North Eagles. Jusqu’à présent ce n’était pas une marque, mais le nom d’une entreprise basée à La Neuveville, dans le canton de Berne. Une microstructure de deux personnes dirigée par Olivier Voumard, qui produisait tout de même près de 15 000 montres par an. Du pur «private label» – ou «montre à façon» en bon français – avec une singularité: une clientèle exclusivement professionnelle, militaires, pompiers, policiers, etc.

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Mais les choses sont en train de changer et Olivier Voumard est en passe de faire de North Eagles une marque horlogère à part entière, dans une catégorie très en vue en ce moment: la smartwatch Swiss made. Le potentiel commercial est bien réel: une communauté cible très précise, qui compte des millions de membres dans le monde, sur une spécialité encore inexplorée par les marques horlogères traditionnelles et tellement spécifique qu’elle n’intéressera sans doute jamais les grandes marques, ni Apple ni TAG Heuer.

Détecteur de sulfure d’hydrogène

Ne parlons même pas de niche, mais de gisement, car la montre en question est dédiée au monde du pétrole, extraction offshore ou onshore, transport, raffinage, surveillance, etc., partout où sévit le sulfure d’hydrogène, le «silent killer» (lire ce-dessous). Car cette montre fait plus que donner l’heure, c’est un instrument de sécurité qui œuvre au cœur de théâtres d’opération parmi les plus explosifs du monde. Avec une mission: repérer le gaz mortel, géolocaliser la fuite et le porteur de la montre, et donner l’alerte en cas d’incident.

Il ne s’agit pas d’une innovation fondamentale en soi, les détecteurs de sulfure d’hydrogène existent depuis longtemps. La vraie spécificité de cette montre est d’avoir concentré toute la technique dans un format de poignet et de rester une montre, une vraie, une belle, futuriste, typée, colorée, dessinée par les designers de l’atelier White à Neuchâtel et assemblée en mode Swiss made dans le Jura. Elle sera disponible en trois versions, deux en polymère et une en acier. Le prix, près de 1000 francs, est à peu près le double d’un détecteur traditionnel mais, précise Olivier Voumard, la durée de vie des composants de sa montre est à peu près deux fois plus élevée…

Le projet est une idée déjà ancienne et il aura fallu presque quatre ans de développement et d’homologation pour arriver au produit final. Une étape clé a été franchie fin avril. Un jour avant l’ouverture du salon OTC (Offshore Technology Conference, la vitrine mondiale de l’innovation dans le secteur pétrolier depuis cinquante ans) de Houston, Olivier Voumard a décroché le sésame ultime: le marquage UL, l’indispensable label de sécurité américain, complétant ainsi les certifications ATEX (Europe) et IECEx (pour le monde hors Etats-Unis, Canada et quelques autres petits pays) décrochées plus tôt dans l’année. Le salon de Houston fut donc très fructueux: «Des gens de tous bords se sont intéressés à la montre, des grandes sociétés pétrolières jusqu’aux sous-traitants, des CEO jusqu’aux ouvriers. Tous susceptibles d’être équipés.»

Une fois le feu vert des autorités de surveillance en main, le pitch devient en effet très simple: «Il s’agit de la seule montre au monde capable de repérer le sulfure d’hydrogène et de transmettre une alarme à un centre de contrôle.» Un vrai avantage en termes de sécurité, puisque la montre est un objet personnel, par définition moins susceptible d’être oubliée ou perdue qu’un détecteur à porter en bandoulière. Simple en apparence, la montre a tout de même été complexe à mettre au point: plusieurs senseurs, un accéléromètre capable d’enregistrer tout mouvement suspect du porteur et de le localiser où qu’il se trouve (ce qui n’est parfois pas une moindre affaire, sur une plateforme pétrolière par exemple, tout en étages, où le GPS est par définition inopérant), ainsi qu’un dispositif d’émetteur. Le tout compatible avec les normes drastiques des instruments destinés aux atmosphères explosives. 

Prête à l’industrialisation

L’homologation fut compliquée, mais c’est fait, et pour Olivier Voumard, c’est une nouvelle vie qui commence. Pour la première fois de sa carrière, commencée dans l’horlogerie à façon au milieu des années 80, il démarche la clientèle avec un produit qu’il a lui-même développé et vend sous sa propre marque.

