Regarder la télévision sur un ordinateur, une tablette ou encore un smartphone, quoi de plus évident aujourd’hui? Pourtant, quand Bea Knecht cofonde le fournisseur de télévision par internet Zattoo en 2005 – l’année de lancement de la plateforme YouTube –, le concept est révolutionnaire. Depuis, Zattoo s’est imposé comme numéro un du secteur en Europe, dans un environnement qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était il y a 10 ans (voir encadré). La vie de Bea Knecht a, elle aussi, été chamboulée durant cette période. Née en 1967, Bea s’appelait en effet Beat jusqu’en 2012. L’entrepreneure reçoit dans une petite salle de réunion, îlot d’intimité au centre des bureaux en open space du siège zurichois de Zattoo. Une table, deux chaises.

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En quête de liberté

La fontaine à eau n’est pas loin. Elle distribue de l’eau enrichie en oxygène, dont raffole la présidente du conseil d’administration de Zattoo. Bea Knecht fait très attention à ce qu’elle boit et à ce qu’elle mange. Elle souffre d’une forte intolérance au gluten. «J’ai été constamment malade pendant sept ans, jusqu’en 2005, sans savoir pourquoi.» Une période terriblement éprouvante, qui la pousse à quitter le monde corporate. Lauréate d’un Bachelor en sciences de l’informatique obtenu à l’Université californienne de Berkeley et d’un MBA à l’IMD de Lausanne, elle y évoluait pourtant rapidement. En 2001, elle démissionne de son poste d’associé, aux Etats-Unis, du cabinet de conseil en stratégie McKinsey. Cette étape va être fondamentale tant dans sa vie professionnelle que personnelle. «Je voulais avoir une meilleure maîtrise de mon temps et comprendre vraiment ce dont je souffrais», explique celle qui a également travaillé dans le développement de logiciels, les ressources humaines et l’autorisation de centres de données. A cette époque, Bea Knecht songe déjà aussi à devenir femme, mais sa priorité va à sa santé. Quand elle met enfin des mots sur sa maladie, sur ses intolérances alimentaires, Bea Knecht se sent libérée et forte d’une nouvelle énergie pour entreprendre. «Plusieurs grandes entreprises m’avaient proposé de les rejoindre.» Elle choisit cependant la voie de l’entrepreneuriat, moins confortable, certes, mais qui lui offre la liberté qu’elle cherchait. Bea Knecht est approchée en 2005 par le professeur d’informatique Sugih Jamin, rencontré lors de ses études à Berkeley. Ensemble, ils créent Zattoo aux Etats-Unis. La structure est ensuite transférée à Zurich. Développer Zattoo outre-Atlantique s’avère impossible: le contenu n’était pas disponible, il était compliqué d’obtenir les droits de retransmission télé.

Je ne me voyais pas continuer ma vie sans être vraiment moi.

Bea Knecht Présidente du CA, Zattoo

«Tout le monde se demande comment implanter son entreprise dans la Silicon Valley et nous, nous avons fait l’inverse», sourit Bea Knecht. Sans ce mouvement, Zattoo n’existerait pas aujourd’hui. Une fois la start-up en bon ordre de marche, l’entrepreneure décide de penser à elle. «J’ai créé Zattoo parce que je voulais vraiment me consacrer à cette entreprise. Mais je ne me voyais pas continuer ma vie sans être vraiment moi.»

Le cap de la transformation

Dernier enfant d’une fratrie de cinq, Beat a conscience de sa différence depuis son plus jeune âge. Quand il quitte son Argovie natal pour aller étudier aux Etats-Unis, puis devenu jeune adulte, ce sentiment ne le quitte pas. Mais il continue à aller de l’avant dans un monde professionnel où la pression est forte. «Quand on travaille beaucoup, on ne pense pas constamment à sa condition...» Longtemps, il a aussi cru être un cas isolé. C’était avant le développement d’internet et la possibilité offerte par le web de faire des recherches, de lire des témoignages, de nouer des contacts avec des personnes ayant franchi le cap de la transformation. Beat rencontre des professeures d’université, des ingénieures, des spécialistes d’implants dentaires, autant de modèles qui l’aident dans son cheminement personnel. «Beaucoup de personnes transgenres sont hautement intelligentes et douées d’une grande force de travail.»

En 2012, Beat Knecht prend un congé sabbatique de quatre mois, sa décision de changer d’identité est prise et comprise par son entourage. «Je n’ai jamais eu de réaction négative et je sais que Zattoo n’a pas souffert de mon choix.» Depuis sa transition, elle se sent beaucoup plus forte. «Cela m’a humanisée, je ne me sens plus comme une sorte de robot.» Par la force des choses, elle a dévoilé une grande part de son intimité, partagé quelque chose de très personnel, avec tous ceux qu’elle connaissait avant. En retour, elle voit les gens se confier à elle plus facilement.

Des gens comme les autres

Bea Knecht porte aussi un autre regard sur les femmes. «Peu de personnes sont passées des deux côtés. Je peux vous affirmer qu’il est plus difficile d’être une femme entrepreneure qu’un homme entrepreneur. Beaucoup pensent que les femmes ne sont pas à la hauteur.» Au sein de Zattoo, les femmes représentent environ 30% des effectifs. Bea Knecht est à ce jour la seule femme membre du conseil d’administration, mais elle veille à inclure davantage de mixité dans les équipes.

Attentive aux autres, Bea Knecht ne veut pas pour autant être un porte-drapeau de la cause transgenre, n’aspire pas à être un modèle non plus. Le plus important pour elle? Montrer que les transgenres payent des impôts, peuvent être des médecins, dentistes ou dirigeants d’entreprise qui contribuent comme les autres au développement de la société. Bea Knecht, qui à ses rares heures perdues pratique le yoga, le vélo et la natation, ne manque d’ailleurs pas de projets. Impliquée dans le développement de deux autres sociétés dans le domaine de la science des données et du sport, Bea Knecht cultive un goût prononcé pour l’architecture. Elle a d’ailleurs investi dans un vaste projet immobilier à Berlin, notamment avec un ami architecte. «Tout pour moi est en fait une forme d’architecture: concevoir des produits, concevoir des entreprises, concevoir des appartements, et concevoir sa vie.» ■

IS
Ingrid Seithuner