Avec la hausse constante des primes maladie, l’idée d’une caisse unique regagne du terrain. Avec quelle chance de succès?
La probabilité d’une initiative sur la caisse unique a augmenté. C’est la vraie menace de ces prochains mois, alors que le peuple a rejeté cette idée à quatre reprises par le passé. Et chaque fois à une large majorité. Ce qui me désole, c’est qu’on aborde la santé de manière idéologique et dogmatique. Parce qu’il est évident qu’une caisse unique ne permet pas de traiter le problème à la racine. Pas un franc ne sera économisé avec une caisse unique; au contraire, je prévois une très grande perte d’efficience.
C’est-à-dire?
Rappelons d’abord un chiffre: à la CSS, les frais administratifs dans la LAMal ne pèsent que 3,9% des dépenses (4,9% en moyenne dans le reste de la branche). Les assurances maladie ne représentent donc pas un réel facteur de coûts. Elles ont une fonction d’aiguillage. Elles ont pour rôle de négocier les factures avec les autres acteurs du système, si possible à la baisse. Elles se livrent de plus une concurrence féroce. A titre de comparaison, à la Suva, qui peut être considérée comme une caisse unique puisqu’elle assure près de la moitié des salariés de l’industrie et de l’artisanat contre les accidents professionnels et non professionnels, les frais administratifs dépassent les 11%, soit plus de deux fois la moyenne de la branche LAMal.
Quid des projets de caisses publiques cantonales, notamment celui déposé par le canton de Genève?
Je suis pour. Si les règles du jeu sont les mêmes que pour les caisses privées, nous pourrons enfin comparer l’efficacité des unes et des autres. Personnellement, je doute qu’elles fassent mieux qu’une caisse comme la CSS, qui dispose de plus d’un siècle d’expérience.
Que faire pour abaisser les coûts du système?
Pour un entrepreneur qui, comme moi, vient du privé, l’immobilisme du parlement et celui de l’administration sont sidérants. Parce que, franchement, il existe bon nombre de mesures qui pourraient être mises en place très rapidement.
Lesquelles?
Prenez le prix des médicaments. Je connais bien l’industrie pharma puisque j’ai été leur fournisseur pendant plus de trente ans. A l’époque, si les thermomètres que je leur livrais étaient 2% plus chers que ceux de la concurrence, j’étais mis sur une liste noire. La pression sur les prix était énorme. A l’inverse, chaque fois que vous essayez de négocier à la baisse les prix des médicaments produits par la Big Pharma, ils menacent de quitter le pays. Je peux vous dire: ils ne vont jamais partir, et ils ne seront pas en péril s’ils baissent leurs prix.
Pourquoi en êtes-vous si sûr?
La Suisse dispose d’un savoir-faire et de conditions-cadres irremplaçables dans ce domaine. Ce sont les années passées à la vice-présidence d’Economiesuisse qui me permettent d’être aussi affirmatif. Je reste sidéré de la puissance et de l’efficacité de leur lobby. D’autre part, il faut aussi m’expliquer pourquoi la Suisse s’impose une homologation quand la FDA américaine et l’UE le font déjà. Cela occasionne de nombreux retards et des surcoûts. Et avec les investissements énormes consentis dans la recherche et le développement, penser qu’un médicament puisse se limiter au marché suisse et nécessiter une homologation spécifiquement suisse est illusoire.
Que faire?
Pour baisser les coûts, il faudrait autoriser les importations parallèles. Notamment pour les médicaments génériques, qui sont jusqu’à trois fois plus chers que chez nos voisins. Les génériques permettent près de 500 millions d’économies par an. Mais il faut continuer à étendre leur utilisation. L’introduction de nouveaux modèles de pricing est urgente. Le prix d’un médicament peut par exemple être lié au volume: plus il est vendu, plus il baisse. Cela permettrait 300 à 400 millions d’économies.
Quel est le facteur principal de la hausse des coûts de la santé?
L’étude de notre équipe du CSS Institut, publiée l’été passé, casse une idée reçue: ce n’est pas le vieillissement de la population qui est la cause première de la hausse des dépenses de santé, mais les nouveaux médicaments admis par l’assurance de base depuis 2012. Ils expliquent près d’un tiers de la hausse de ces surcoûts. Contre un septième pour le vieillissement, selon nos calculs. De plus, chaque nouvelle prestation remboursée par la LAMal a un coût. Depuis que les psychologues-psychothérapeutes facturent librement à l’assurance de base, les coûts ont augmenté de 350 millions de francs pour la branche.
Des primes plus élevées pour les assurés de plus de 65 ans iraient à l’encontre du principe de solidarité auquel nous sommes attachés.
Votre avis sur l’interpellation du conseiller national Philippe Nantermod qui a émis l’idée de «primes seniors»?
