Enfant, François Randin adorait jouer au petit train. Aujourd’hui, à 37 ans, son terrain de jeu s’est considérablement agrandi, même s’il continue à prendre le train plusieurs fois par semaine pour sillonner la Suisse alémanique, un moyen de transport qu’il affectionne tout particulièrement. Après neuf ans d’existence, sa société Green Motion n’est plus une start-up. La jeune pousse s’est muée en scale-up, soit une entreprise en hypercroissance et trop à l’étroit sur son marché domestique. C’est donc désormais au-delà des frontières helvétiques que le leader suisse des bornes de recharge pour véhicules électriques veut bâtir une partie de son avenir.

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Au Mont-sur-Lausanne, où Green Motion a déménagé l’an dernier dans un bâtiment flambant neuf où elle occupe une surface de 1300 m2, François Randin multiplie les entretiens d’embauche. Car avant de conquérir les autres continents, il s’agit de constituer une équipe aguerrie à l’ouverture de marchés internationaux. La société de 31 employés devrait compter trois à cinq collaborateurs supplémentaires d’ici à la fin de l’été. Aujourd’hui, le Lausannois avoue que le recrutement est devenu son problème numéro un, que ce soit pour le développement international ou pour la Suisse. Entretien avec cet ardent défenseur du maintien de l’industrie dans notre pays.

PME: Après huit ans de présence au Salon de l’auto de Genève, vous allez désormais participer au Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas en janvier 2019. Qu’est-ce qui a motivé ce choix?

François Randin: Green Motion a toujours été un peu un ovni au Salon de l’automobile de Genève puisqu’il s’agit avant tout d’une manifestation dédiée à l’automobile alors que nous sommes une société d’infrastructure de haute technologie. Nous y avons toujours tiré notre épingle du jeu en attirant l’œil des 700 000 visiteurs avec nos dernières nouveautés. Reste que ce salon rassemble essentiellement une clientèle suisse.

Or, comme beaucoup d’entreprises technologiques, nous sommes confrontés à un problème: celui d’investir des millions de francs dans le développement technologique alors que le marché domestique s’avère trop petit pour rentabiliser ces investissements. Avec le Swiss made, nous avons une carte à jouer pour diffuser notre savoir-faire à travers le monde. Le CES est, pour nous, le symbole de nos démarches pour nous lancer à l’international.

La technologie Green Motion est déjà commercialisée à l’étranger, avec la vente pour plusieurs dizaines de millions de francs d’une licence technologique au chinois Zhongding. Où en êtes-vous avec ce groupe?

L’accord de transfert de technologie conclu en 2016 concerne uniquement le marché chinois et, l’an dernier, Zhongding a produit 20 000 bornes de recharge. Si le pourcentage des voitures électriques est encore microscopique en Chine (moins de 1%), cela représente tout de même plusieurs centaines de milliers de véhicules. En 2020, le gouvernement a fixé comme objectif 5 millions de voitures électriques et, par conséquent, il faudra un réseau de bornes performant.

Nous sommes actuellement en discussion avec Zhongding en ce qui concerne notre nouvelle gamme de bornes, plus perfectionnées. Si le groupe est intéressé à racheter notre technologie, les bornes devront être adaptées aux particularités techniques chinoises. Mais les choses peuvent aller très vite dans ce pays, ce qui est un rêve pour un impatient comme moi. Les décisions se prennent rapidement, les rapports sont directs et, une fois la parole donnée, tout est payé rubis sur l’ongle!

Quels sont vos projets en Inde, un pays où vous allez lancer un projet pilote?

Le marché indien en est à ses balbutiements en matière de voitures électriques, comparable au marché européen en 2012. Tout a commencé par un concours de circonstances et en mars 2017, lors du Salon de l’auto, j’ai pu m’entretenir quelques minutes avec Ratan Tata, le patron du conglomérat Tata. Quelques mois plus tard, je me suis rendu en Inde pour établir de premiers contacts avec les dirigeants de Tata Power (producteur et fournisseur d’électricité, ndlr) et de Jaguar Land Rover. C’était très impressionnant.

Je suis scandalisé par le discours tenu sur les employés plus âgés.

Nous sommes en train de préparer l’envoi de bornes pour y démarrer un projet pilote à Pune, une ville de plus de 3 millions d’habitants située dans l’Etat du Maharashtra. Tout est encore à bâtir en Inde, un pays où 25% du territoire n’est pas électrifié, les démarches n’y sont pas aisées et les standards pas encore établis. Nous ne rêvons donc pas d’équiper l’Inde, mais Bombay est suffisamment grand pour Green Motion, où nous comptons développer un modèle similaire à celui de la Chine.

