«Suivre le vent, je sais faire.» Elle n’a jamais rien planifié de sa vie et elle voit le monde des affaires riche de possibilités infinies, nous raconte-t-elle. Car si Leila Schwab a pris la tête de Schwab-System, c’est à la suite d’un pur concours de circonstances. A 38 ans, elle peut se targuer d’avoir élargi le spectre des activités de l’entreprise de menuiserie familiale, fondée en 1946, à Prêles, au-dessus du lac de Bienne. Avec ses 108 collaborateurs et un chiffre d’affaires de 20 millions de francs, l’ensemble du groupe se distingue désormais par la diversité des domaines couverts, mais aussi par sa culture d’entreprise et son management. Tout un programme.
Un empire familial réinventé
Connue pour ses bâtiments en ossature bois, ses aménagements intérieurs, ses salles de concert et ses auditoriums, Schwab-System s’intègre dans une holding baptisée... Le Village Elargi, justement, qui coiffe désormais une société de ferblanterie, un bureau de design et d’architecture, un cabinet de conseil, Escape Infinity, qui conçoit, construit et gère des escape games. Entre autres entités regroupées, filons la métaphore, dans plusieurs «quartiers» différents.
La holding Village Elargi, présidée par Leila Schwab, comprend désormais les entités suivantes:
Schwab-System
construction bois
Locram
relevés scanner 3D
Noirewood
atelier et design, architecture
Ferco
ferblanterie-couverture
Alyem
gestion de la croissance
Coco Boss
coaching et consulting
Skilsem et Escape Infinity
escape games
Nous retrouvons Leila Schwab au hub de loisirs Les Atmosphères, à Vernier. Grand sourire et poignée de main vigoureuse, elle a pris le train de Neuchâtel pour nous faire visiter le plus récent de ses chantiers. La plupart des projets qu’elle entreprend sont le fruit d’une imagination toujours en éveil, mais leur mise en œuvre repose sur une gestion et une rigueur quasi scientifiques. Sa thèse de doctorat en économie, soutenue il y a huit ans, porte d’ailleurs sur les risques de faillite des PME en forte croissance. Et le développement et la programmation complète d’un modèle pour les réduire au maximum. Nous en reparlerons.
Pour l’instant, revenons dans les murs flambant neufs du complexe Les Atmosphères, le centre névralgique du Quartier de l’Etang, 2500 habitants et autant d’emplois, qui jouxte l’aéroport de Cointrin. L’une des réalisations urbanistiques et architecturales actuelles les plus bluffantes du pays. Dans les étages, un food court, regroupant une douzaine de restaurants consacrés aux cuisines du monde – «si vous voulez y manger, mieux vaut réserver», conseille-t-elle. Au rez-de-chaussée, sur 4500 mètres carrés, un mur de grimpe (Le Môll), un espace dédié à des expériences de réalité virtuelle (VR City). Puis une zone remplie de jeux ludiques et dynamiques (Atmo’Game) et un royaume d’escape games (Escape Infinity) développés par Leila Schwab et son équipe.
Sept salles disposées autour d’un vestibule central confrontent les joueurs aux sept péchés capitaux. Nous les parcourons rapidement avant d’entamer notre entretien, le temps d’en saisir les ressorts dramaturgiques, (ô luxure, gourmandise, orgueil, paresse... quand tu nous tiens...) et le modèle d’affaires. La salle d’accueil de l’escape game où se trouve la billetterie se présente sous forme d’un bar à café-boutique au design fluide et coloré, une création de Schwab-System, où sont exposés les produits de plusieurs partenaires du projet.
Les chocolats Villars et les sirops Morand, par exemple, qui sponsorisent la salle consacrée à la gourmandise, what else? L’espace dédié à la colère, lui, est financé par la société genevoise de parking Parkgest et l’avarice par les Gravières d’Epeisses qui expliquent leurs activités sur le mode ludique et immersif. La plus grosse part du chiffre d’affaires devrait être assurée par les entrées (111 francs pour un groupe de deux à cinq personnes pour un jeu/péché) une fois le rythme de croisière du centre de divertissement atteint.
