Bonjour,
En poste à la direction de la Fondation pour l’attractivité de Genève (FLAG) depuis fin 2024, Karine Curti plaide pour un Etat plus efficace, de meilleures infrastructures et une fiscalité plus clémente afin d’éviter le départ des entreprises et des grandes fortunes.

Julien Crevoisier
La FLAG, dirigée par Karine Curti, vient juste de publier les résultats d’une étude qualitative menée auprès de 88 chefs d’entreprise représentant 30 000 emplois à Genève. Trente-quatre pour cent envisageraient de quitter le canton.
Davolo SteinerPublicité
En fin d’année 2024, Karine Curti a pris la direction de la FLAG, qu’elle avait rejointe à sa création en 2022 en tant qu’experte en relations publiques. Fondée à l’initiative de plusieurs entrepreneurs genevois – dont l’ancien associé de la banque Pictet Renaud de Planta, le CEO de Rolex Jean-Frédéric Dufour ou encore la présidente de Caran d’Ache Carole Hübscher – la FLAG s’engage pour la préservation de la renommée internationale de Genève en tant que place économique de premier plan. Selon elle, les grands défis structurels qui agitent le canton le plus occidental de Suisse commencent déjà à se faire ressentir, entre pression fiscale sur les PME et les start-up, érosion des infrastructures et hausse de la délinquance. Des revendications qui reflètent le mécontentement de certains entrepreneurs genevois. La fondation vient tout juste de publier les résultats d’une enquête qualitative conduite auprès de 88 chefs d’entreprise représentant 30 000 emplois à Genève. Il en ressort que 34% d’entre elles envisageraient de quitter le canton en raison de la dégradation des conditions-cadres.
En octobre 2025, la FLAG a publié une étude dressant un tableau assez alarmant des conditions-cadres pour les entreprises installées à Genève. Trente-quatre pour cent des entrepreneurs ayant répondu à l’enquête ont déjà envisagé de délocaliser leur siège (contre 29% en 2022) et 30% ont été courtisés par d’autres cantons, voire des Etats étrangers. Plus de 90% jugent la fiscalité élevée ou trop élevée, notamment du fait de la taxation de l’outil de travail. Parmi les autres préoccupations majeures relevées par l’étude figurent notamment la saturation des transports (80%), la complexité administrative (75%), les difficultés de recrutement et de logement (deux tiers des sondés), mais aussi la sécurité (68%). Concernant la portée relativement restreinte de l’étude (88 entreprises sur les 30 000 enregistrées dans le canton), Karine Curti précise qu’il s’agit d’une enquête qualitative, fondée sur de longs entretiens menés avec des dirigeants d’entreprise qui représentent 30 000 emplois à Genève. «L’étude relaie des témoignages qui reflètent la diversité du tissu économique genevois et les défis auxquels ils font face au quotidien.»
Quels ont été les principaux défis depuis votre arrivée à la tête de la Fondation pour l’attractivité du canton de Genève (FLAG)?
Les principaux défis résident dans l’évolution permanente du climat économique et politique, et dans un contexte géopolitique qui se transforme à grande vitesse – qu’il s’agisse de fiscalité, de mobilité, de politique douanière ou d’enjeux internationaux. Tout cela crée une actualité dense et mouvante, qui complexifie l’environnement économique et exige une grande réactivité. Dans ce contexte, notre rôle est de vulgariser des sujets parfois très techniques, tout en stimulant le débat public. L’objectif, c’est que Genève s’active, s’interroge et se mobilise autour de son avenir économique.
Ces derniers mois, de grands contribuables – dont Renaud de Planta, ancien associé de la banque Pictet, par ailleurs fondateur de la FLAG – ont quitté le canton pour des raisons fiscales. De plus, la multinationale SGS, entreprise spécialisée dans l’analyse de risques et la certification, s’est délocalisée de Genève à Zoug. Tant pour Genève que pour la fondation, ces départs ont de quoi inquiéter.
Chacun est libre de partir s’il le souhaite. Mais il est indéniable que la question de l’attractivité doit être au cœur des préoccupations. Les entreprises, même les plus ancrées, peuvent reconsidérer leur établissement dans le canton si les conditions-cadres ne suivent plus.
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Le problème est d’autant plus inquiétant qu’à Genève, tout repose sur un équilibre extrêmement fragile. Pour donner un ordre de grandeur: 1% des contribuables financent 36% de l’impôt sur le revenu, 69% de l’impôt sur la fortune. Concernant les personnes morales, 1% paie 92,2% de l’impôt sur le bénéfice et 84,3% de l’impôt sur le capital. Le seuil d’assujettissement genevois étant relativement élevé, 36% des résidents ne paient pas d’impôt. Plus frappant encore: 711 contribuables financent à eux seuls environ un cinquième des recettes fiscales du canton (qui compte plus de 530 000 habitants).
Concernant les personnes morales, 1% paie 92,2% de l’impôt sur le bénéfice et 84,3% de l’impôt sur le capital. Pour les personnes physiques, 1% des contribuables genevois financent 36% de l’impôt sur le revenu.