Vous êtes en pleine phase de recrutement. Quels sont les profils que vous recherchez?

Nous sommes en effet en train de monter une équipe dédiée au développement international. Le processus a démarré au début du printemps et nous avons mené un certain nombre d’entretiens avec des candidats suisses et étrangers. A la tête de cette division internationale, il faut un «top gun» doté d’une grande expérience d’ouverture de marchés internationaux. Et comme nous vendons une certaine suissitude, une personne vivant en Suisse ou connaissant bien la région serait un atout supplémentaire. La pression est grande, car nous ne devons pas nous tromper sur ces recrutements… Au total, outre le directeur, nous allons engager entre trois et cinq collaborateurs supplémentaires.

Une fois l’équipe constituée, le gros boulot sera de définir la stratégie internationale. Doit-on partir à la conquête des Etats-Unis, voire du Canada? Quid de l’Amérique centrale et du Sud? Quelle sera notre stratégie en Europe, du Swiss made ou de la vente de licence? Toutes ces options doivent faire l’objet d’études de marché approfondies. Nous nous y attelons dès cet été. 

Quels sont vos arguments pour débusquer la perle rare?

Après neuf ans d’existence, Green Motion n’est plus une start-up mais nous ne pouvons payer un salaire de multinationale. Par contre, je peux aujourd’hui assurer une certaine sécurité de l’emploi, chose que je n’aurais pas osé dire il y a trois ans. C’est un argument qui peut faire mouche auprès d’un père de famille de 50 ans, qui a des enfants et une hypothèque sur sa maison, à qui je peux affirmer que s’il intègre avec succès l’entreprise, notre société pourrait être son dernier employeur. Je suis d’ailleurs scandalisé par le discours tenu envers les employés plus âgés. Non, un employé de 55 ans ne coûte pas si cher, tant son expérience et ses performances sont élevées!

Aujourd’hui, le recrutement est devenu mon problème numéro un, notamment en matière de profils bilingues. Nous avons des postes ouverts depuis des mois pour un chef de projet pour le déploiement des bornes, un électricien de terrain pour la Suisse alémanique, un responsable marketing et un vendeur en Suisse alémanique. La maîtrise de l’allemand est capitale pour faire des affaires dans notre pays. La Suisse alémanique représente deux tiers du marché, il est exclu d’y négocier en français ou en anglais. Raison pour laquelle je suis des cours deux fois par semaine, chez Berlitz, avec une professeure qui me torture (rire).

Vous avez des projets à l’international, mais qu’en est-il du développement en Suisse?

Nous sommes leaders sur le marché suisse des bornes de recharge et nous continuons à nous développer. A l’heure actuelle, nous comptons un total de 500 clients, 5000 utilisateurs, 3000 bornes installées auprès des entreprises et des particuliers et, en moyenne, 30 à 40 bornes livrées par semaine. En ce qui concerne notre réseau de bornes publiques Evpass, nous comptabilisons 907 bornes, pour un objectif de 3000 d’ici à 2020. Avec 10 millions de chiffres d’affaires en 2018, nous avons atteint cette année le seuil de rentabilité. Le marché suisse reste très important pour nous, c’est là que nous gagnons pour l’instant notre vie, mais notre force de frappe à l’avenir va se concentrer sur les marchés internationaux.

A noter que la Suisse joue aussi un rôle important de show-room pour les visiteurs étrangers. Ainsi, lorsqu’une délégation chinoise vient nous rendre visite, nous lui faisons visiter les parkings publics à Lausanne, les parkings relais dans la périphérie de la ville, une gare, un campus, une manufacture d’horlogerie et une grande entreprise. Un excellent aperçu de ce qu’il est possible de mettre en place, le tout dans un rayon de 5 kilomètres, et avec un recul de neuf ans d’expérience en Suisse.

Allez-vous continuer à produire Swiss made?

Je suis très fier que Green Motion soit aujourd’hui profitable tout en produisant en Suisse. Preuve qu’il est possible de réaliser des marges tout à fait acceptables en vendant des produits à forte valeur ajoutée. A l’heure où de grands groupes font du bénéfice et licencient du personnel pour aller faire un tour du côté de l’Europe de l’Est pour y gagner quelques pour cent, je me bats pour maintenir un certain niveau industriel dans notre pays. Nous travaillons à 90% avec des fournisseurs basés en Suisse (tôlerie, électronique, câbles), mis à part les connecteurs de câbles qui sont achetés en Allemagne. Tout est assemblé par Polyval, à Cheseaux (VD), un atelier qui emploie des personnes handicapées ou en grande difficulté professionnelle.