«Cette passion pour les escape games remonte à mon enfance. A l’âge de 6-7 ans, j’imaginais une suite d’énigmes pour mon petit frère Marco qu’il lui fallait résoudre pour mériter son petit-déjeuner», raconte Leila Schwab. Mais l’idée d’en faire un business est venue bien plus tard, quand Schwab-System a développé une forme d’escape game, au dernier étage de l’entreprise, pour retracer son histoire et faire la promotion de ses activités avec, parmi les pièces maîtresses, un cinéma, l’atelier et les outils de l’arrière-grand-père. Une illustration de ce qu’on appelle volontiers le marketing expérientiel. En moins de deux ans, plus de 8000 personnes l’avaient déjà visité. Un succès inattendu suivi d’un plan de diversification ambitieux.
L’art de conjuguer rigueur et créativité
Le parcours scolaire et les débuts professionnels de Leila Schwab ont été pour le moins sinueux et riches en surprises. En parallèle à ses études secondaires, rondement menées, elle consacre deux à trois heures par jour au piano classique. Elle songe d’ailleurs un temps à en faire son métier avant de commencer l’EPFL, puis de bifurquer sur l’Ecole hôtelière de Lausanne (EHL). «Dès que j’ai mis les pieds sur le campus du Chalet-à-Gobet, je savais que c’était là que je voulais étudier, se souvient-elle. J’ai fait un semestre de physique, mon second choix, avant d’être sûre d’être admise à l’Ecole hôtelière. Comme j’avais d’excellents résultats, mon professeur de physique du gymnase, étonné de me voir bifurquer, m’a appelée pour me demander ce qu’il avait fait faux dans ma formation pour que je ne continue pas ma carrière de physicienne... Je lui ai répondu qu’il n’y était pour rien.» Une décision prise «au feeling», une de plus.
Son bachelor de l’EHL en poche, Leila Schwab enchaîne avec un master en économie internationale à l’Université de Neuchâtel, part en stage à Barcelone chez un fabricant de fauteuils de cinéma. Un secteur proche de celui de l’entreprise familiale, réalise-t-elle bientôt. Le retour au bercail s’ensuit assez logiquement. En guise de baptême du feu, elle supervise de bout en bout le financement de la construction de la nouvelle usine du groupe, à Gampelen, et pose les bases d’une nouvelle organisation. Equipée de machines à commande numérique dernier cri, l’entreprise passe en quatre ans de quelque 17 à 85 collaborateurs. Un sacré saut en avant.
Passionné par son métier, Pascal Schwab, le père de Leila, a fait de l’entreprise l’un des pionniers de la construction bois en Suisse. Structurée en trois secteurs d’activité, Schwab-System continue d’aligner les belles réalisations. Par exemple le plafond du Théâtre de Beaulieu, récemment rénové. Et la salle de concert de 900 places de l’école privée Le Rosey. Autre mandat prestigieux, l’aménagement bois de l’intérieur du nouveau siège du CIO, à Lausanne. Ou encore la construction d’une structure d’entraînement pour le Centre national de judo, qui combine menuiserie et charpenterie. Sans oublier la construction de maisons individuelles, de bâtiments industriels et les surélévations d’immeubles, en forte progression à l’heure de la densification urbaine.
Le développement rapide de l’entreprise entre 2010 et 2014 coïncide avec la période pendant laquelle Leila Schwab décide d’enchaîner avec un doctorat à l’université. Une décision non préméditée, mais motivée par la possibilité de se frotter à l’enseignement. Ce qu’elle a fait ensuite pendant dix ans. Son directeur de thèse va non seulement lui laisser le choix de son sujet, mais l’autorise aussi à travailler à mi-temps chez Schwab-System. La voilà donc qui combine son travail de recherche, ses tâches d’assistanat et son activité au sein de l’entreprise familiale. Une sorte de laboratoire grandeur nature.
Une PME en pleine expansion
Plus de 80% des PME en forte croissance font faillite dans les cinq ou six ans, c’est le chiffre spectaculaire qui ressort de son étude. Pour modéliser le phénomène, elle programme, sur un logiciel de simulation, les centaines de processus à l’œuvre dans une entreprise en croissance, s’appuyant sur un corpus de plusieurs dizaines de sociétés, qui s’ajoute au cas de Schwab-System. Elle identifie, ce faisant, les variables déterminantes de la durabilité ou de la non-viabilité desdites sociétés.
