Bonjour,
Nexthink vient d’atteindre une valorisation exceptionnelle pour une start-up suisse. Rencontre avec son cofondateur Patrick Hertzog, le Fribourgeois au cœur de l’amélioration de l’expérience numérique de 25 millions d’usagers dans le monde.
Tiphaine Bühler
Ce qui a fait la différence, selon Patrick Hertzog, c’est la résilience des trois cofondateurs. En s’accrochant, la société a réussi une jolie pénétration du marché auprès de ses clients cibles, les très grandes sociétés.
NextThinkPublicité
La technologie de la licorne de Prilly est utilisée par 1500 entreprises dans le monde, de très grosses structures. Dans la jungle informatique des services IT ou des employés, Nexthink est un guide. Il se matérialise à l’écran par des alarmes et suggestions pour optimiser l’expérience numérique des utilisateurs. La solution made in Lausanne a séduit les financiers américains de Vista Equity Partners. Ils suivent le spin-off de l’EPFL depuis une décennie et viennent de doper leur poulain en devenant majoritaires. Ils ont racheté les actions d’une partie des investisseurs précédents. La société change ainsi de mains pour une valorisation totale de 3 milliards de dollars. Banco!
Patrick Hertzog, vous sentez-vous dans la peau de Steve Austin, «l’homme qui valait 3 milliards» avec un bras et des yeux bioniques?
(Rires.) Si seulement! Mais pas du tout. Après vingt ans de vie de l’entreprise et cinq à six tours de financement, il ne reste aux fondateurs qu’une toute petite part. On est très contents avec ça. Il vaut mieux une toute petite part d’un très gros gâteau qu’une grosse part d’un tout petit gâteau. Alors non, nous ne nous partageons pas 3 milliards entre les trois fondateurs, loin de là.
Concernant mon pouvoir bionique, je dirais que c’est l’empathie pour les utilisateurs, cela en raison de ma fonction de User Experience Officer (chef du département expérience utilisateur, le core business de Nexthink, ndlr). Ma mission est de développer avec mon équipe un produit que les utilisateurs aiment et avec lequel ils sont à l’aise.
Comment prépare-t-on un deal?
Mon cofondateur Pedro Bados, qui est CEO de Nexthink, s’est principalement occupé de l’aspect financement et des négociations. De mon côté, je suis là pour rappeler la force du produit et continuer de le faire évoluer pour qu’il plaise toujours plus à nos clients. Concernant le deal en lui-même, il a suivi une évolution classique. Notre dernier tour de financement s’est fait il y a bientôt cinq ans, il est donc assez naturel pour certains investisseurs de l’époque de vouloir sortir et de réaliser leurs bénéfices. Avec la taille que nous avons, il n’y avait pas mille possibilités: soit un private equity, soit l’entrée en bourse.
Que retenez-vous de cette transmission en tant que fondateur d’une licorne suisse?
Nous voulions trouver un partenaire désireux de construire sur le succès de Nexthink, qui comprenait notre technologie et avait de l’expérience dans la tech. Nous ne sommes pas dans le cas d’un private equity qui veut revendre rapidement. Le but est clairement d’amplifier notre réussite. Vista mise sur l’équipe actuelle et croit totalement en notre produit. Ses investisseurs nous aident à continuer notre croissance librement. Autre conseil: il est essentiel de trouver un partenaire qui a le même cœur de métier que votre start-up. Vista est très actif dans les entreprises de Software as a Service (SaaS) et c’est exactement ce que nous faisons.
Publicité
Tout n’est pas une question d’argent. On recherche les bonnes personnes, qui vont ouvrir des portes et soutenir le management. Pour nous, même si la société change de mains, ce n’est pas la fin de Nexthink, c’est simplement une étape.
Parmi les meilleures valorisations de start-up suisses, rares sont celles qui dépassent Nexthink.
5 milliards
SonarSource (5 milliards de dollars, 2022): il s’agit d’une plateforme logicielle d’analyse de code pour développeurs et entreprises.
