Le 1er juin 1940, alors que la guerre s’étend à toute l’Europe, Gottlieb Duttweiler annonce qu’il transfère la propriété de son entreprise aux consommateurs et à ses employés. Migros, une société anonyme fondée quinze ans auparavant, a fait de lui un patron qui aurait figuré en bonne place dans la liste des 300 plus riches de Suisse de Bilanz/Bilan si celle-ci avait existé. Avec un chiffre d’affaires de 70 millions de francs, ses 100 points de vente et ses 45 camions-magasins, Migros est en effet devenue depuis un acteur majeur du commerce de détail outre-Sarine.
Par cette décision de transformer son empire naissant en coopérative, l’entrepreneur franchit une étape décisive dans la mise en œuvre d’un projet économique et social unique. L’année suivante, Migros SA est liquidée et quelque 75 540 membres reçoivent une part sociale de 30 francs. La Fédération des coopératives Migros (FCM) est née.
Un super-riche qui se défait volontairement de sa fortune personnelle, voilà qui n’est pas banal. A l’époque, l’événement provoque la stupeur. A 52 ans, l’homme a d’ores et déjà bouleversé les règles du secteur. Charismatique, il est haï de ses concurrents et adulé de ses clients. Surtout de ses clientes, d’ailleurs: «Les femmes intelligentes qui savent compter», selon son expression.
L'innovation au service de la lutte contre les cartels
Avec le recul, le nombre des innovations lancées par Duttweiler laisse pantois. Le centenaire de Migros cette année est l’occasion de célébrer le grand homme. Mais que ferait «Dutti», son petit nom, face aux défis du XXIe siècle? Les dirigeants actuels de Migros n’aiment pas trop qu’on leur pose la question. Et celui qui insiste risque un procès en nostalgie. Le monde a tellement changé… Pourtant, sa vision de l’entreprise reste plus inspirante que jamais. Dutti plutôt que McKinsey!
On se souvient d’abord du mode de distribution imaginé par le fondateur. Le 25 août 1925, à Zurich, cinq camions Ford proposent six articles à des prix inférieurs de 10 à 30% à ceux pratiqués par la concurrence: sucre, café, savon, huile de coco, riz et pâtes. La guerre des prix, déclenchée par ce discounter avant l’heure, provoque la riposte des détaillants et grossistes traditionnels.
Cette contre-offensive, parfois violente, s’accompagne de celle des producteurs de marques qui boycottent Migros. Pour éviter d’être étouffé par les trusts, Duttweiler va, au fil des années, développer sa propre production: jus de pomme, produits laitiers, chocolat, boulangerie, café soluble, articles de nettoyage… Cette verticalisation lui permet de sécuriser son approvisionnement, mais aussi de contrôler sa qualité et d’aligner les nouveautés.
Il n’hésite pas non plus à imiter les grandes marques (et parfois à se moquer d’elles). Il lance, par exemple, la lessive Ohä (pour «ohne Hänkel») à un prix deux fois inférieur à celui de la poudre à lessive Persil du géant Henkel, qui l’attaque devant les tribunaux. Il s’en prend aussi à Nestlé et l’accuse de «tromperie délibérée des consommateurs» lorsque, dans ses publicités, le groupe veveysan présente Nescafé comme un «extrait de café pur». Malin, Dutti se sert de ces démêlés juridiques à des fins de marketing.
Pour défendre la cause Migros, il a créé en 1935 son propre parti (l’Alliance des indépendants) qui compte d’emblée sept sièges au parlement fédéral. Et un organe de presse pour le soutenir, Die Tat. Gottlieb Duttweiler signera plus de 2700 articles au cours de sa vie. Editorialiste de talent, il attaque les autorités quand celles-ci lui mettent des bâtons dans les roues. Par exemple lorsque le Conseil fédéral interdit l’ouverture de nouveaux points de vente au prétexte de protéger le petit commerce. Une lex anti-Migros.
