Enfin, ils le tiennent dans leurs mains, ce pavé bleu, un bel objet de 1032 pages qui cumule leurs expériences et leurs pratiques d’avocats ainsi que plus de quarante années d’enseignement à eux trois.  Heureux, que dis-je, extatiques, Jean-Luc Chenaux, Edgar Philippin et Mathieu Blanc ne cachent pas leur fierté d’avoir mené à terme ce travail titanesque. Dans un environnement où 90% de la littérature sur le sujet est en allemand, ce précis en français est le premier dans cette collection de référence pour les étudiants et les praticiens à être consacré au droit de la société anonyme (Editions Stämpfli). On y trouve une description synthétique de la vie d’une SA, de sa constitution à sa dissolution. Les pouvoirs et les responsabilités des différents organes (l’assemblée générale, le conseil d’administration, les réviseurs) sont réexaminés à la lumière de l’importante révision du droit de la SA entrée en vigueur en 2023. Avec une attention particulière portée à la gouvernance d’entreprise, le mot est lâché.

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Professeurs pour deux d’entre eux et chargé de cours pour le troisième, Jean-Luc Chenaux, Edgar Philippin et Mathieu Blanc ont tous trois une solide expérience judiciaire et en matière de conseil en fusion & acquisition d’entreprises. En tant que président du conseil d’Assura pendant onze ans, le premier a piloté la caisse maladie dans une phase critique. Le deuxième a repris en septembre passé la présidence de l’Orchestre de chambre de Lausanne. Le troisième siège au conseil et préside le comité de gouvernance de la Clinique La Source et de la Cave de la Côte. Entre autres engagements.

Changement de paradigme

«Le projet procède du grand écart», observe Jean-Luc Chenaux. Exercice acrobatique, certes, mais réussi avec brio. Pour les étudiants en droit, cette somme offre l’avantage d’être en prise sur la vie des entreprises et l’économie telle qu’elles fonctionnent réellement. Les startupers confrontés aux défis du financement de leur société y trouveront l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour réussir son décollage en évitant les pièges d’une dilution de leur participation au capital, par exemple.

Pour les administrateurs de sociétés, ce précis offre un utile vade-mecum. A l’heure où la débâcle de Credit Suisse défraie la chronique, il incite aussi à s’interroger sur l’organisation et les attributions des conseils d’administration, leurs prérogatives en matière de rémunération, l’exposition personnelle de leurs membres – qu’ils se trouvent à la tête d’une multinationale ou d’une PME. «Prenez les conflits d’intérêts, relève Edgar Philippin. Ils n’étaient pas explicitement mentionnés jusqu’à la révision de 2023. Voilà l’une des thématiques que nous exposons de manière concise maintenant qu’elle est inscrite dans la loi.»

L’offre foisonnante de formations pour les membres de conseils d’administration, actuels ou futurs, témoigne d’ailleurs du besoin de mieux maîtriser les responsabilités  desdits conseils. Le lien entre la théorie et la pratique établi dans leur précis par les trois auteurs offre, lui, un outil d’approfondissement pour se projeter dans l’avenir. «On n’insistera jamais assez sur la nécessité de se former sans cesse, poursuit Jean-Luc Chenaux. Il est facile d’avoir des opinions, il est plus compliqué d’avancer les arguments pour les soutenir.» C’est le fil rouge du chapitre consacré à la gouvernance.

Deux théories sur la raison d’être des entreprises s’opposent: d’un côté, celle basée sur la primauté des intérêts des actionnaires par la maximisation des bénéfices. De l’autre, celle qui tient compte des intérêts de toutes les parties prenantes: les actionnaires, mais aussi les employés, les clients, les fournisseurs, la société dans son ensemble... Les auteurs remontent jusqu’au XVIe siècle, aux origines de la SA, ils brossent un large panorama, avant d’expliquer les développements les plus récents de la corporate governance et ce qu’il faut bien appeler un changement de paradigme. On en connaît les ressorts: la domination du court-termisme des années 1980 et les vagues de licenciements qui se sont ensuivies. Les scandales financiers et une politisation croissante du droit des sociétés dans les années 2000 en Suisse, le peuple ayant par exemple plébiscité l’initiative Minder sur la rémunération des dirigeants. La montée en puissance des critères environnementaux, l’apparition de nouveaux défis comme la numérisation. Les tâches du conseil d’administration évoluent en conséquence.

Entreprise durable

Le nouveau droit de la SA impose une transparence (et à certains égards des devoirs de diligence accrus) sur les questions extra-financières. Elles obligent les grandes sociétés, mais aussi, par ricochet, les PME qui sont leurs sous-traitants. Voilà pourquoi un groupe d’experts, dont Jean-Luc Chenaux fait partie, a proposé d’introduire dans la loi le statut d’entreprise durable, optionnel, destiné à aider les entreprises à faire face aux nouvelles exigences en matière de durabilité. Une initiative portée par plusieurs membres du parlement fédéral et quelques entrepreneurs, mais finalement retirée par les initiants au vu des oppositions manifestées au sein du parlement.

«Au cours des dernières années, il existait une forte dynamique politique, économique et sociale pour élaborer une nouvelle façon de concevoir le rôle de l’entreprise et son ancrage dans le droit», observe Mathieu Blanc. Sa raison d’être, son purpose pour reprendre le terme anglais consacré. Et de déplorer le retour en arrière observé ces derniers temps aux Etats-Unis, avec l’arrivée de Donald Trump, mais aussi ailleurs dans le monde. «J’observe avec regret que des grandes sociétés semblent revenir sur certains engagements pris en matière de durabilité et de diversité.» Le droit a de tout temps été sujet à des mouvements de balancier, poursuit-il. Sur la gouvernance, dans la conception libérale du droit suisse, les entreprises ont néanmoins toujours la possibilité d’inscrire dans leurs statuts la mission qu’elles veulent se donner. Par exemple sous la forme d’une certification B Corp, l’une des plus exigeantes en matière de durabilité.

Pour Jean-Luc Chenaux, certaines catégories d’entreprises sont mieux armées que d’autres pour tenir ces engagements et prospérer à long terme. Et de rompre une lance en faveur des sociétés de famille. Ce sera d’ailleurs le sujet d’une demi-journée sur le droit de l’entreprise à l’Unil, le 12 juin, où il s’exprimera. Backlash ou pas, les sociétés de famille sont animées par une mission, presque par définition. Leur raison d’être chevillée au corps. «Elles restent d’ailleurs, souligne-t-il, le pilier du capitalisme mondial.»