Il ne s’exprime que rarement dans les médias suisses. Normal, direz‑vous, Andy Yen a fait de la protection de la vie privée, et donc de la discrétion, une marque de fabrique. Il faut dire aussi que, même si une bonne partie des 500 collaborateurs de Proton sont basés au siège de l’entreprise à Plan‑les‑Ouates, à Genève, 98% de ses 100 millions d’utilisateurs (messagerie, VPN, cloud, wallet…) se trouvent à l’étranger. Son marché est mondial, ses services sont prisés aussi bien par des clients qui, sous toutes les latitudes, boycottent les GAFAM que par les opposants chinois, iraniens ou russes désireux d’échapper à la surveillance de régimes autoritaires. «Poutine ne nous porte pas dans son cœur», répète volontiers Andy Yen. Un euphémisme.
Mais voilà qu’au creux de l’été, à l’occasion du lancement de l’assistant conversationnel Lumo développé par ses équipes, Andy Yen multiplie les propos percutants: la Suisse serait en train de se mettre hors jeu dans le développement de l’intelligence artificielle (IA), alors même qu’elle jouit d’atouts immenses pour devenir un acteur majeur de l’«économie de la confiance» et faire croître ce qu’on appelle déjà la Trust Valley romande.
Les 100 premiers millions de francs investis pour financer les centres de données qui hébergent Lumo l’ont été en Allemagne et en Norvège, révèle‑t‑il. Et les 900 millions qui vont suivre d’ici à la fin de la décennie pourraient l’être ailleurs en Europe. Consternation! La raison de ce choix: le Conseil fédéral veut modifier l’ordonnance sur la surveillance du courrier et des télécommunications (OSCPT). Il propose des mesures déjà jugées illégales dans l’Union européenne et aux Etats‑Unis. Une violation flagrante du droit à la vie privée, puisque les fournisseurs de messageries chiffrées et autres services informatiques en ligne seraient tenus d’identifier leurs utilisateurs et de conserver leurs métadonnées. La Suisse serait‑elle en voie de «soviétisation»?
Contrairement aux autres IA, Lumo n’enregistre pas les conversations des usagers. Celles-ci ne sont pas non plus utilisées à des fins d’entraînement. Enfin, Proton ne s’autorise pas l’accès à l’historique de ces mêmes usagers. A une version gratuite s’ajoute une offre premium à 12,99 euros par mois (9,99 euros en base annuelle). Une version business devrait être lancée sous peu.
Nous retrouvons Andy Yen quelques semaines après ses déclarations dans la salle de relaxation de Proton, où l’on s’assied, pour l’interview, non loin de divers équipements de fitness, d’une table de ping‑pong et d’un piano. Par la fenêtre, on devine les bâtiments de quelques grands noms de l’horlogerie. L’entrepreneur porte d’ailleurs un chronographe Zenith, l’un des seuls luxes que s’offre cet homme décrit comme «hyper-frugal» par son entourage. Cette inclination exprime l’envie d’être en phase avec cette industrie si typiquement helvétique qui constitue son voisinage immédiat, explique-t-il. Son allergie à toute forme de surveillance, imagine‑t‑on, ne le pousse pas non plus à opter pour une smartwatch, véritable aspirateur à données.
Mais parlons business. Les cinq premières semaines de Lumo se révèlent encourageantes: «Le succès a même été supérieur à nos attentes.» Sur cette période, le nombre des téléchargements en Suisse de l’IA de Proton a dépassé celui de ses concurrents Claude (Anthropic), Perplexity ou Gemini (Google); ChatGPT reste pour l’heure le leader incontesté du marché. «Tout le monde veut utiliser l’intelligence artificielle, mais personne ne lui fait confiance.»
Une IA fiable, qui chiffre vos messages de bout en bout, qui ne les utilise pas pour entraîner la bête et qui protège la confidentialité de vos conversations, voilà une proposition qui tombe au meilleur moment. Avec une utilisation facile d’accès, gratuite et des résultats bluffants, même si Lumo n’est pas non plus à l’abri d’occasionnelles hallucinations.