La transformation de la SA en coopérative ne freine pas le développement de Migros. Bien au contraire. Et si Dutti a renoncé à la propriété de son entreprise, il n’en reste pas moins le pilote incontesté. Quand il meurt en 1962, à l’âge de 73 ans, le groupe emploie 18 500 collaborateurs, compte 650 000 coopérateurs et enregistre des ventes de près de 1,3 milliard de francs. Le Pour-cent culturel a quant à lui passé la barre des 12 millions de francs et témoigne de l’engagement de l’entreprise pour la culture et la formation qui y consacre, précisément, 1% de son chiffre d’affaires annuel.
Gottlieb Duttweiler n’a certes pas la dégaine d’un geek de la Silicon Valley, mais il procède lui aussi, de manière itérative, par essais et erreurs.
Cette success-story repose sur une bataille formidable contre les cartels. On oublie parfois qu’elle a été précédée de plusieurs échecs. Le startuper Duttweiler nourrit d’ailleurs des traits communs avec les réussites emblématiques de la nouvelle économie. Avec son chapeau, sa cravate et son costume trois pièces, Dutti n’a certes pas la dégaine d’un geek de la Silicon Valley, mais il procède, lui aussi, de manière itérative, par essais et erreurs. Quitte à échouer, il faut le faire rapidement: fail fast!
Le projet entrepreneurial de Migros se double d’emblée d’une dimension éthique. Et l’on peut voir dans le fameux «capital social» défendu par Duttweiler, ou plutôt le couple Duttweiler, les prémices de l’approche ESG (environnement, social, gouvernance). Cette doctrine sera formalisée en 1950 dans les 15 thèses rédigées par Gottlieb et Adèle. Nous y reviendrons.
Adèle et Elsa: les femmes de l’ombre
On sous-estime aujourd’hui encore le rôle joué par Adèle Duttweiler. Elle soutient son mari, elle contribue à canaliser son caractère fantasque, elle appuie la transformation de Migros en coopérative – alors que plusieurs des partenaires de Dutti ont voulu l’en dissuader –, elle est une partenaire intellectuelle essentielle. Remarquons au passage l’absence d’Adèle dans l’exposition commémorative qui circule actuellement en Suisse, sous la fameuse tente (Das Zelt) du 100e anniversaire de Migros: aucune photo d’elle ou du couple n’y figure. Une sérieuse lacune historiographique.
Dutti le féministe? Lui-même l’a souvent répété: sans son épouse, il n’y aurait pas eu de Migros. Une autre femme a joué un rôle crucial dans le développement de l’entreprise. Docteure en économie, Elsa F. Gasser, d’origine polonaise, a été pendant plus de trente ans la conseillère de Duttweiler. Et une challengeuse pour cet homme autoritaire, mais adepte des échanges d’idées musclés. C’est Elsa F. Gasser qui, malgré le scepticisme de Gottlieb Duttweiler, militera pour l’ouverture de magasins en libre-service.
Le rôle d’Adèle Duttweiler dans la création et le succès de Migros est aujourd’hui encore largement sous-estimé.
Des débuts semés d’embûches
Mais pour mieux comprendre Dutti le géant, le titre de l’excellent documentaire du cinéaste Martin Witz, un détour par les origines s’impose. Gottlieb Duttweiler vient au monde le 15 août 1888 à Zurich. Il est le troisième de cinq enfants, le seul garçon. Son père est alors l’administrateur respecté de la Société de consommation de Zurich (Lebensmittel Verein – LVZ), l’une des entités de ce qui deviendra, au fil des années et des fusions… la Coop. De sa mère, il dira: «C’est d’elle que je tiens ma terrible ténacité.»
Ecolier dispersé, il se distingue par un sens précoce des affaires en vendant des cochons d’Inde et des lapins qu’il élève lui-même. S’ensuit un apprentissage chez Pfister & Sigg, une entreprise de commerce en gros. Le jeune homme a 19 ans lorsqu’on lui confie la représentation de la société au Havre. Il dirigera plus tard la filiale de Gênes, où il arrive en 1914. Très tôt dans sa carrière, Gottlieb Duttweiler accumule une solide expérience internationale.