3,5 milliards
Acronis (3,5 milliards en août 2024): société active dans la cybersécurité et la protection des données, à Schaffhouse.
Le montant vous a-t-il surpris?
La valorisation précédente était à 1 milliard de dollars (levée de 180 millions de dollars, ndlr). En cinq ans, nous avons triplé notre chiffre d’affaires. Il s’agit donc d’un montant logique, si ce n’est que l’économie a beaucoup changé depuis. Réussir à garder le même facteur a été en partie une surprise. C’est surtout une reconnaissance du travail accompli et du potentiel futur de Nexthink.
Beaucoup de start-up, y compris suisses, ont des technologies à fort potentiel. Qu’est-ce qui a fait la différence chez vous?
Beaucoup de résilience (rires)! Ça nous a pris vingt et un ans. Pendant les douze premières années, nous n’avions pas une croissance très rapide. Il nous a fallu du temps pour trouver notre marché en le créant finalement nous-mêmes. Cela implique beaucoup d’efforts, de courage et de moments difficiles. De nombreuses start-up auraient abandonné ou revendu rapidement, en constatant que ça ne marchait pas aussi bien qu’attendu. On s’est accrochés et Nexthink a réussi une jolie pénétration du marché auprès de nos clients cibles, les très grandes sociétés.
Publicité
Belle performance alors que vous étiez trois cofondateurs.
Ça a clairement été notre force, mais ça ne se passe pas toujours ainsi. Bien des start-up explosent parce que les fondateurs ne s’entendent plus. Aujourd’hui, nous sommes encore deux dans l’entreprise. Vincent Bieri est parti en 2019, mais nous sommes toujours en contact pour le plaisir. Nous étions soudés, trois caractères très complémentaires, aussi bien dans nos compétences que nos aspirations. Il y a bien sûr eu des désaccords, sur la manière de procéder ou sur l’évolution du produit. Mais jamais de clash personnel. Le désaccord fait progresser. Chacun a sa vision et c’est positif, même si c’est parfois un réel défi de trouver le consensus.
Revenons à 2004, année de création de la société à l’EPFL. Pendant combien de temps avez-vous travaillé sans être payés?
Cela se compte en mois, peut-être un an. On a commencé avec nos économies personnelles et la FIT nous a soutenus, moins de 100 000 francs si ma mémoire est bonne. Lorsqu’on a démarré et créé un premier prototype, on avait déjà un client prêt à l’installer. Il a fallu engager du monde avant d’avoir un financement. Nous étions donc les derniers à être payés modestement. Nous sommes restés dix ans à l’EPFL avant de déménager à Prilly.
Publicité
Une partie de la réussite est liée à notre volonté de sortir du domaine académique pour aller rapidement vers de potentiels clients. Un mois après la création de la société, nous étions déjà chez Rolex, notre premier client, pour montrer notre solution, pas encore aboutie, avec quelques idées sur des slides. Ça a plu et ils nous ont donné quelques milliers de francs pour développer un proof of concept. Quelques mois après, on a développé une vraie version, que Rolex a achetée. Ce sont toujours nos clients, mais il ne s’agit plus du même produit.
En quoi le projet initial a-t-il dévié?
Nous n’avons pas dévié sur le cœur de la technologie, mais sur le pourquoi de la technologie. Nous avons démarré en nous basant sur le travail d’études de Pedro à l’EPFL, dans le domaine de la cybersécurité. Nous avons toujours cherché à comprendre ce qui se passe du point de vue de l’utilisateur final, comment il utilise son ordinateur. Ainsi, nous sommes parvenus à modéliser son comportement numérique, puis ses déviations, soit par malice, soit parce que sa machine était compromise. Par exemple, une personne administrative qui se connectait toujours au même serveur financier et utilisait tout à coup un outil différent était repérée, car elle générait un potentiel problème de sécurité.
