rosa. Nous avons de plus en plus d’informations et de tâches à traiter sur un laps de temps identique. Par conséquent, le rythme s’accélère et le temps se compacte.
Pourquoi parle-t-on d’une «accélération de l’histoire»?
La notion d’accélération apparaît au XVIIIe siècle dans la politique et l’économie, et notamment avec la Révolution française. A cette époque, le régime monarchique présent depuis un millier d’années est renversé en moins de dix ans. Tous les observateurs se sentent dépassés, le rythme des événements s’accélère. Chateaubriand, qui a vécu la charnière de cette époque, disait: «Les événements couraient plus vite que ma plume.»
Cette impression de vitesse globale de la société va ensuite s’accentuer avec la révolution industrielle. Les moyens de transport, de production et de communication vont plus vite. L’arrivée du chemin de fer et du télégraphe contribue massivement à cette impression. Dans les sphères économiques, les processus sont bouleversés. Le machinisme permet par exemple une augmentation des cadences de production. Toutes ces évolutions ont fait que la modernité et le progrès sont depuis imaginés comme des concepts forcément rapides.
«Le temps est devenu une ressource immatérielle à rentabiliser.»
Quelles sont les conséquences sur le monde du travail?
Le temps est devenu une ressource immatérielle à rentabiliser au même titre que des matières premières. Les modes de production capitalistes exigent une optimisation du temps et une accélération de la production. Le jeu de la concurrence oblige les acteurs économiques à augmenter leurs performances pour survivre. Même les employeurs les mieux intentionnés, qui veulent améliorer les conditions de travail au sein de leur entreprise, doivent prendre en compte la rentabilité au préalable pour survivre. Ces modes de production et leurs contraintes sont désormais systémiques.
Toutes les évolutions de méthodes de travail et d’organisation ont eu pour but d’augmenter le rendement des employés. Le machinisme déjà visait à utiliser les machines pour accélérer la productivité des ouvriers. Le taylorisme a ensuite changé le processus qui optimisait les actions à la seconde près puisque, selon la logique des effets d’échelle, gagner quelques secondes sur un poste en multiplie les gains. Cette méthode est toujours d’actualité, par exemple auprès des livreurs dans la restauration. Chez Mc-Donald’s, le temps de cuisson des burgers est contrôlé à la seconde près. Dans les entrepôts d’Amazon, des employés surnommés «pickers» sont guidés par des robots afin d’optimiser leur trajet. Ils sont chronométrés et contraints d’effectuer leurs tâches toujours plus rapidement, au risque de porter atteinte à leur santé physique et mentale.
Comment la notion de productivité est-elle devenue aussi centrale?
La productivité relevait auparavant de la responsabilité de l’entreprise, qui cherchait à améliorer ses processus. Avec le toyotisme, elle passe à l’employé. Les usines Toyota utilisaient la méthode du lean manufacturing, qui visait à supprimer au maximum les temps morts dans les processus de production. Elles appliquaient également le «kaizen», méthode qui vise à atteindre une meilleure qualité par une multitude de petites améliorations. Appliqué au travail, le concept implique que l’employé doit lui-même chercher l’amélioration continue de son travail. Les contremaîtres étaient supprimés puisque chaque ouvrier devenait son propre surveillant. La productivité devient alors une contrainte intériorisée.
Cette pression s’est étendue aux cadres avec l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les années 2000. Désormais, les employés emportent leur travail partout avec eux, grâce à leur ordinateur et leur smartphone. Ces nouveaux outils ont participé à augmenter la durée du temps de travail en empiétant sur les moments personnels et de loisirs.
Aujourd’hui, les entreprises tentent néanmoins d’améliorer leurs conditions de travail, par exemple avec l’accès au télétravail, au temps partiel, aux Chief Happiness Officers. Le monde du travail s’améliore-t-il?
Certaines entreprises font des efforts en effet, notamment parce qu’elles ont compris l’intérêt d’avoir des employés heureux. Les études montrent que les collaborateurs qui se sentent dans un environnement de travail épanouissant sont plus productifs, le turn-over diminue, ce qui bénéficie à terme à l’entreprise. C’est également un argument pour recruter, désormais. Cette évolution prend cependant du temps, puisqu’elle implique de changer de modèle dans un marché extrêmement concurrentiel, encore largement basé sur la maximisation des profits.