Outre l’aspect social de ce partenariat, la qualité est au rendez-vous, avec plus de 1000 bornes produites l’an dernier par Polyval, 2000 cette année. De plus, ce modèle permet une grande flexibilité: si un client souhaite une modification d’une borne, en dix minutes, je peux parler avec le chef d’atelier de Polyval et mettre rapidement en route les démarches. Croyez-moi: cette flexibilité n’a pas de prix! 

Quels sont vos modèles d’affaires en Suisse?

Jusqu’en 2016, nous vendions uniquement des bornes aux privés, entreprises et collectivités publiques. Puis, dès 2016, nous avons réalisé que la mobilité électrique dépendait essentiellement d’un réseau de bornes performant. Or, ce sont les communes qui le déploient. En politique, les processus prennent du temps à se mettre en place. Nous avons dès lors changé de modèle d’affaires en finançant l’installation des bornes dans les communes et en gagnant de l’argent sur l’utilisation du réseau. C’est notre modèle Evpass. Pour ce faire, nous avons effectué plusieurs levées de fonds et investissons plus de 30 millions de francs dans le réseau public en Suisse.

C’est un business sur le long terme: j’aime à me comparer aux CFF il y a cent cinquante ans et j’espère que nous allons déployer une infrastructure qui nous survivra. C’est tout le mal que je nous souhaite! Enfin, la troisième source de revenus est la vente de licences technologiques à l’étranger, comme nous l’avons fait avec le chinois Zhongding, et que nous allons intensifier à l’avenir.

Vous venez d’engager un ancien commercial de chez Tesla. Est-ce que vous-même vous roulez en Tesla?

J’attends ma nouvelle voiture, une Chevrolet Bolt EV, dont je suis tombé récemment amoureux. C’est le meilleur modèle de voiture électrique du marché rapport «autonomie-prix». On roule aussi longtemps qu’avec une Tesla, pour un tiers de son prix.

Je dirais que j’adore Tesla à 90%. Pourquoi? Parce que Tesla a démontré qu’un pure player peut éduquer le marché, avec un produit haut de gamme et somme toute pas si onéreux. Par contre, la marque installe des bornes gratuites, notamment dans les hôtels, ce qui n’est évidemment pas une bonne chose pour nos affaires!

Vous avez présenté une nouvelle gamme de bornes bidirectionnelles au printemps dernier. Quelles sont leurs caractéristiques?

Les bornes bidirectionnelles permettent non seulement de recharger la voiture mais également de vider la batterie dans le réseau électrique. Sans rentrer dans les détails techniques, je dirais que ce qui nous différencie de la concurrence, c’est une très haute efficacité énergétique, proche de 98%, au lieu de 93% à l’heure actuelle. On gagne entre 3 et 5% sur chaque recharge, ce qui est extrêmement important. Une première variante de notre technologie, brevetée, a été présentée au Salon de l’auto de Genève et les premières bornes seront livrées cet automne à un client en Suisse. La deuxième variante, plus puissante, sera visible au CES.

Les bornes de recharge ultrarapide sont-elles le nerf de la guerre pour que les voitures électriques séduisent plus de conducteurs?

Tout dépend des besoins: un employé n’a pas l’utilité d’une borne ultrarapide étant donné que sa voiture est parquée huit heures, alors que sur une aire d’autoroute, c’est indispensable. Mais il faut savoir que le facteur limitatif, ce n’est ni la borne ni la voiture, mais le réseau électrique. A mon avis, les bornes ultrarapides ne représenteront pas plus de 10% du réseau de recharge.

A l’avenir, et c’est un changement de paradigme, ce qui fera la différence, ce sera la densité du réseau de bornes. Soit, selon nos calculs, 1,5 borne par voiture électrique. Avec 30 000 e-voitures actuellement en Suisse, cela signifie 45 000 bornes. On est encore loin du compte.
 


Bio express: François Randin

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Les premières bornes de recharge pour l’Inde sont prêtes à être envoyées.
© François Wavre/lundi13

1981 Naissance à Lausanne.

2009 Création de Green Motion à Bussigny-près-Lausanne.

2010 Installation de la première borne de recharge publique en Suisse, sur le campus de l’EPFL.

2016 Vente d’une licence technologique au chinois Anhui Zhongding.

2018 Présentation au Salon de l’auto de la première borne bidirectionnelle.
 

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Elisabeth Kim