Notre ligne rouge? Une machine qui tombe en panne, bloque une voie et engorge la circulation des trains. C’est pourquoi nous avons un énorme stock de pièces de rechange et des équipes prêtes à intervenir à toute heure. Notre singularité stratégique: nous sommes la seule entreprise en Suisse dans le domaine de l’entretien ferroviaire qui conçoit et construit ses propres machines», lance en guise de préambule Pierre Progin, administrateur et directeur général de Scheuchzer.
Scheuchzer, c’est à la fois un nom d’entreprise et un fragment méconnu de l’histoire industrielle suisse. Tout passager des CFF a certainement déjà aperçu l’un des engins jaunes issus de ses ateliers. En ce jour de mai où PME a pu visiter les coulisses du site de 33 000 m2 de l’entreprise, à Bussigny, se croisent rails, traverses et mastodontes d’acier. Dans cette zone industrielle de la commune de l’Ouest lausannois s’écrit, en toute discrétion, l’histoire suisse, et européenne, de la mécanisation des travaux ferroviaires, et cela depuis plus d’un siècle.
L’histoire de l’entreprise débute en 1917. Né en 1878 en Allemagne (Isny) dans une famille zurichoise émigrée, Auguste Scheuchzer, un jeune mécanicien, s’établit à Vallorbe, où il pratique la métallurgie. Inventeur-né, il met au point une draineuse pour assécher mécaniquement les marais de la plaine de l’Orbe. Puis, son génie technique bifurque rapidement vers un nouveau domaine: le ferroviaire.
Explorer de nouvelles voies
«L’herbe qui pousse dans le ballast, formé de pierres concassées aux angles vifs, déséquilibre la voie ferrée. Auguste Scheuchzer, qui travaillait alors pour la compagnie du LEB (Lausanne-Echallens-Bercher), a inventé une machine pour l’arracher. Sont venues ensuite la cribleuse, qui nettoie mécaniquement le ballast, et l’invention phare qui va connaître un succès mondial: la bourreuse, qui compacte et solidifie le ballast soutenant la voie ferrée. Cette machine exceptionnelle, encore en service aujourd’hui, permet de repositionner exactement la voie ferrée en quelques secondes, traverse par traverse. Auguste Scheuchzer a ainsi ouvert une nouvelle ère», raconte Pierre Progin.
En 1947, la deuxième génération reprend les rênes de l’entreprise avec Frédy et André Scheuchzer, fondant la société anonyme Scheuchzer. Aujourd’hui, c’est Antoine Scheuchzer, représentant la troisième génération, qui est à la présidence de l’entreprise. La continuité familiale est en marche avec Damien Scheuchzer, le fils d’Antoine Scheuchzer, qui siège au conseil d’administration. Mais pour l’heure, l’avocat vaudois, spécialisé en propriété industrielle, construit avec Pierre Progin, arrivé au sein du groupe en 2013, l’avenir de Scheuchzer, explorant de nouvelles voies, notamment hors des frontières suisses.
Le Tigre de Paris et le Grizzly hybride
L’an dernier, Scheuchzer a remporté un contrat majeur en France. «La RATP, qui a aussi un réseau ballasté, effectue ses travaux d’entretien plus ou moins manuellement, avec de petites machines, à raison d’à peine 12 mètres par nuit.» Pour améliorer cette maintenance lente et coûteuse, la société qui gère le réseau de métros parisiens a lancé un appel d’offres inédit, que Scheuchzer a remporté l’automne dernier. Conçu sur mesure pour s’adapter aux contraintes du métro parisien, le joyau de technologie vaudois baptisé Tigre se déploiera dès le 1er janvier 2028. La RATP constitue l’un des rares clients à qui Scheuchzer vendra sa machine sous une condition stricte: le groupe vaudois en assurera l’exploitation pendant huit ans et, à la fin de ce bail, l’exploitant pourra reprendre la main, mais seulement après une phase de formation complète assurée par l’entreprise suisse.