Pour vous, quels sont les principaux défis pour l’attractivité économique de Genève?
J’en vois trois. Le premier est sans doute la taxation de l’outil de travail, qui consiste à comptabiliser la valeur théorique de l’entreprise dans le calcul de l’impôt sur la fortune de l’entrepreneur. Ce mécanisme existe dans tous les cantons, mais chacun fixe ses propres barèmes, ses taux et éventuellement des mécanismes d’abattement pour atténuer la charge, ce qui entraîne de fortes disparités fiscales. A Genève, les entrepreneurs sont doublement imposés: ils paient l’impôt sur la fortune le plus élevé du pays, sans bénéficier d’aucun abattement sur l’outil de travail. Pour les start-up, la situation est encore plus flagrante puisque chaque levée de fonds augmente mécaniquement la fortune imposable. Ensuite, la mobilité saturée constitue aussi un enjeu majeur à Genève. Elle devient de plus en plus compliquée à vivre au quotidien, générant du stress pour les collaborateurs et ralentissant aussi les activités professionnelles. Enfin, la pénurie de logements reste un défi majeur qui complique le recrutement des talents. Les Genevois subissent aussi cette pression, entre loyers trop élevés et sous-occupation des grands appartements.
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On entend souvent que Genève – et la Suisse – ne doit pas son attractivité qu’à la fiscalité, mais aussi à la qualité de vie, à la robustesse des infrastructures, à son système de formation ou encore à sa stabilité.
Beaucoup d’entreprises sont établies à Genève depuis longtemps et s’y sont attachées. Mais, depuis trois ans, les votations visant à alourdir la charge fiscale et les conditions-cadres pour l’entrepreneuriat s’enchaînent. J’entends souvent que les employeurs resteront, qu’ils sont là depuis longtemps et ne partiront pas. Mais le monde change! Nos entreprises sont courtisées par Singapour, les Emirats arabes unis, la France ou encore l’Italie. Sans parler bien sûr des autres cantons suisses. La réalité est qu’il existe une compétition globale pour attirer ces acteurs, que l’on ne peut pas ignorer. En termes d’infrastructures, la mobilité cantonale et nationale doit s’améliorer: il faut mieux reconnecter l’ouest du Léman avec le reste du pays via des axes ferroviaires plus performants vers Lausanne, Berne ou Zurich. Enfin, la mobilité internationale, centrée sur l’aéroport, reste un atout majeur. Genève manque toutefois de liaisons intercontinentales directes, notamment vers les pôles économiques stratégiques lointains comme Singapour et Los Angeles, aujourd’hui concentrées à Zurich. La sécurité constitue aussi un enjeu à ne pas sous-estimer. Certains indicateurs inquiètent, comme la hausse de 68% des brigandages en 2024, dont les home-jackings. Au-delà de l’impact sur la qualité de vie, c’est la réputation du canton à l’international qui est en jeu.
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En 2024, les brigandages ont augmenté de 68% à Genève, dont les home-jackings. Au-delà de l’impact sur la qualité de vie, c’est la réputation du canton à l’international qui est en jeu.
En matière de mobilité, de grands travaux ont eu lieu ces dernières années: le Léman Express, le prolongement des lignes de tram, le développement de la mobilité douce. Quelle marge de manœuvre reste-t-il?
Les avancées sont réelles et il faut les saluer. Le Léman Express en est l’exemple parfait: pensé pour 50 000 voyageurs quotidiens, il en accueille déjà près de 80 000. Victime de son succès, il est saturé aux heures de pointe, ce qui montre la nécessité d’augmenter la cadence, la capacité des rames et l’offre globale. Il faudra aussi développer les axes transfrontaliers, encore trop mal desservis, pour répondre à la réalité des flux de travailleurs. Le prolongement des lignes de tram témoigne lui aussi d’un vrai dynamisme, tout comme la progression de la mobilité douce. Mais là encore, un enjeu important reste la sécurisation du réseau cyclable, pour que la pratique gagne encore en attractivité. Cependant, la circulation routière demeure le point noir de Genève, qui figure parmi les villes les plus congestionnées de Suisse. La multiplication des chantiers paralyse la circulation et rend les déplacements particulièrement difficiles.
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Idem pour le logement, le plan directeur cantonal en prévoit 50 000 de plus à l’horizon 2030. Peut-on espérer mieux?
Le logement est un défi critique: avec un taux de vacance de seulement 0,34%, soit 858 logements disponibles dans tout le canton, Genève atteint son niveau le plus tendu depuis plus de dix ans. Les blocages successifs ralentissent les projets et accentuent cette pénurie. En témoigne l’objectif du plan directeur 2030 de construire 50 000 logements entre 2011 et 2030, qui sera difficilement atteignable. Pour y parvenir, il aurait fallu édifier en moyenne 2500 nouveaux logements par an, un rythme qui n’a été atteint pour la première fois qu’en 2018. La simplification des procédures et la réduction des délais pour l’octroi des permis de construire apparaissent aujourd’hui indispensables si l’on veut réellement accélérer la mise sur le marché de nouveaux logements. Ces difficultés ne relèvent pas seulement du confort quotidien: elles influencent directement la capacité du canton à attirer et retenir des talents, des familles et des entreprises.
