Quelques kilos de cerneaux de noix sont en train de se muer en belle huile odorante sous la pression d’une vis d’Archimède. Un monsieur âgé surveille les opérations en se léchant les babines. «Je viens de Genève, dit-il. J’ai 91 ans. Ça fait depuis 1992 que j’apporte chaque année mes noix ici. A ma connaissance, c’est le dernier moulin qui fait encore ce travail à façon.» L’homme qui a fait tout ce chemin en voiture jusqu’à Sévery (VD) laisse les fruits de ses noyers sécher jusqu’en mars. Il repartira certes avec moins d’huile que si elles étaient fraîches, mais elle sera plus aromatique (ndlr: en moyenne, 5 kilos de cerneaux de noix donnent 3 litres d’huile).

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La première trace écrite du moulin de Sévery remonte à 1228. A l’époque, il produisait de la farine de céréales. La famille Bovey en est propriétaire depuis 1845 et Jean-Luc, le patron actuel, incarne la 6e génération. Sa fille Dessilia, 23 ans, est entrée dans l’entreprise l’an dernier. La cadette, Maveline, 21 ans, devrait bientôt rejoindre son aînée. Et Corinne Pittet, la sœur de Jean-Luc, accueille le chaland dans le très moderne magasin attenant au moulin où sont proposées à la vente des dizaines de spécialités savoureuses, odorantes, appétissantes. Une vraie affaire de famille, quoi! Au total, l’entreprise compte 12 salariés pour un chiffre d’affaires oscillant autour de 2,5 millions de francs.

Meunier de père en fils

Si le moulin de Sévery existe depuis le Bas Moyen Age, son expansion, sa diversification et sa notoriété doivent tout à Jean-Luc Bovey, 50 ans. Après un apprentissage de meunier – on l’est de père en fils chez les Bovey –, il a travaillé pour les défunts Grands Moulins de Cossonay. Puis, en 1997, il décide de venir donner un coup de main à son père. «Avant, on pressait les noix de Noël à Pâques; maintenant, on est occupés toute l’année. Hormis les noix, le moulin faisait surtout des tourteaux de céréales pour alimenter le bétail. Aujourd’hui, les paysans de la région apportent leur colza, le lin, le tournesol, la caméline, qui représentent dans les 10% de notre activité.»

Le moulin s’est également diversifié dans les produits d’épicerie fine: vinaigres, moutardes faites à base de graines cultivées dans la région. Ainsi que dans des spécialités originales: les badigeons, mélanges de saindoux et d’huile de tournesol parfumés à l’ail, au basilic, au paprika, qui servent à enduire des viandes. «Et puis il y a ce que nous appelons les «aigredous», sortes de vinaigres que l’on ne peut pas appeler ainsi parce qu’ils atteignent un pH de 4: nous les parfumons à l’orange, aux noix, à la framboise. Il y a enfin ce que nous nommons les «pulpeux», des vinaigres additionnés de pulpe de coing, d’abricot, de pomme ou de framboise», ajoute-t-il.

Production doublée à terme

Autant dire que la 6e génération Bovey a révolutionné le modèle d’affaires d’une PME familiale qui s’endormait sur ses lauriers historiques. N’y a-t-il pas eu de conflit de générations? «Jamais, assure Jean-Luc Bovey. A vrai dire, un an après mon arrivée, mon père est tombé durablement malade, ce qui m’a obligé à tout de suite reprendre les choses en main. Un mal pour un bien, en quelque sorte.» Mais l’apprenti patron se rend rapidement compte que son métier de meunier ne l’a pas préparé à toutes les ficelles de l’économie. «J’ai compris que j’avais besoin d’aide. Alors je me suis offert un coach, un visionnaire, un homme qui a redressé des entreprises. Il venait tous les vendredis matin, on s’enfermait, il m’expliquait. Il m’a tout appris: le budget, les marges, l’art de se présenter à l’extérieur et de «vendre» le moulin.»