Testé sur les rails dans quelques semaines, le Grizzly 108E sera la première machine de meulage hybride mise sur le marché en Europe
C’est un modèle contractuel qui n’est pas usuel chez les entreprises étatiques de type SNCF, RATP ou CFF. Et encore moins chez Scheuchzer, qui ne commercialise pas ses machines, lesquelles constituent une flotte d’une soixantaine de modèles, mais les conçoit, les fabrique (pour moitié en interne) et les utilise exclusivement pour ses propres chantiers. Le chiffre d’affaires (non communiqué) provient exclusivement des travaux sur les voies. «Cela surprend souvent nos interlocuteurs étrangers. Mais c’est notre force. Nos machines doivent fonctionner pendant au moins trente ans, alors que nos concurrents changent de modèle tous les dix ans. C’est pourquoi nous devons les adapter en permanence. Chaque nouveau moteur, chaque nouvelle norme nécessite une refonte. C’est une course d’endurance», explique Pierre Progin.
Nous sommes capables d’imaginer et de produire une machine inédite en deux ans.
Pierre Progin, directeur général et administrateur, Scheuchzer
Un bureau technique d’une cinquantaine d’ingénieurs conçoit à Bussigny les engins, les améliore, les adapte. C’est un véritable laboratoire intégré, entre production et recherche et développement appliqués. Ce modèle permet une agilité rare: «Nous sommes capables d’imaginer et de produire une machine inédite en deux ans.»
Des ingénieurs qui sortent du rail
Et quand l’occasion se présente, Scheuchzer investit aussi dans des sociétés dotées de compétences de pointe. «Nous avons acheté une petite entreprise en France il y a trois ans, qui a développé un produit très particulier, une colle qui permet de réparer plusieurs types de défauts de la voie», explique Pierre Progin. Cette colle inédite prolonge considérablement la durée de vie du ballast, en maintenant la solidarité par contact des pierres constituant le ballast tout en préservant l’élasticité nécessaire.
Le ballast, ce sont ces pierres concassées sur lesquelles reposent les traverses de la voie de chemin de fer. La pression maximale exercée par une roue de train sur les rails est de 10 tonnes et doit être répartie et amortie par le ballast. Le mouvement créé lors du passage des trains use progressivement les arêtes des pierres, qu’il faut alors remplacer par de nouvelles pierres à arêtes vives, issues notamment des carrières d’Arvel, à Villeneuve. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles Scheuchzer est toujours à l’affût de technologies pouvant réduire l’usure du ballast.
«La partie écologique prend de plus en plus d’importance. Nous allons mettre en service dans quelques semaines la première machine de meulage hybride, qui s’appelle le Grizzly 108E. C’est une première en Europe.» Ce type de machine sert à lisser et à maintenir la forme du rail, à éliminer les microfissures et à éviter une usure excessive des roues. Une avancée technique qui répond directement aux nouveaux cahiers des charges environnementaux des clients. Et un investissement audacieux, qui pourrait faire école sur le Vieux Continent.
Consciente des enjeux climatiques, Scheuchzer développe plusieurs applications environnementales, telles que sa collaboration avec une jeune pousse d’Ecublens, Sun-Ways. Fin avril, 48 panneaux solaires ont été installés à Buttes, dans le Val-de-Travers, sur un tronçon d’une centaine de mètres de la ligne TransN, par une machine créée par Scheuchzer. L’entreprise des transports publics du canton de Neuchâtel inaugure ainsi la première centrale solaire amovible posée sur une ligne de chemin de fer, un projet qui pourrait offrir des débouchés intéressants à l’international. Autre projet auquel Scheuchzer a participé: une peinture blanche injectée sur les rails pour en abaisser la température de 2 à 3°C – utile face au réchauffement climatique. Mais le progrès technique chez Scheuchzer ne se limite pas aux rails. Il s’infiltre aussi dans l’urbanisme. L’industriel vaudois a en effet pris une participation de 49% dans une entreprise en France appelée Qualis Technologie, qui a conçu un revêtement de sol drainant. L’objectif: lutter contre les inondations urbaines, en remplaçant béton et goudron par un mélange de graviers perméables. «Récemment, dans le sud de la France, les inondations se sont aggravées en raison de l’imperméabilisation des sols dans les villes. Notre technique permet de réduire le ruissellement sur les trottoirs et les places. C’est un pas vers l’urbanisme durable. On reste des ingénieurs, mais on sort du rail», note Pierre Progin.