Des primes plus élevées pour les assurés de plus de 65 ans iraient à l’encontre du principe de solidarité auquel nous sommes attachés. Cela dit, la proportion de personnes âgées qui souscrivent à des modèles alternatifs d’assurance (MAA) est insuffisante, alors que c’est précisément cette catégorie d’assurés qui souffre de maladies chroniques et qui pourrait bénéficier d’une meilleure coordination des soins. Nous sommes d’avis qu’il faudrait rendre ces types de contrat plus attractifs pour ce groupe cible. Avec comme résultat un impact positif sur les coûts et la qualité des prestations. Mais, de manière générale, il me semble important de ne pas esquiver les questions éthiques qui se posent en matière de santé.
Par exemple?
Dans les cantons de Genève et de Vaud, 36% des assurés bénéficient de subsides pour leurs primes d’assurance maladie. Ce pourcentage est de 28% pour l’ensemble de la Suisse. Or une grande partie des personnes qui touchent ces subsides contractent dans le même temps des assurances complémentaires. Ce qui pose une question politique et sociétale. Et si tant de personnes ne peuvent plus financer leurs primes, il faut un changement radical d’approche de la part du politique et du système de santé.
Revenons à un sujet a priori plus technique: le dossier électronique du patient (DEP), qui paraît enlisé…
Nous avons vingt ans de retard sur le Danemark ou les Pays-Bas dans ce domaine, on l’a assez répété. Pourtant, la solution purement technique existe, elle nous permettrait de mieux coordonner les soins, d’éviter les redondances et donc de faire baisser les coûts. Je me suis cassé un os scaphoïde en skiant. Un accident bénin. J’ai eu droit à un nombre incalculable de radiographies. Chez le généraliste, qui m’a ensuite envoyé chez un spécialiste qui a, à son tour, multiplié les radios de contrôle. C’est fou.
Cette lenteur semble provoquer chez vous une immense frustration. Pourquoi avoir accepté ce poste de président de la CSS?
J’essaie, précisément, de soulever ce qui me semble constituer les vrais problèmes. En évitant la langue de bois. Je cherche à la fois à déclencher la discussion et à trouver des solutions. Sans lâcher l’objectif. Voilà comment je perçois mon rôle.
Avec 1,516 million d’assurés en 2023, le groupe CSS est le numéro un de l’assurance de base (LAMal). Primes acquises pour compte propre: 6,98 milliards de francs. Résultat consolidé: 39,1 millions de francs. Nombre d’agences: 101. Nombre de collaborateurs: 2900.
Quels sont les autres dysfonctionnements?
L’autonomie des cantons en matière de gestion hospitalière. Elle aboutit à des situations délirantes. Prenez le CHUV. Son budget s’élève à plus de 2 milliards de francs sur un budget cantonal de plus de 11 milliards. C’est colossal. Et pourtant, il n’a toujours pas de conseil d’administration. Sa gouvernance reste opaque. Le CHUV coûte environ 30% plus cher que l’hôpital cantonal de Zurich. Je fais partie de ces Vaudois engagés qui cherchent depuis des années à savoir pourquoi. Comment l’Etat peut-il être extrêmement pointilleux quant à la gouvernance de l’économie en général et ne pas s’appliquer à lui-même ces mêmes principes? Une anecdote: j’ai rencontré récemment, à titre personnel, l’une des personnes approchées pour reprendre la direction du CHUV. Vous savez ce qu’elle m’a dit? Je la cite: «Lorsque j’ai compris la marge de manœuvre qui me serait donnée, j’ai retiré mon dossier.»
Quel type de contrôle préconisez-vous?
Tout fédéraliste que je sois, j’attendrais de la Confédération qu’elle impose aux cantons des règles de fonctionnement et une certaine transparence pour que nous disposions d’un benchmark. Par contraste, la Finma contrôle les assureurs maladie beaucoup plus étroitement que les assureurs dommage. Je réclame la mise sur un pied d’égalité et rejette les interventions dans la liberté managériale qui reposent sur des bases légales insuffisantes.
Vous paraissez pessimiste sur la possibilité de faire bouger les lignes…
Détrompez-vous. Je suis persuadé que nous approchons d’un point de bascule. Les coûts de la santé, qui étaient supportables jusqu’ici, ne le sont plus. L’Etat et les acteurs du système se trouvent dos au mur. Le potentiel de simplification est immense. Sans même révolutionner le système, de nombreuses mesures peuvent être prises rapidement. Ce sont les ruisseaux qui font les grandes rivières. Et il faut sans doute aussi revoir le rôle de certains acteurs du système.
Par exemple celui des pharmaciens?
Face à la pénurie de médecins de famille, ils peuvent en effet apporter une contribution importante. Les pharmacies, avec leur réseau dense et leurs horaires étendus, sont en première ligne, comme on a pu le voir pendant le covid avec les vaccinations. Depuis plusieurs années, les pharmaciens ont accès à des formations pour des pathologies simples, comme les infections urinaires ou oculaires. Ils pourraient offrir un nombre encore accru de prestations, surtout si leur cursus de formation, qui dure entre cinq et six ans, était aménagé en conséquence. Le travail en réseau avec les médecins, la télémédecine recèlent également un potentiel inexploité. Mais pour commencer, il faudrait expliquer aux assurés, qui sont souvent mal informés, ce qu’ils peuvent attendre de leur pharmacien.