Les flux de paiements, par exemple, selon que les entreprises sont payées à dix ou à cent vingt jours, ont évidemment un impact essentiel. Mais le facteur le plus prégnant, au final, se révèle être la difficulté des dirigeants des entreprises en phase de croissance rapide à prendre des décisions. Conclusion: il est préférable de prendre de mauvaises décisions plutôt que de ne pas en prendre du tout.
«J’ai bouffé du code pendant près de deux ans», se souvient Leila Schwab. Mais l’effort en valait la peine. De cette recherche, elle va tirer un modèle qui permet une réduction des risques de faillite de 80% à 25-30%. Un résultat qui suscite l’attention des cercles académiques mais aussi des milieux économiques. Plus de 200 personnes assisteront à sa soutenance de thèse, une audience record pour ce type d’événement. Comme chargée d’enseignement à l’Université de Neuchâtel, elle en a depuis fait le sujet privilégié de ses cours et le cœur de ses activités de consultante.
Les Schwab ont longtemps pensé que Marco, le frère cadet de Leila, reprendrait l’entreprise familiale. Diplômé de l’Ecole du bois, à Bienne, mû par la passion de l’acoustique, une spécialité de Schwab-System, le jeune homme semblait prédestiné pour succéder à son père. Il décidera au final de s’installer en Suède, où il se trouve encore avec femme et enfants. C’est d’ailleurs de Stockholm que Mme Schwab mère répond à notre appel téléphonique et nous explique: «Mon mari et moi, nous avons toujours encouragé notre fille et notre fils à suivre leur propre voie, en toute liberté.»
L’arrivée progressive de Leila aux commandes et la diversification de Schwab-System s’accompagnent d’une réorganisation et d’un management des plus innovants. La plupart des collaborateurs du Village Elargi ont désormais des cahiers des charges qui leur permettent de mettre en valeur des compétences diverses et de les appliquer dans plusieurs des secteurs d’activité du groupe. «Exemple: l’un de nos architectes développe aussi des énigmes pour nos escape games. Un travail de scénariste», explique Leila Schwab. Et de préciser sa vision d’un monde élargi, où chacun est invité à faire valoir ses divers talents et où les entreprises ne sont pas confinées à un seul domaine.
Pour illustrer son propos, la cheffe d’entreprise affiche l’organigramme du Village Elargi sur son ordinateur où est indiquée, au pourcentage de poste près, l’implication de chacun dans les différents secteurs d’activité de la holding. Pour la mise en œuvre de cette organisation complexe, elle s’appuie sur la plateforme numérique Peerdom, inspirée des principes de l’holacratie, et ajoute qu’elle peut compter pour la gestion des opérations sur un ou plusieurs directeurs expérimentés qui connaissent les entreprises du groupe à fond.
C’est que, en plus de jouer la transversalité des fonctions, le groupe a introduit la semaine de quatre jours payée à 100% – Leila Schwab préfère parler de la semaine de trois jours off. Les collaborateurs peuvent ainsi choisir le lundi, le mercredi ou le vendredi pour prendre leur jour de congé – les mardis et les jeudis restent obligatoires pour tous. «Cela faisait des années que les équipes avaient déjà congé le vendredi après-midi. Suboptimal pour nos clients et l’utilisation efficiente de notre parc de machines.» Et pour expliciter sa philosophie du management, Leila Schwab vous envoie un texte signé d’elle, «Nouvelle d’un Monde Elargi.e», extrait d’un roman en cours de rédaction: «Nous vivons tous dans ce que j’appelle le Monde Basique, ou le Monde Rétréci, écrit-elle. Le Monde Elargi est le même que celui dans lequel on vit, il est juste plus intense, plus joyeux, plus rempli, plus coloré, plus goûtu, plus mélodieux…»
Fan de sports, Leila Schwab pratique le trapèze volant, le kitesurf, le trail, le vélo... et le wakesurf, ici sur le lac de Neuchâtel.