Quelles sont les conséquences pour les travailleurs?
Les effets psychologiques liés à la course à la productivité sont conséquents. La pression au travail s’est accrue. L’exigence de rapidité donne aux employés le sentiment de devoir bâcler leur travail. Ne pas pouvoir faire correctement son travail génère de grandes souffrances. Le burn-out est symptomatique de cette tendance, mais ce n’est selon moi que l’arbre qui cache la forêt. La souffrance au travail est plus large, et peut prendre des formes insidieuses.
Les conséquences ensuite sont éthiques et sociales. Le manque de temps et l’épuisement qui en découle isolent les individus et les rendent moins investis dans leurs relations intersubjectives. Ils ont plus de mal à s’occuper de leurs proches, de leurs enfants ou de leurs parents âgés.
«Le sentiment de course facilite ainsi l’émergence de discours politiques simplistes.»
Vous parlez de conséquences politiques également, pourquoi?
Difficile de s’intéresser au débat politique quand on a «la tête dans le guidon». Les travailleurs submergés manquent de temps pour se renseigner, écouter les différentes propositions politiques, lire la presse, exercer leur esprit critique. L’impact sur la démocratie est immédiat, particulièrement dans les démocraties directes participatives comme la Suisse. Les sujets votés sont souvent complexes et demandent d’y consacrer du temps pour prendre une décision éclairée. Le sentiment de course facilite ainsi l’émergence de discours politiques simplistes, qui se basent sur la pensée rapide. Pour chaque problématique, ces partis trouvent un coupable. C’est rapide, facile, mais extrêmement trompeur.
Vous défendez la notion de droit au loisir, qu’entendez-vous par là?
Je parle de temps libre comme de temps où l’on peut déterminer le contenu de ses activités et leur rythme, parfois rapide, parfois dans l’urgence, parfois dans la contemplation. Les Grecs l’appelaient skholè, les Romains otium, pour désigner le temps disponible pour les affaires de la cité. Je ne parle pas de paresse, mais de temps alloué à autre chose que dormir ou travailler, dans une logique non productive. Ces moments doivent servir à s’ennuyer, à réfléchir, à interagir, à s’épanouir.
La révolution industrielle avait nourri des utopies de temps libre. Karl Marx estimait que la durée du travail devait se limiter à six heures par jour – le standard étant à douze heures quotidiennes à l’époque. Depuis, de nombreux intellectuels ont théorisé le besoin de réduire le temps de travail. Globalement, la conquête du dimanche et les différentes avancées syndicales ont permis cette évolution, mais les nouvelles technologies ont pris cette place.
Les nouvelles technologies permettent-elles d’être plus efficace et de gagner du temps libre?
Elles permettent de gagner du temps sur les processus, mais pas du temps libre. Les e-mails sont un exemple frappant: on doit aujourd’hui traiter des dizaines d’e-mails par jour, ce qui aurait été inconcevable à l’époque des lettres. Les discussions professionnelles peuvent désormais se faire en visioconférence plutôt qu’en personne, on peut trouver des informations précises en ligne sans se rendre à la bibliothèque, etc. Ce temps gagné n’est néanmoins pas laissé libre, puisqu’il est généralement remplacé par une autre tâche.
Les exigences de vitesse actuelles sont-elles une forme d’oppression?
Oui, dans le sens d’un excès de pression sur les individus. Le problème touche tous les secteurs. Les agriculteurs, par exemple, subissent seuls un rythme de travail de plus en plus intense, obligatoire à leur survie. Le scandale des suicides à France Télécom a jeté une lumière crue sur le danger des méthodes de gestion par le stress. Le jugement du tribunal correctionnel de Paris du 20 décembre 2019 a institué pour la première fois la notion de «harcèlement moral institutionnel», pour qualifier les méthodes de management qui mettent les employés d’une même entreprise en souffrance. Le tribunal a condamné les responsables et introduit la dimension globale que pouvait prendre le harcèlement.
