Si la Suisse décide de signer les bilatérales III, elle devra ouvrir son marché de l’électricité à la concurrence. Cette transposition du modèle européen signifierait la fin du monopole des gestionnaires de réseaux de distribution locaux.
Près de 20 000 entreprises de plus sur le marché libre
Le marché de l’électricité est déjà partiellement libéralisé en Suisse. Depuis 2009, les entreprises dites «grosses consommatrices» (plus de 100 MWh par an) peuvent opter pour le modèle libéral. En 2025, près de deux tiers d’entre elles, soit plus de 25 000 sociétés, se fournissent sur le marché libre. En cas d’accord avec l’UE, ce sont toutes les entreprises consommant plus de 50 MWh annuels qui seraient tenues de s’approvisionner sur le marché libre. Près de 20 000 entreprises sont concernées. En outre, tous les consommateurs finaux, y compris les ménages, pourraient eux aussi opter pour le modèle dérégulé s’ils le souhaitent.
En cas d’accord, les fournisseurs ne pourront plus se reposer sur leur monopole.
Dominique Rochat, responsable énergie, Economiesuisse
Pour les partisans de l’accord, cette ouverture à la concurrence se traduira mécaniquement par une baisse des prix du courant. «Pendant plus de dix ans, les gros consommateurs qui se fournissaient sur le marché libre ont acheté leur électricité à des prix beaucoup plus attractifs que ceux du marché régulé. En cas d’accord avec l’UE, les fournisseurs ne pourront plus se reposer sur leur monopole, ce qui les incitera à proposer des offres plus avantageuses pour les consommateurs», dit Dominique Rochat, responsable des questions d’infrastructure et d’énergie chez Economiesuisse.
En toile de fond: le souvenir de la crise de 2022
Mais la crise énergétique causée par l’invasion russe en Ukraine a provoqué l’envolée des prix sur le marché libre. Fin 2022, certaines entreprises grosses consommatrices ont été contraintes de signer des contrats de plusieurs années à près de 1 franc par kWh, soit environ quatre fois plus que sur le marché régulé. Même les milieux entrepreneuriaux, notamment par le biais de Fabio Regazzi, président de l’Union suisse des arts et métiers, avaient alors demandé que les gros consommateurs puissent revenir sur le marché régulé.
Basée à Crissier (VD), la PME First Industries, spécialisée dans les traitements de surface des métaux, consomme près de 1800 MWh par an sur deux sites. Après des années à profiter de prix avantageux sur le marché libre, l’entreprise frôle la catastrophe fin 2022. «Les prix ont explosé au moment où notre contrat arrivait à échéance. Le kWh se négociait à près de 1 franc, un prix intenable pour nous.» La pression était énorme. «Pendant plusieurs mois, nous avons scruté l’évolution des prix, consulté des spécialistes et négocié sans relâche avec les fournisseurs.» Après des mois d’incertitude, l’entreprise vaudoise finit par décrocher un contrat à 27 centimes le kWh. «Il a fallu batailler, mais nous avons fini par trouver une issue positive.» La crise de 2022 a suscité le malaise sous la Coupole fédérale, où se tissait un projet de libéralisation «Swiss made», finalement renvoyé aux calendes grecques. Pour Pierre-Yves Maillard, président de l’Union syndicale suisse et opposant à l’accord, non seulement l’ouverture du marché privera les consommateurs de stabilité en cas de crise, mais elle ne garantit pas un courant moins cher en temps normal. «Le risque est que la libéralisation totale de l’électricité détruise les réserves de capacité parce qu’elle rapproche l’offre de la demande courante. Or il faut des réserves pour amortir les pics et éviter les crises. On peut le constater dans l’Union européenne: la logique de marché n’a pas fait baisser les prix.»
Mais pour Dominique Rochat, la douloureuse expérience de 2022 ne doit pas invalider le principe même du libre marché. «Il s’agissait d’une situation exceptionnelle à laquelle personne n’était préparé. En définitive, les entreprises doivent gérer les risques, comme elles le font avec les autres approvisionnements. Sur un marché concurrentiel, les fournisseurs devront proposer des solutions qui répondent à la demande des consommateurs, notamment en termes de conseils. Cela permettra aux entreprises de planifier au mieux leur stratégie énergétique et, en fin de compte, d’économiser sur leur facture d’électricité.» Nathalie De Castro acquiesce. Malgré les déboires vécus en 2022, la directrice de First Industries dit avoir confiance dans les dynamiques libérales. «Les prix sont nettement plus avantageux sur le marché libre. Il faut prendre le temps de se renseigner sur son fonctionnement et de jouer sur la concurrence entre les fournisseurs. Cela demande du travail, mais les entreprises peuvent s’en tirer à très bon compte.»
Assurer l’approvisionnement
Par ailleurs, l’accord sur l’électricité entérinerait la participation de la Suisse au marché intérieur européen. Pour les partisans, c’est un gage de sécurité qui ne se refuse pas. Depuis 2020, le droit européen exige qu’au moins 70% de la capacité de transport d’électricité au sein du réseau soit réservée aux échanges entre Etats membres. Sans accord, la Suisse reste à l’écart de cette communauté d’échange intra-européenne. Selon un rapport publié par l’Office fédéral de l’énergie, le couplage des marchés suisse et européens permettrait bien de réduire les incertitudes dues au manque d’encadrement institutionnel dans un domaine aussi crucial que l’approvisionnement d’un bien de première nécessité.
Du côté des opposants, Pierre-Yves Maillard reste perplexe. «Des échanges massifs d’électricité ont déjà lieu chaque année entre la Suisse et ses voisins, notamment du fait de la surproduction des barrages alpins en été. C’est la preuve que cet accord n’est pas nécessaire.» Et le syndicaliste de surenchérir. «Les partisans savent que l’argument de la baisse des prix ne convainc plus, ils inventent simplement un nouveau narratif.»