A l’instar de l’industrie pétrolière, nous sommes déjà globaux.

Le monde est maintenant à sa porte. Il était il y a quelques semaines en Chine. Il prévoit une prochaine tournée aux Amériques, Nord et Sud. D’ici à quelques mois, il aura parcouru la terre, de l’Australie à l’Algérie, de Trinidad et Tobago à la Russie. «A l’instar de l’industrie pétrolière, nous sommes déjà globaux.» Il suffit en effet de déplier la carte des pays producteurs pour se rendre compte qu’il y en a partout. Et plus encore si l’on ajoute l’extraction de gaz de schiste ou d’autres zones où le sulfure d’hydrogène fait aussi des ravages, comme certaines régions volcaniques.

L’entreprise est donc tout fraîchement engagée sur la voie de la commercialisation. La production est, elle aussi, parée au décollage, la première série étant déjà achevée et en test en conditions réelles. Néanmoins, Olivier Voumard prévoit un léger retard à l’allumage: «Il y a encore une certaine éducation à faire pour gagner la confiance de la clientèle.» Juste de quoi donner le temps à l’entreprise North Eagles d’achever la mue de son modèle d’affaires, car si l’activité de «private label» n’est pas abandonnée, elle est pour l’instant en stand-by. Outre la commercialisation, Olivier Voumard travaille en ce moment à l’ouverture du capital, jusqu’à présent essentiellement familial. La recherche d’un investisseur est lancée, de préférence de type «industriel, entrepreneur, dans la même logique de pensée». Surtout pas de fonds d’investissement: «Mes enfants sont intéressés par l’activité. Je ne cherche pas à vendre.»

L’objectif principal est de faire face aux commandes le moment venu, car la partie engagée est nettement plus sérieuse qu’une simple production de montres, aussi smart fussent-elles. Les diverses certifications décrochées s’accompagnent d’obligations touffues, assez proches en réalité de ce qui se pratique dans les technologies médicales: toutes les procédures de fabrication sont suivies et chaque composant est soumis à des règles strictes de traçabilité. Le bracelet, par exemple, n’est pas en plastique quelconque, mais en polymère high-tech impossible à charger en électricité statique. De même, les batteries ne sont pas de banales piles du commerce. La transmission de l’alarme fait également partie des composants délicats, puisque, on l’imagine aisément, le smartphone grand public serait fatal en atmosphère explosive.

In fine, l’ouverture du capital devrait encore servir à financer les développements futurs, car le sulfure d’hydrogène n’est qu’une entrée dans le vaste monde des gaz et de la sécurité. Olivier Voumard a des idées plein la tête et le potentiel laisse rêveur… Mais laissons-le d’abord explorer le pétrole.
 


Une montre contre le «tueur silencieux»

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La smartwatch sera disponible en trois versions, deux en polymère et une en acier.
© DR

Dans les milieux du pétrole, le sulfure d’hydrogène est tellement connu et redouté qu’on le surnomme le «silent killer» et qu’il est traqué sans répit tout au long de la chaîne de production de l’or noir, le risque de fuite étant permanent, de l’extraction à l’affinage. Et l’homme n’est pas de taille à lutter seul: le gaz sent naturellement mauvais mais son premier effet est d’anesthésier les capacités olfactives. Une dose de 320 ppm (parties par million) pendant une minute ou une heure à 80 ppm suffisent pour atteindre le seuil d’irréversibilité: nécrose cérébrale ou des muqueuses, perte de connaissance, œdème alvéolaire, perte olfactive, troubles neurologiques, etc.

Pour atteindre le seuil létal, il suffit d’être exposé à 1521 ppm pendant une minute ou 372 ppm pendant soixante minutes. Comme le souligne Olivier Voumard, CEO de North Eagles: «On ne rigole pas avec le sulfure d’hydrogène. Quand on repère une fuite, on agit.» Cela donne aussi une idée de l’épaisseur du cahier des charges que l’entrepreneur a dû remplir avant d’obtenir toutes les certifications nécessaires pour sa smartwatch renifleuse, fruit de près de quatre ans de développement.

 

Weisses Viereck
Stéphane Gachet