En vigueur depuis un an et demi, sa formule d’aménagement des horaires a fait ses preuves, affirme-t-elle. La satisfaction au travail et la productivité sont en hausse, l’équilibre vie professionnelle-vie privée s’en trouve amélioré. En période de pénurie de main-d’œuvre qualifiée, ce modèle offre de plus un bel argument pour le recrutement de nouveaux talents. Et puisque nous parlons d’équilibre, où Leila Schwab trouve-t-elle le sien, dans le tourbillon de ses multiples activités? En faisant du trapèze volant, comme au cirque, trois fois par semaine. L’entrepreneuse pratique aussi le kitesurf, le wakesurf, le vélo gravel, le trail et de multiples danses... On aura compris qu’elle est en excellente condition physique et que, au lieu de l’épuiser, sa propension à embrasser sans cesse de nouveaux projets semble la propulser en avant.
«J’ai un côté vampire, plaisante-t-elle. Je déteste l’ail et pour moi dormir est une perte de temps. Je n’y peux rien, je suis câblée comme ça.» On demande à Mme Schwab mère, toujours au bout du fil à Stockholm, si elle s’inquiète que sa fille en fasse trop. «Pas de souci, répond-elle, je lui fais confiance. Son imagination et son caractère visionnaire vont de pair avec une grande capacité de réflexion. Elle est de plus toujours bien préparée.»
Un anneau discret dans le nez, une perle dans la lèvre, plusieurs boucles d’oreilles... A chaque étape importante de sa vie, Leila Schwab a marqué le passage. On lui demande quel événement pourrait motiver un nouveau piercing. Son regard s’illumine. Elle évoque le projet d’un parc à thème et d’une tour de dix étages, idéalement dans une zone au bord du lac, à Neuchâtel, une réalisation visant à mettre en valeur les richesses naturelles, culturelles et économiques du canton.
Cette idée un peu folle, elle la développe avec un autre entrepreneur iconoclaste de la région, récemment rencontré: Ardeschir Dabaghchian, le CEO du Groupe D, une société d’investissement active dans la tech, l’horlogerie, la restauration, le champagne et les médias. S’exprimant à la mitraillette, cet homme d’affaires de 38 ans, né à Neuchâtel de parents iraniens exilés en Suisse, se décrit en plaisantant comme «sans limites et le plus cinglé de tous». Ce qui suscite chez lui admiration et connivence, c’est la capacité de Leila Schwab à voir grand. Et à passer à l’acte. «Avoir des idées ambitieuses, explique-t-il, c’est bien. Encore faut-il être capable de les concrétiser.» Et d’ajouter: «Beaucoup reconnaissent les qualités de Leila, rares sont ceux qui savent à quel point elle est douée.» Entre eux, la complicité est grandissante. Mais sa nature échappe aux étiquettes, nous fait-on comprendre.
Malgré ses innombrables tâches, la fée du Village Elargi rejette l’idée qu’un engagement professionnel intense doive se faire au détriment d’autres aspirations. «Dans ma vie, je préfère le ET au OU.» La maternité? «J’ai des ami(e)s qui ont tranché: c’est non! En ce qui me concerne, je suis très occupée, je suis ravie de l’être et je n’ai aucun vide à combler. Si avoir des enfants fait partie du chemin, je serai heureuse aussi.» Sourire énigmatique. Et d’ajouter: «Je fais peur, je suis parfois difficile à suivre, je le sais. Dans ma vision, tout est encore possible et l’avenir reste grand ouvert.» Eclat de rire. Avec Leila Schwab, un brin de mystère fait forcément partie du tableau.
1987
Naissance à Bienne. Son père Pascal représente la 3e génération à la tête de la PME familiale fondée en 1946.
2006
Bachelor à l’EHL puis master en économie à l’UniNE.
2010
Débuts chez Schwab-System.
2013
Entame sa thèse.
2018
Fonde la société de conseil Alyem, le bureau technique Locram et tout l’univers des escape games.
2022
Mise en place du concept Le Village Elargi.
2023
Elle prend la direction de l’entreprise.