Le Réseau ARC, une expérience pilote lancée début 2024 par le canton de Berne, Swiss Medical Network, Visana et plusieurs autres prestataires, propose une approche intégrée des soins. La CSS s’est lancée récemment dans une expérience comparable. Quel est l’avenir de ce type de réseaux? Avec quel impact?
Notre approche est inédite. Avec l’Ensemble hospitalier de La Côte (EHC), la CSS a mis sur pied un réseau de soins intégrés qui offre aux assurés de la région de Morges une prise en charge complète. Et cela sans création de structure juridique, chaque partenaire restant indépendant. Rappelons que l’EHC, c’est un réseau de santé qui comprend un hôpital général de soins aigus, un centre de réadaptation sur les sites d’Aubonne et de Gilly, une clinique privée, trois permanences médicochirurgicales, des centres médicaux et trois EMS. Et qui offre l’équivalent d’un DEP à tous ceux qui en font partie.
Que recouvre cette prise en charge complète? Quels en sont les avantages pour le patient?
Ce partenariat entre la CSS et l’EHC permet notamment une prise en charge coordonnée des malades chroniques ou souffrant de plusieurs pathologies par une personne dédiée pour favoriser une amélioration de la santé et anticiper les dégradations évitables. L’essor des soins intégrés permet aussi de mettre l’accent sur la prévention. Dans le cadre de notre partenariat avec l’EHC, chaque assuré qui choisit ce réseau de soins bénéficie d’une évaluation de santé gratuite et de conseils personnalisés.
La prévention ne représente que 3% des dépenses de l’assurance de base. Comment les caisses peuvent-elles l’améliorer?
La prévention est un objectif stratégique de la CSS depuis plusieurs années. Nous proposons, par exemple, des conseils en nutrition, en gestion du stress et du sommeil sur notre application Active365. Nous offrons des services personnalisés, comme l’accès gratuit à un coach santé. Ou un deuxième avis médical en cas d’intervention chirurgicale: 50% des assurés sollicitant un deuxième avis renoncent à la chirurgie.
Vous avez longtemps représenté l’industrie à la CVCI, puis à Economiesuisse comme vice-président. Votre analyse de l’économie suisse en ce début 2025?
Je suis préoccupé par l’état de notre secteur secondaire. Et je pense que nous faisons une erreur de ne pas le soutenir de manière plus déterminée. Quand vous prenez les chiffres globaux, ils paraissent positifs en comparaison internationale. Mais nous sommes victimes d’une illusion d’optique en raison du poids de l’industrie pharmaceutique et de celui de l’horlogerie haut de gamme. L’industrie des machines, en revanche, est fragilisée.
A titre personnel, vous avez vécu une expérience douloureuse avec la vente de l’entreprise familiale à un groupe américain en 2019. Quels enseignements en tirez-vous?
Nous n’avions pas d’autre solution pour régler notre succession, celle de mon frère et de moi-même. De ce point de vue, l’exercice a été réussi, si je puis dire. En revanche, la délocalisation d’une soixantaine d’emplois de production vers l’Allemagne reste un crève-cœur, même si elle s’explique par des circonstances particulières liées au covid et à l’importance des activités de l’entreprise en Chine et en Asie. Cet accident regrettable m’a toutefois renforcé dans mes convictions: la Suisse n’a aucun avenir dans la production industrielle standard. Nous devons donc nous concentrer sur les produits à forte valeur ajoutée. Mais pour réussir ce pari, il ne faut à aucun prix couper dans les budgets des hautes écoles et de la recherche comme on est tenté de le faire.
En Suisse, le terme de stratégie industrielle reste un gros mot…
Parce que nous sommes persuadés qu’elle doit être préservée, notre agriculture est l’une des plus subventionnées du monde. Ce que je ne conteste pas. Au contraire. Ce soutien devrait nous inspirer pour une stratégie de renforcement de notre tissu industriel. Prenez l’exemple de Swiss Steel et des problèmes que cette entreprise rencontre actuellement. Selon moi, il est vital de maintenir une capacité de production d’acier en Suisse. La politique ne peut donc pas se désintéresser de cet enjeu. Nous devons tenter de trouver le bon équilibre entre les divers secteurs de l’économie. Nous ne pouvons pas vivre que des emplois de la banque, du trading et des assurances. Comme en matière de santé, il ne faut pas se laisser freiner par une posture dogmatique lorsque des décisions cruciales s’imposent.
1958
Naissance à Lausanne. Maturité fédérale, diplôme en gestion d’entreprise au Canada.
1986
Directeur du marketing de Rüeger, l’entreprise familiale. En devient le CEO en 1991.
1995
Elu président de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie (CVCI), membre puis vice-président jusqu’en 2021 du comité directeur d’Economiesuisse.
2009
Entre au conseil d’administration du groupe Coop.
2019
Vente de Rüeger au groupe américain Ashcroft.
2023
Elu président du conseil d’administration du Groupe CSS.