Pour renforcer la qualité des infrastructures et la sécurité publique, il faut que l’Etat dépense, et donc prélève de l’impôt. N’est-ce pas une contradiction avec vos revendications d’allègement fiscal?
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Notre rôle n’est pas d’éplucher le budget de l’Etat. Toutefois, il est certainement possible de devenir plus efficient. L’Etat de Genève emploie en moyenne nettement plus de personnel par habitant que le reste de la Suisse. Les dépenses publiques représentent plus d’un cinquième (22,1%) du PIB cantonal. Or cela ne se traduit pas toujours par une meilleure efficacité. Les entrepreneurs attendent davantage d’agilité, de coordination et d’optimisation de la part des services publics.
Que pensez-vous de l’initiative «Pour l’avenir», qui vise à taxer les successions à 50% avec une franchise de 50 millions de francs?
Cette initiative a déjà fait des dégâts d’image. Nous savons qu’elle a dissuadé des entrepreneurs ou des personnes fortunées de venir s’installer en Suisse. Pour ceux qui sont installés aujourd’hui, elle amène forcément des réflexions. La vague de départ redoutée a pu être contenue, car le Conseil fédéral a clarifié qu’en cas d’acceptation de l’initiative il n’y aurait pas d’«exit tax» pendant la période charnière entre la votation et la promulgation. C’est la pérennité de notre modèle économique et social qui est en jeu. Selon notre dernière enquête (voir encadré), le risque politique et fiscal est désormais au cœur des préoccupations des dirigeants d’entreprise genevois: 94% craignent les effets de cette initiative, estimant qu’elle enverrait un signal destructeur et dissuasif aux investisseurs, entrepreneurs et entreprises familiales présents sur notre territoire. Nous avons également interrogé des entrepreneurs directement concernés par l’initiative: 80% indiquent qu’ils envisageraient de quitter la Suisse si une telle mesure était adoptée.
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La FLAG fait-elle campagne contre cette initiative?
Nous sommes apolitiques. Nous ne menons pas de campagnes et ne formulons pas de recommandations de vote. L’actualité politique fait pleinement partie de notre champ d’analyse et de sensibilisation, car elle a des effets directs sur l’environnement économique, la compétitivité du canton et la vie des citoyens.
Pourquoi avoir lancé la plateforme de communication Genève Attractive? Les Genevois étaient-ils mal informés?
Non, pas mal informés, mais parfois noyés dans des débats très polarisés. Les sujets comme la mobilité, le logement ou les finances publiques concernent tout le monde, mais leur aspect technique rend les choses difficiles à comprendre. Nous avons voulu créer un espace où les enjeux sont expliqués de manière claire et accessible, voire ludique. Nous avons trouvé un public réceptif puisque Genève Attractive réunit 55 000 abonnés sur les réseaux sociaux.
Comment rendre le canton plus attractif pour les petits commerçants qui ont du mal à s’installer au centre-ville?
Les petits commerces jouent un rôle déterminant dans l’attractivité du canton. Ils donnent vie à leur quartier et contribuent à créer du lien social. Dans le cadre des nouveaux quartiers, ils pourraient être davantage soutenus à travers les plans d’attribution du canton. En outre, même si c’est un sujet délicat, la question des horaires d’ouverture mérite d’être reposée. Beaucoup de personnes terminent le travail à l’heure où les magasins sont sur le point de fermer, ce qui pénalise les petits commerçants et alimente le tourisme d’achat. En France, les magasins sont ouverts plus tard. Nous allons d’ailleurs nous prononcer en novembre sur l’ouverture de deux dimanches par an, une mesure qui serait essentielle pour le commerce genevois.
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Quels sont les atouts que Genève peut faire valoir pour favoriser les entreprises sur son territoire?
Genève dispose d’atouts considérables: une économie diversifiée, des talents de haut niveau, une accessibilité exceptionnelle et un ancrage international unique. En 2025, le canton a gagné deux places (il est désormais sixième, ndlr) au classement de la compétitivité intercantonale établi par UBS. Mais pour rester compétitif, le canton doit se doter d’une vision claire de son développement et soutenir des projets structurants porteurs de sens et d’avenir. C’est cette capacité à se projeter, à suivre un cap collectif et à transformer ses ambitions en réalisations concrètes qui permettra à Genève de rester une destination évidente pour investir, entreprendre et innover.
13 mai 1983
Naissance à Genève.
2013
Devient chargée de la communication de la direction à la Fédération des entreprises romandes Genève (FER Genève).
2022
Rejoint la Fondation pour l’attractivité du canton de Genève (FLAG) en tant que responsable de la communication.
2022-2024
Enseigne les relations publiques au sein de l’école CREA à Lausanne.
Décembre 2024
Prend la direction de la FLAG.
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