Pour assurer la longévité de l’entreprise, Jean-Luc Bovey a créé en 2013, avec des amis et des partenaires commerciaux, une fondation, dont la vocation est de sauvegarder l’huilerie artisanale traditionnelle et les métiers qui lui sont depuis toujours rattachés. En collaboration avec des acteurs éminents de la gastronomie et de l’alimentation, ladite fondation entend offrir son apport à l’optimisation nutritionnelle tout en préservant le plaisir de manger, contribuer à la diversité des huiles et produits dérivés pour promouvoir une alimentation équilibrée, aider la population jeune et moins jeune à redécouvrir les saveurs authentiques. Parmi les membres de la fondation figurent notamment les dirigeants de l’Hôtel de Ville de Crissier, Brigitte Violier et Franck Giovannini. «L’idée est de pérenniser l’entreprise au cas où je viendrais à disparaître, commente Jean-Luc Bovey. Il s’agirait notamment de trouver un directeur de concert avec mes filles. Une entreprise réussit si elle sait bien s’entourer.»

Grâce à un coach, j’ai appris l’art de présenter et ‘vendre’ le moulin.

Jean-Luc Bovey, directeur du Moulin de Sévery

En 2012, la PME s’est offert pour quelque 50 000 francs une casseuse de noix, une machine qui permet de casser 80 kilos de fruits à l’heure, contre 2 kilos quand le travail se fait manuellement. Il en faudra sans doute bientôt une autre, car la cinquantaine de noyers plantés cette année-là dans un champ voisin donneront bientôt des fruits, à raison de 20 à 30 kilos par arbre. En attendant les premières récoltes, le canton de Vaud subventionne le paysan qui a mis son champ à disposition, dans le cadre d’un vaste programme de plantation de noiseraies. Au total, une centaine d’hectares de noyers sont plantés dans tout le canton, de quoi produire quelque 400 tonnes de noix, 20% du marché suisse. Près de 150 tonnes seront destinées à l’huilerie de Sévery. «A terme, nous doublerons ainsi notre production d’huile», ajoute Jean-Luc Bovey.

La prochaine étape sera la construction d’une Maison de la noix. «J’y vois un centre de compétences, poursuit le patron. On y apprendra tout sur l’huilerie, notamment le cassage, l’énoisage et la mise en bouteilles. Je prévois un sentier didactique racontant la vinaigrerie et la moutarderie. Les travaux commencent ce printemps, il faudra transformer le moulin. Il y en a pour un an.» Des travaux qui nécessiteront bien sûr une ligne de crédit. «Nous avons la même banque depuis vingt ans. Elle nous fait confiance et notre rating est très bon», se réjouit Jean-Luc Bovey.


Le moulin de Sévery en chiffres

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© Stéphanie Liphardt
  • 2,5 millions de francs de chiffre d’affaires annuel, dont 80% provenant de la noix.
  • 12 salariés, dont 3 artisans huiliers et un chef de production, soit 9 EPT.
  • 180 tonnes de noix pressées par an, soit environ 40% de l’activité du moulin; le colza, le lin, la caméline et le tournesol autour de 10%. Le moulin-huilerie de Sévery pratique surtout ce que l’on appelle le travail à façon. Autrement dit, le client apporte ses propres matières premières (noix, cerneaux de noix, noisettes, colza, etc.) et repart avec son huile fraîchement pressée.
  • 15  000 visiteurs par an viennent visiter le magasin à l’architecture élégante et moderne. Il propose toute une gamme d’huiles (noix, noisette, colza, pignons de pin, pépins de raisin de production locale ou régionale), ainsi que des nectars plus «exotiques» (olive, pistache).
  • 40% des ventes dans les épiceries fines régionales. Vente directe: 25%. Restauration (grandes tables): 10%. Cadeaux d’entreprise: 25%.
GP
Gian Pozzy