De Beat Jans, le conseiller fédéral à qui il s’est adressé directement dans une lettre d’ailleurs cosignée par les deux autres licornes romandes SonarSource et Nexthink, le CEO de Proton n’a toujours pas reçu d’indications claires. «Comme souvent, les politiques répondent à vos questions par d’autres questions», déplore‑t‑il. Et même si une opposition assez générale s’est manifestée lors de la consultation, Andy Yen ne se fait guère d’illusion: le processus législatif va encore durer deux ans au moins. «Nous respectons le système démocratique suisse, mais le rythme politique n’est en l’occurrence pas en phase avec la rapidité du développement de l’intelligence artificielle. ChatGPT a été lancé en novembre 2022, voyez comment le monde a changé en moins de trois ans.»
Avec Jason Stockman, l’un des cofondateurs de Proton, à l’Université Stanford, en 2016.
Ce qui révolte Andy Yen, en revanche, ce sont certaines des informations distillées par l’administration fédérale: de pures et simples contre-vérités, assène-t-il. On dit que rien ne change pour des entreprises comme Proton. Faux, puisqu’elles auront désormais l’obligation de conserver les données qui passent par elles, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le projet prévoit également de réduire la protection juridique de ces données, en mettant encore plus d’informations à la disposition des autorités sans l’autorisation d’un juge.
«Je répugne à utiliser ce terme, mais il s’agit sans doute d’une méconnaissance du sujet de la part de l’administration fédérale.» Cette absence de compréhension se manifeste également dans la motion de la conseillère nationale Petra Gössi sur la défense du droit d’auteur, soutenue par le conseiller fédéral Beat Jans, mais critiquée par les entreprises de la branche ainsi qu’un large front de professeurs de l’EPFL et de l’EPFZ. «Le problème n’est pas la réglementation en soi, poursuit Andy Yen, c’est son caractère systématiquement extrême et le manque de pertinence des mesures qui sont proposées. Si le gouvernement et le monde politique helvétiques ne veulent pas soutenir l’innovation, c’est leur prérogative. Mais au moins qu’ils ne lui nuisent pas.» Une stratégie qui contraste avec celle d’autres pays européens. Andy Yen rencontrait à Paris, quelques jours avant notre interview, Clara Chappaz, la ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique. «La France fait, elle, tout ce qui est en son pouvoir, constate le chef d’entreprise, pour attirer chez elle des sociétés telles que Proton.»
C’est peu dire qu’il est intense quand il s’exprime, à toute vitesse, de manière structurée. En anglais, parce qu’en français Andy Yen se débrouille, mais pas assez pour nous raconter son histoire familiale, ses convictions, les scénarios qu’il dessine pour le monde et l’Europe en particulier. A 37 ans, il a passé un tiers de sa vie à Taïwan, un deuxième tiers aux Etats‑Unis et un troisième en Europe, où il réside depuis 2011. Ces trois vécus combinés expliquent son parcours de vie, mais aussi le caractère unique de l’entreprise qu’il dirige aujourd’hui. «Taïwan est un tout petit pays sans richesses naturelles, encerclé par une superpuissance hostile. Notre seule ressource, c’est notre capacité à travailler très dur. Voilà mon héritage taïwanais.»
Ses années d’études, ensuite. Il les passe en Californie, sort premier de sa classe à la fin de la high school, entre au California Technology Institute en Faculté de physique, la plus sélective des Etats‑Unis, termine en tête de sa promotion… tout en décrochant un bachelor en économie. «Ce que j’ai vécu pendant ces années, c’est la capacité à voir grand et à ne jamais accepter un non comme réponse. Un esprit d’entreprise qui n’existait pas en Asie dans les années 1990.»