Publicité
A l’époque, les départements de cybersécurité étaient les parents pauvres et n’avaient pas beaucoup de budget. La traction du marché n’était pas aussi forte qu’attendu. A force de discussions avec nous, les entreprises ont voulu savoir quelles applications étaient actives chez elles. Elles n’en avaient aucune idée et voulaient de la visibilité sur leur environnement informatique. Pour Nexthink, c’était trivial de leur donner cette information.
Après avoir rendu visible leur structure IT, les sociétés ont voulu savoir pourquoi les utilisateurs n’étaient pas contents alors que tout était vert et fonctionnait parfaitement. On a appelé ça le «watermelon effect» (l’effet pastèque), vert dehors et rouge dedans. Les entreprises visualisaient leurs installations et leurs applications, mais restaient aveugles sur l’expérience des employés et leurs problèmes. C’est là qu’on a lancé le marché de l’expérience numérique, avec beaucoup d’évangélisation au début. Mais ça a fini par payer, il y a près de huit ans.
Vous êtes Monsieur User Experience (UX) dans la société. Or la diversité des utilisateurs et des applications dans le monde est massive. Comment vous frayez-vous un chemin dans cette jungle du développement numérique?
Publicité
Il y a beaucoup de travail empirique. Mon équipe teste sans cesse des améliorations possibles sur maquettes, en interne, puis avec des clients early adopters. Si l’on compare à il y a vingt ans, les attentes de l’employé sont bien plus grandes. D’outils sommaires on est passé à des utilisateurs habitués à une expérience numérique performante et la plus simple possible. C’est pour cela qu’on améliore le produit en amont, avant de le mettre sur le marché, mais également après. Ça ne s’arrête jamais.
Un rapport du MIT de juillet 2025 sur le retour sur investissement (ROI) de l’IA dans les entreprises n’est pas très positif. Il évoque 95% d’échecs dans les projets IA au sein des entreprises, avec d’importants soucis de fiabilité. Une aubaine pour Nexthink, non?
Bien sûr. On vient de sortir un nouveau module pour aider les entreprises à comprendre comment utiliser l’IA et quelle est sa valeur réelle en interne. Cela permet de voir et de comprendre comment le collaborateur utilise l’IA. Les employeurs commencent à réaliser que distribuer des licences Copilot ou ChatGPT sans suivi ne suffit pas. Le potentiel de gain de productivité est là, mais il est encore inexploité. Beaucoup de sociétés ont investi des sommes importantes dans l’IA et veulent maintenant connaître leur ROI. Cela offre un grand potentiel pour Nexthink.
Publicité
Nexthink a été biberonnée à l’IA, sur quels points vous méfiez-vous de cette technologie?
Nous utilisons l’IA depuis plus de vingt ans et nous encourageons nos employés à devenir meilleurs avec elle. Ils sont plus productifs, plus rapides et la qualité de leur travail s’améliore. L’IA aide à se challenger et à vérifier des hypothèses. Après, ce n’est pas une «silver bullet», une solution parfaite. Cette technologie reste un outil supplémentaire qui crée des défis organisationnels dans une société, par exemple dans la gestion des données. Cela nécessite de transformer les entreprises et de les adapter.
Nous avons tous été confrontés à ChatGPT, qui nous donne une magnifique réponse fausse. Il ne faut pas faire une confiance aveugle. L’humain doit garder son sens critique, c’est très important. Je vérifie chaque information, en regardant les sources, notamment, en creusant et en validant ce que l’IA me propose, avec ou sans son aide. L’intuition et l’expérience permettent de repérer une solution qui semble correcte mais bizarre. Il faut alors faire confiance à son instinct. Ne jamais oublier que l’employé reste dans le siège du conducteur! A la fin, c’est sa responsabilité qui est en jeu. S’il y a un bug, dire que c’est l’IA qui a donné la solution erronée n’est pas acceptable.
Publicité
Lorsque vous n’êtes pas devant un écran, que faites-vous?