La rencontre avec Adèle Bertschi a eu lieu trois ans auparavant, en 1911. La jeune femme travaille alors dans l’administration de l’EPFZ. Elle vit avec sa mère, Marie Christine Mathilde, née Antille, à Saint-Luc, dans le val d’Anniviers. Son père, Samuel Bertschi, est décédé quelques années plus tôt. Revenu au pays après avoir fait fortune aux Etats-Unis, ce fils de paysans argovien, après avoir épousé la jeune Valaisanne en secondes noces, a racheté un domaine à Sierre avant d’emmener sa famille à Horgen, au bord du lac de Zurich.
C’est peu dire qu’Adèle, marquée par les récits de son père, est parée pour une vie d’aventures aux côtés de Gottlieb. Ils se marient en 1913. Les difficultés (et les opportunités) liées au ravitaillement du pays, alors que le premier conflit mondial vient d’éclater, obligent Dutti à se déplacer souvent. Au faîte de sa puissance, la société Pfister & Sigg SA, bientôt renommée Pfister & Duttweiler SA, contrôle un septième des importations suisses de café ainsi que le tiers du commerce des huiles et graisses techniques.
Profiteur de guerre ou génie du commerce? A moins de 30 ans, Dutti est en tout cas devenu riche, très riche. Adèle et lui vivent ces temps agités dans une maison de maître au-dessus du lac de Zurich, collectionnent les œuvres d’art et roulent dans une automobile Martini. Un style de vie qui tranche sur les habitudes modestes qui feront, ultérieurement, l’image de marque des Duttweiler.
Vers la fin de la guerre, le couple est confronté à un retournement de fortune et Pfister & Duttweiler SA est mise en faillite. Le couple doit vendre sa luxueuse demeure. Un premier revers auquel le couple survit sans drame apparent. Sept ans après leur mariage, ils prennent un nouveau départ, rachètent une ferme au Brésil et embarquent pour l’Amérique latine. Mais, faute d’expérience agricole et vu l’état de santé d’Adèle qui supporte mal le climat équatorial, le couple liquide sa propriété au bout d’un an à peine. Deuxième échec.
«Cette cure de transpiration me fit du bien, positivera Duttweiler. Le Brésil fut pour moi un intermède romantique. C’est là que j’ai commencé à découvrir ma véritable vocation.» A peine de retour en Suisse, Dutti essuie néanmoins un troisième revers. Le moins spectaculaire, mais le plus humiliant. Dépourvu de moyens, il postule – sans succès – à l’Union des coopératives de consommation à Bâle (le siège de la future Coop…) pour le poste de responsable des achats. Cette rebuffade nourrit sa détermination à bouleverser le commerce de détail.
Migros naît donc en 1925. Dès les premières années, Dutti ne vise pas les meilleurs prix pour le seul profit de l’entreprise, il veut mettre en œuvre une troisième voie entre le capitalisme et le communisme. Une doctrine, le «capital social», qui prend forme dans l’action et qui s’accompagne d’un patriotisme vibrant. A l’origine, le nom de l’entreprise exprime un positionnement de presque grossiste (Mi-gros). Pour marquer, en 1940, le changement de statut juridique de Migros, Duttweiler la rebaptise Coopérative Grütli. Le Registre du commerce s’y oppose, décision confirmée par le Tribunal fédéral. Qu’un épicier utilise un nom si chargé pourrait, selon les juges, «froisser le sentiment national». Et voilà comment Migros échappe à un coûteux rebranding.
Par un mélange d’opportunisme et de volonté affichée de servir les plus modestes, Dutti étend son rayon d’action. En lançant Hotelplan au printemps 1935, il veut rendre les vacances accessibles à tous et contribue du coup à relancer une hôtellerie suisse exsangue. Aucune entente cartellaire n’échappe à l’activisme de Duttweiler. Avec Migrol, l’insatiable fait baisser le prix du mazout et de l’essence de 20% environ. Avec la Banque Migros, il offre aux coopérateurs des services accessibles, gagne leur confiance… et mobilise leur épargne au profit du groupe. Il lance la compagnie Secura, d’abord centrée sur l’assurance automobile, qui élargit son portefeuille à d’autres types de polices: vie, maladie…
Duttweiler tente une expansion à l’étranger. Il crée une filiale allemande en 1932 déjà, avant de plier bagage avec l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il n’a pas plus de succès en Espagne en 1960 en raison de restrictions des banques locales en matière de crédits. Fail fast! Cinq ans plus tôt, la création d’une enseigne Migros en Turquie a, en revanche, rencontré plus de succès. L’aventure dure une vingtaine d’années, jusqu’à ce que l’entreprise décide de céder ses parts à des investisseurs locaux devant l’impossibilité de la transformer en coopérative, une condition sine qua non de la poursuite de l’aventure turque. Migros Ticaret A.S est aujourd’hui l’une des stars de la bourse d’Istanbul.