Il enchaîne avec un doctorat, toujours en physique, à l’Université Harvard. C’est pendant cette période qu’il fait un séjour à Genève pour une recherche au sein du groupe ATLAS, au CERN, qui débute d’ailleurs par une découverte prosaïque: la limite d’âge pour l’achat d’alcool n’est pas de 21 ans, comme aux Etats‑Unis. Agé de 20 ans à peine, il peut ainsi s’acheter lui‑même sa bière, une première. Souvenirs, souvenirs…
Devant la statue de John Harvard, sur le campus de la fameuse université, en 2011.
Le travail de recherche pour son doctorat porte, lui, sur les particules supersymétriques dans les collisions proton‑proton du grand collisionneur de hadrons (LHC). Il reviendra s’installer en Suisse en 2011 afin de terminer sa thèse. Mais après la percée cruciale du boson de Higgs, la supersymétrie s’avère un cul‑de‑sac pour la recherche. Ce qui va l’inciter à changer d’orientation. En 2013, l’affaire Snowden révèle l’ampleur de la surveillance exercée par la NSA et la face sombre de la digitalisation.
Lui qui se destinait à élucider les origines de l’univers se donne désormais comme objectif de lutter contre le dévoiement du web et des principes qui ont présidé à son invention en 1989 par Tim Berners‑Lee, lui aussi chercheur au CERN. Pour le jeune scientifique, l’avenir de la démocratie et des valeurs européennes est en jeu et l’heure est au passage à l’action.
Ce grand dessein prend forme avec la création, un an plus tard, de l’entreprise Proton Mail. Le modèle d’affaires des GAFAM consiste à pomper les données de leurs utilisateurs et à les monétiser. Andy Yen et les deux autres fondateurs rompent avec cette approche, renoncent aux milliards de la publicité et promettent une protection absolue de la vie privée grâce à un système de chiffrement de bout en bout. «Mes parents ne comprenaient pas que je renonce à une carrière académique à Harvard pour me lancer dans une aventure aussi risquée.»
Il faut (re)visionner la conférence donnée par Andy Yen lors de l’événement TEDGlobal en 2014. Tout y est. Et si son entreprise a commencé avec une simple messagerie, l’écosystème Proton s’est rapidement enrichi de la plupart des services offerts par Google et Microsoft. Pour Andy Yen, les forces de l’Europe, ce sont la protection de la sphère privée, les droits humains, la liberté et une croyance fortement ancrée en ces principes. «Dans un monde où la confiance est une valeur de plus en plus rare, ils constituent un avantage concurrentiel décisif sur lequel nous devons capitaliser.»
Directeur de la Fondation genevoise pour l’innovation technologique (Fongit), Antonio Gambardella suit Proton depuis son origine; il en est d’ailleurs un membre du conseil d’administration. Unique en son genre, elle est fondée sur une approche résolument scientifique des problèmes – d’ailleurs une bonne partie des collaborateurs de Proton viennent du CERN, observe-t-il. Ce qui la distingue de la plupart des entreprises de tech créées par des ingénieurs ou par des commerciaux. «Une théorie est juste jusqu’à ce qu’elle soit prouvée fausse par des arguments rationnels. Et lorsque c’est le cas, indépendamment des ego, toutes les décisions, y compris celles du boss, sont remises en cause.» Ce qui induit un fonctionnement top‑down, perçu parfois comme directif. A la tête d’une entreprise en forte croissance, le scientifique de haut vol s’est toutefois révélé un leader hors pair.«Quel que soit le sujet, Andy apprend vite. Combatif, il témoigne de plus d’une persévérance et d’une détermination sans faille.»
Europe first! Voilà une expression qu’Andy Yen affectionne tout particulièrement. Il s’étonne d’ailleurs que les leaders européens hésitent à l’utiliser: «De quelle maladie souffrons‑nous donc? Les Américains et les Chinois n’ont pas cette pudeur. L’Europe a été le moteur de la première révolution industrielle au XIXe siècle et elle ne s’est pas alors bridée par je ne sais quelles réglementations paralysantes. A l’époque, la Chine, de son côté, s’est laissé distancer, comme l’Afrique, qui reste aujourd’hui encore en marge du développement. Si elle ne se réveille pas, l’Europe pourrait à son tour rester en rade et s’avérer la grande absente de la quatrième révolution industrielle du XXIe siècle.»