La vitesse touche-t-elle toute la société?
Internet a favorisé le goût du changement et du court terme par l’offre énorme qu’il propose. Ainsi, les contenus doivent être immédiats et de plus en plus courts, comme les vidéos des réseaux sociaux, qui durent maximum une minute avant de s’enchaîner sur une autre vidéo. Les applications de messagerie jouent aussi sur le rapide, l’éphémère, à l’instar de Snapchat dont les images disparaissent en quelques secondes. Au niveau relationnel également, les sites de rencontres parient sur la vitesse des échanges et des relations. Dans cette veine, Hartmut Rosa a théorisé «la figure du surfeur», qui désigne l’individu qui passe d’une vague à l’autre, change de métier, de conjoint, d’habitudes extrêmement rapidement.
L’accélération est-elle immuable?
Je refuse de céder au fatalisme. La tendance actuelle constitue un problème social et politique, qui a donc des solutions. Il faut réformer le capitalisme et mettre des limites aux exigences de productivité. La législation sur le droit à la déconnexion représente une avancée majeure. Ces dispositions existent depuis plusieurs années en France ou en Belgique (en Suisse, le droit à la déconnexion n’est pas inscrit dans la loi, ndlr). Cette avancée en matière de droit est aujourd’hui promue au niveau européen. Le fait d’être protégé au travail en dehors des heures de bureau est essentiel. Il permet aux employés de refuser la surcharge en restant protégés des sanctions.
Que doivent faire les entreprises?
Les entreprises doivent comprendre que le management qui pousse à la constante accélération des processus n’est pas une solution. Certains individus peuvent être dans l’ivresse de l’urgence: ils aiment travailler sous adrénaline, dans des délais serrés. Les entrepreneurs par exemple peuvent aimer cette pression. Mais le plus souvent le fait d’être dans l’urgence n’est pas voulu mais subi. Il faut privilégier les méthodes de slow management, qui laissent une marge de liberté aux employés.
Les mouvements écologiques prônent un ralentissement économique, en même temps qu’une urgence d’agir. Est-ce compatible?
Absolument! Contrairement à l’urgence capitaliste, une pression créée pour augmenter les profits, l’urgence climatique est réelle et tangible. Nous sommes dans la phase de l’anthropocène, c’est-à-dire que l’activité humaine a désormais un pouvoir de modification de la nature. Comme le soulignent les différents rapports du GIEC, les impacts négatifs se trouvent également dans une tendance d’accélération effrénée: augmentation des gaz à effet de serre, fonte des glaciers, acidification des océans, déclin de la biodiversité. Le discours du ralentissement apparaît alors essentiel. Il faut revoir notre modèle de société, puisque les solutions face au réchauffement climatique impliquent obligatoirement de produire moins, de consommer moins, de travailler moins. On ne prend pas la mesure de la révolution qu’on devrait faire dans nos manières de vivre pour faire face aux enjeux du réchauffement climatique.
Les technologies peuvent-elles être la solution?
Je suis sceptique face aux théories de l’éco-modernisme, qui prônent que la technologie réglera les problèmes environnementaux. Que ce soient les procédés de décarbonation ou les moteurs à hydrogène, ces technologies demandent elles-mêmes énormément d’énergie. Les logiques de productivité et de rentabilité restent prioritaires sur celles de sobriété. Dans Ralentir ou périr, l’économiste Timothée Parrique explique que nous ne renoncerons pas à ce que nous avons acquis, mais il serait temps de stopper la course en avant technologique.
1969
Naissance à Issy-les-Moulineaux, France.
1997
Obtention du doctorat, spécialisé sur la philosophie de Hegel.
2005
Chevalier de l’ordre des Palmes académiques en France.
2010
Publication de l’ouvrage jeunesse «J’ai pas le temps!» (Ed. Gallimard Jeunesse Giboulées).
2013
Publication du «Temps de l’urgence» (Ed. Le Bord de l’eau).
2022
Publication de «L’accélération de l’histoire. Des Lumières à l’anthropocène» (Ed. Seuil).