S’il fallait trouver un ancêtre aux patrons qui défendent aujourd’hui la responsabilité sociale des entreprises, Duttweiler serait de ceux-là.
Un précurseur de la responsabilité sociale d’entreprise
S’il fallait trouver un ancêtre aux patrons qui défendent aujourd’hui la responsabilité sociale des entreprises, Dutti serait de ceux-là. La simple transformation de son entreprise en coopérative est la meilleure preuve de cet engagement. Ce statut lui permet aussi d’échapper à des actionnaires d’abord soucieux de maximiser les profits à court terme. La garantie d’une belle liberté de manœuvre. Les héritiers de Gottlieb Duttweiler s’inscrivent-ils dans cette philosophie? Les réformes actuelles et les licenciements qui se sont ensuivis permettent d’en douter.
Avec l’image du pont (Die Brücke), le fondateur de Migros veut d’emblée trouver un équilibre des intérêts de toutes les parties prenantes de la société – la bataille pour les meilleurs prix ne devait pas se faire au détriment des agriculteurs, par exemple. Dans les 15 thèses rédigées en 1950, Gottlieb et Adèle font de la transparence un principe cardinal des affaires. «Travailler en tout temps et partout au grand jour… jusqu’aux plus petits détails!» Et plus loin: «Les traitements et les salaires, de même que les conditions de travail, continueront à être exemplaires.»
A une époque où les ménages dépensent 40% de leur budget pour la nourriture, les Duttweiler ne visent pas seulement des prix bas. Leur responsabilité sociale porte aussi sur la santé de la population, écrivent-ils. On connaît leur décision de ne pas vendre d’alcool ni de tabac, même si Dutti lui-même fume le cigare et boit volontiers du vin. L’ambition de proposer une nourriture saine et accessible à tous est moins documentée. Dès 1925, Dutti a pourtant eu recours aux conseils de Willi von Gonzenbach, éminent professeur de l’EPFZ à l’avant-garde de la science de la nutrition, qui va marquer de sa patte l’assortiment de Migros.
Si Duttweiler était à la tête de l’entreprise aujourd’hui, parions qu’il serait parti en guerre contre la malbouffe. A contrario, le renoncement récent de la direction actuelle au Nutri-Score, qui peut paraître anecdotique, est en réalité tristement révélateur. En 2021, Migros a pourtant fait de la santé un pilier stratégique du groupe. Une position plus offensive en matière de réduction du sucre et de son offre de produits ultra-transformés, par exemple, permettrait de se distinguer de la concurrence. Migros dispose pour ce faire de capacités industrielles et de recherche & développement uniques. Et d’une longue relation avec l’agriculture qu’elle pourrait mieux exploiter.
Le lancement de Migros en 1925 a d’abord été motivé par la volonté de faire baisser les prix. Merci Dutti! Mais le startuper Duttweiler nourrissait d’emblée d’autres ambitions. Célébrer la mémoire du grand homme est facile. Réincarner son esprit et sa vision exigerait plus d’imagination.
1888
Naissance de Gottlieb Duttweiler à Zurich. Adèle Bertschi, la future Mme Duttweiler, vient au monde quatre ans plus tard à Horgen (ZH).
1925
Fondation de Migros sous forme d’une société anonyme.
1935
Création du mouvement puis du parti de l’Alliance des indépendants.
1940
Annonce de la transformation de Migros en coopérative. Mise en œuvre l’année suivante.
1957
Création du Pour-cent culturel.
1962
Mort de «Dutti». Adèle Duttweiler lui survivra vingt-huit ans.