J’ai réussi à fonder une famille tout en créant une entreprise. Ce n’est pas un exploit, mais c’était important pour moi, pour mon équilibre. Bien évidemment, c’était galère au début, quand je passais plus de temps au travail qu’à la maison. Mais j’ai toujours pris des vacances et je n’ai jamais lâché mes hobbys. Par exemple, en créant des interfaces de niche, en dehors de Nexthink, destinées au tir à la carabine et à l’entraînement des athlètes de tir sportif. Je tire depuis que j’ai 10 ans et je suis coach depuis quinze ans. J’entraîne l’équipe universitaire de Fribourg une fois par semaine et ça me permet de sortir la tête du travail.
Lorsque le rachat sera effectif au premier semestre 2026, qu’est-ce qui va changer pour Nexthink?
Pedro restera CEO, le management et les équipes resteront en place. Nous sommes près de 1200 personnes dans le monde et Nexthink poursuivra sa croissance, notamment à Lausanne où travaillent 250 employés. Le conseil d’administration changera pour soutenir notre développement et de nouveaux projets. Ce rachat ne va pas bouleverser nos plans. Je mène l’équipe UX entre Lausanne, Madrid et Bangalore, en Inde. Je reporte au Chief Product Officer, qui reporte à Pedro. Ça fonctionne bien ainsi. Avec nos équipes réparties sur une dizaine de sites dans le monde, nous connaissons déjà les défis d’une entreprise globale. Parmi les projets d’expansion que je peux communiquer, il y a l’ouverture d’une succursale au Japon opérée en 2025, ainsi qu’une collaboration avec le gouvernement américain qui est extrêmement intéressante en termes de sécurité. Cela demande des certifications, des connaissances et un réseau que nous pourrons développer avec Vista.
Publicité
La recherche de talents dans votre secteur est toujours vive. Quelle est votre approche?
Pour moi, il s’agit de l’un des enjeux les plus importants. Avant les bonnes compétences, je recherche le bon état d’esprit. Quand j’engage, je me demande toujours si j’ai envie de travailler avec cette personne. Prendre des ingénieurs incroyables mais imbuvables humainement, ça ne m’intéresse pas. L’autre défi consiste à trouver du monde là où nous en avons besoin et c’est difficile. Nos collaborateurs et collaboratrices doivent venir sur site plusieurs jours par semaine. Nous ne souhaitons pas développer le télétravail à 100%. Cela signifie pour certains qu’ils doivent parfois déménager vers nos bureaux.
En vingt ans, comment avez-vous lutté pour garder l’esprit Nexthink?
Avec Pedro, nous avons réussi à garder une culture de start-up, dans le bon sens. Nous avons tous les âges dans la société, même si, avec les années, les gens sont plus jeunes que moi (rires). Dans mon équipe, j’ai une majorité de femmes, mais elles représentent 25% de l’effectif total.
Il y a désormais une structure hiérarchique, mais tout le monde reste ouvert, chacun peut donner des idées. Pour garder le lien, même à distance, on a aussi des activités sociales entre équipes. On encourage également le volontariat en offrant des congés. J’ai aussi emmené une petite équipe faire du tir à la carabine. C’est un ensemble de petites choses qui font que l’ambiance est bonne.
Publicité
Le Père Noël est passé avant l’heure cette année pour vous. Est-ce que vous allez vous offrir un joli cadeau?
OK, il y a un chiffre qui a changé, mais ma vie ne va pas être modifiée pour autant. Je n’ai pas l’intention de m’acheter une grosse voiture, ce n’est pas mon style.
1977
Naissance à Fribourg.
2001
Diplôme EPFL (MS Computer Science).
2004
Cofonde Nexthink avec Pedro Bados et Vincent Bieri à Lausanne.
2021
Valorisation de Nexthink à 1 milliard de dollars.
2025
Valorisation de Nexthink à 3 milliards de dollars, chiffre d’affaires 2024 estimé à 294,9 millions de dollars.
Depuis 2009
Coach de tir à la carabine à l’Université de Fribourg.
Depuis 2016
Créateur de Shootwatch, application d’entraînement pour les athlètes de tir, y compris au plus haut niveau.
Publicité