Mais, justement, Andy Yen parie que l’Europe se trouve à un point de bascule. Et il enchaîne avec trois prédictions. D’abord, avec l’intelligence artificielle et une augmentation de la surveillance qui va de pair, les entreprises qui offrent la confidentialité vont finir par s’imposer. Ensuite, l’Europe, qui ne peut plus s’appuyer sur les Etats‑Unis et se méfie de la Chine, se doit de rompre avec son statut de colonie numérique; elle n’a d’autre choix que de regagner sa souveraineté. Par la réglementation? Par des politiques de soutien à l’innovation? La stratégie à suivre n’est pas encore très claire, mais la tendance est irréversible. Enfin, Andy Yen croit à l’avènement, dans les dix ans, d’un Google européen, valorisé à plus d’un trillion de francs comme les géants américains ou chinois. «Proton pourrait être cette entreprise, assure‑t‑il. Si nous continuons à croître, nous contribuerons à la reconquête par l’Europe de sa souveraineté technologique, j’en suis convaincu.»
Le plus surprenant, c’est que Proton ambitionne de le faire en s’autofinançant. Rappelons qu’elle n’a jamais eu recours ni aux sociétés de venture capital, ni aux banques, d’ailleurs. Encore moins à des subventions. Le milliard de francs cité plus haut? Il sera tiré des bénéfices de l’entreprise qui, une fois de plus, ne vit pas de la commercialisation des données de ses 100 millions d’usagers, mais des licences et des abonnements qu’elle leur vend.
Depuis 2024, la Fondation Proton, une institution à but non lucratif, est l’actionnaire majoritaire de l’entreprise; le reste du capital est aux mains de ses quelque 500 collaborateurs. Andy Yen a lui‑même versé la plupart de ses actions dans ladite fondation. Proton n’a donc de comptes à rendre à personne, si ce n’est à la communauté de ses usagers. Elle s’autorise ainsi à poursuivre son développement à l’abri des pressions d’investisseurs pressés et sans risque de corruption de sa vision initiale.
«Mon objectif, et celui des autres fondateurs, n’a jamais été de devenir milliardaire, précise Andy Yen, mais de permettre à des centaines de nos employés de devenir millionnaires et, possiblement, de créer à leur tour leur propre société.» C’est l’effet cluster à la base du succès de la Silicon Valley. Si Proton devait quitter la Suisse, le dommage ne serait pas tant la perte des quelques centaines de millions investies dans d’autres pays européens au lieu de l’être ici, mais le délitement de tout un écosystème. Voilà l’enjeu.
La Suisse, et plus particulièrement la Suisse romande, dispose des atouts pour jouer un rôle important dans cette quatrième révolution industrielle. A condition qu’elle ne soit pas pénalisée par une législation anachronique. «Zurich a réussi à attirer Google et quelques autres géants américains. Mais les trois licornes de la tech créées dans ce pays l’ont été à Lausanne et à Genève. Je tente une autre prédiction audacieuse: si on permettait aux sociétés comme Nexthink, SonarSource, Proton, etc. de continuer à grandir et d’essaimer dans la région, l’Arc lémanique deviendrait à terme la capitale de la tech en Suisse.» Et nul doute qu’il aurait alors tout entrepris pour se voir accorder la citoyenneté suisse. «Je me sens ici chez moi.»
1988
Naissance aux Etats-Unis, enfance à Taïwan.
2006
Entre au California Institute of Technology pour des études en physique et en économie.
2009
Premier séjour en Suisse pour travailler au CERN.
2011
Déménage à Genève pour terminer son doctorat.
2014
Crée Proton alors qu’il travaille encore au CERN.
2022
«Time Magazine» le distingue dans sa liste des personnalités montantes (100 Next).
2024
Proton est transformée en fondation à but non lucratif.