Pour comprendre la valeur ajoutée de Scheuchzer, qui lui a permis notamment de décrocher le contrat de la RATP face à la concurrence européenne, il faut saisir la spécificité du réseau ferroviaire suisse. Doté d’environ 5100 kilomètres de voies, il doit composer avec une topographie géographique complexe (montagnes, gares, ponts, etc.), qui ne permet pas toujours de mettre en œuvre de grandes machines de chantier. Le réseau ferroviaire suisse est aussi le plus densément utilisé en Europe. Intercity, trains régionaux, trafic international, convois de marchandises, machines de chantier, tout circule sur la même infrastructure. Cette densité impose des contraintes uniques et limite le temps à disposition pour l’entretien des rails. Chaque minute compte, chaque panne peut paralyser des centaines de kilomètres. D’où une exigence capitale en matière de fiabilité, qui a façonné l’ADN de Scheuchzer: concevoir des machines sur mesure qui doivent travailler dans des conditions extrêmes.
Parmi les domaines de compétence de Scheuchzer, le meulage des rails. «La forme du rail est en adéquation avec la roue du wagon; idéalement, il n’y a qu’un seul point de contact. Lorsque le train roule, avec une pression d’environ 20 tonnes à l’essieu, deux choses se passent: une fatigue du métal et des fissures qui se créent. Lorsque des meules tournent, elles reforment le champignon du rail. A chaque passage du train de meulage, elles enlèvent 0,3 mm de matière.» Une précision millimétrique, appliquée à des machines de plusieurs dizaines de tonnes! Il n’en reste pas moins que l’entretien mécanique ferroviaire en Suisse n’offre que peu d’opportunités de croissance pour Scheuchzer, qui détient déjà une grande part de marché. Dominé par les CFF (qui possèdent 3100 km de rail), ce dernier a considérablement changé depuis 2016, date à laquelle les Chemins de fer fédéraux ont attribué la gestion des chantiers à des entreprises générales. Ce changement de paradigme a comme conséquence une forte pression sur les marges et marque, pour Scheuchzer, la fin d’une certaine culture de collaboration avec les CFF, qui représentent une importante part de son chiffre d’affaires.
Consciente de son potentiel limité de développement en Suisse, où Scheuchzer compte aussi parmi ses clients les Transports publics fribourgeois, AlpTransit Gotthard ou les Chemins de fer du Jura, l’entreprise vaudoise privilégie désormais une stratégie d’expansion mesurée dans les pays limitrophes. Principalement en France, avec la SNCF, son deuxième client après les CFF, suivie de la RATP et de RFI, les chemins de fer italiens. Et pour se différencier face à la concurrence, Scheuchzer mise aussi bien sur son savoir-faire que sur sa gouvernance.
«Nous n’appartenons pas à un groupe dont les actionnaires veulent maximiser les dividendes, c’est ce qui nous permet d’investir à long terme. C’est une stratégie rare dans l’industrie», souligne Pierre Progin. Pour cet ingénieur en télécoms de formation, qui a occupé pendant plus de vingt ans différents postes chez Swisscom, «comprendre les gens est aussi important que de comprendre les machines».
Le grand défi: fidéliser la Gen Z
Sous sa houlette, l’entreprise a connu une forte croissance en termes de personnel, passant de 400 à 500 employés cette dernière décennie. Et alors que l’ingénierie connaît des difficultés de recrutement, le personnel d’exploitation est plus difficile à fidéliser que par le passé. Les machinistes – 210 employés – sont bien rémunérés, mais le travail de nuit use. «La majorité des jeunes viennent d’abord pour le salaire, travaillent un moment chez nous, puis repartent face à la pénibilité sociale du travail de nuit et du week-end.»
C’est durant la nuit que les équipes de Scheuchzer interviennent sur les chantiers, ceci afin de pas bloquer les voies de chemin de fer et engorger le trafic ferroviaire.
Cette évolution générationnelle oblige Scheuchzer à revoir ses pratiques, sans toutefois perdre son âme, en privilégiant des valeurs comme le sens du travail, l’autonomie et la qualité des relations. Les défis pour affronter ces prochaines décennies restent nombreux: maintenir l’avance technique face à une concurrence accrue, réussir la transition écologique, rester indépendante, résister aux logiques à court terme, tout en grandissant à bon escient… «Nous ne sommes pas Winkelried. Mais nous voulons rester fidèles à notre culture.» Une phrase qui sonne comme un manifeste pour l’entreprise plus que centenaire.