Les entrepreneurs de la génération du baby-boom atteignant l’âge de la retraite, le nombre de PME à vendre en Suisse va exploser. On estime déjà que près de 16 000 petites et moyennes entreprises changent de main chaque année dans le pays, selon une étude récente de Credit Suisse et de l’Université de Saint-Gall. Ce qui représente un chiffre impressionnant de 80 000 PME ces cinq prochaines années.

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Pour ceux qui ont le goût d’entreprendre, mais pas forcément de projet précis, acheter une société existante constitue une solution intéressante. Cette démarche comprend des points positifs – infrastructures déjà en place, personnel expérimenté, clientèle existante – mais implique aussi des risques. «Le problème est que la plupart des dirigeants s’y prennent beaucoup trop tard pour penser à leur succession, observe Olivier Nimis, fondateur et directeur général du groupe de courtage Remicom. Ils attendent l’âge de la retraite ou d’être trop fatigués ou malades. La santé de leur entreprise se trouve impactée par ce manque d’énergie. Les chiffres, alors en baisse, rendent leur société moins attractive pour les acquéreurs.»

Alors comment dénicher la bonne affaire et, surtout, où la chercher? Vers quels organismes se tourner pour demander de l’aide? Comment trouver des solutions de financement quand les fonds propres ne suffisent pas? Les réponses des experts en cinq étapes.

1- Trouver chaussure à son pied

Si aucune base de données ne contient l’intégralité des entreprises à vendre en Suisse, plusieurs plateformes permettent de mettre en lien vendeurs et repreneurs. On peut citer Remicom et la société du groupe Raiffeisen, Business Broker, qui enregistrent toutes deux environ un millier de transactions par année, ou encore Companymarket.ch.

Certaines banques suisses, déjà actives dans les services aux entreprises, ont développé des prestations expressément dévolues à la transmission d’entreprise. A la Banque cantonale de Genève (BCGE), la filiale Dimension livre des conseils pour la vente de l’entreprise et l’évaluation de sa valeur. Elle accompagne tant les acheteurs que les vendeurs, mais séparément. Du côté de la Banque cantonale vaudoise (BCV), une équipe est uniquement dédiée à la transmission d’entreprises sous la responsabilité de Nicolas Corod. «Aujourd’hui, il y a davantage d’acheteurs que de vendeurs de sociétés. C’est pourquoi il est important qu’un acquéreur potentiel rédige un profil de repreneur en listant son expérience, ses secteurs d’affinités et sa vision entrepreneuriale.» De plus, la banque recommande de la patience au repreneur, car la démarche peut durer jusqu’à cinq ans, entre les premières réflexions du cédant et le contrôle autonome de la société désirée par le repreneur.

Il vaut mieux ne pas tout chambouler en arrivant et prendre le temps d’observer.

Virginie Fauveau, directrice de Capital Transmission à la BCGE

Chez Credit Suisse, cette entité s’appelle OpportunityNet. «Pour chaque entreprise à vendre ou à acheter, une fiche anonymisée est créée, explique Jean-Marie Salina, responsable clientèle PME de la région Genève. Celle-ci décrit le type d’activité, la taille et la valeur de l’entreprise. Une fois que la plateforme obtient une correspondance entre un acheteur et un vendeur, le conseiller bancaire met ceux-ci en contact. La plateforme propose son réseau, mais ne s’immisce pas dans les négociations ultérieures.»

Il faut également tendre l’oreille car d’excellentes opportunités peuvent se trouver au sein même de son entreprise. «Certains employés souhaitent reprendre l’entreprise dans laquelle ils travaillent mais ne savent pas comment aborder le sujet avec l’entrepreneur cédant, précise Nicolas Corod de la BCV. Et parfois, c’est l’inverse. Dans le cas précis d’un management buy-out (MBO), il est donc recommandé de réunir toutes les parties afin d’éviter les non-dits. Sinon, ces situations peuvent durer des années et empêcher la réussite d’une reprise de la société par ses propres salariés.»

2- Bien connaître la société à reprendre

Une fois qu’un repreneur a trouvé une entreprise qui correspond à son budget, à ses compétences et à son profil, il doit être certain que celle-ci constitue une bonne affaire. Dans cette optique, il est conseillé de mener un audit ou d’effectuer une due diligence, à savoir un examen approfondi de la situation financière de l’entreprise, avec l’aide d’une fiduciaire ou d’un expert financier. «Il faut bien étudier l’histoire de l’entreprise pour savoir si ses revenus sont plutôt stables ou potentiellement volatils», conseille Jean-Marie Salina de Credit Suisse.

Il faut aussi réfléchir à deux fois à sa propre démarche: ai-je envie d’acheter une entreprise pour placer mon argent ou suis-je intéressé par son activité et son caractère même? «Investir dans une société sans expérience de la branche ou sans capacités managériales peut mener à des difficultés», prévient Jean-Marie Salina. Se mettre des clients à dos, rendre la gestion interne de l’entreprise compliquée ou perdre des personnes clés dans le fonctionnement de la société sont autant de conséquences néfastes possibles.

Le profil type du repreneur est un individu entre 40 et 50 ans, qui détient un budget de 500 000 à 1 million de francs, selon Olivier Nimis de Remicom. «Ce sont souvent des personnes qui ont été cadres dans une banque, par exemple, qui se sont retrouvées au chômage et qui s’estiment trop âgées ou surqualifiées pour retrouver un emploi. Alors elles décident d’acheter une entreprise. Le problème est que nous ne trouvons pas de produit à leur proposer, car elles ne connaissent pas la réalité des secteurs artisanaux ou industriels et elles sont à la recherche d’une affaire à haute rentabilité pour leur permettre d’assurer leur train de vie élevé.»

3- Se mettre d’accord sur le prix

Dans l’annonce qu’il publiera, le dirigeant vendeur donnera tout d’abord un ordre de grandeur du prix, qui sera affiné après que le futur acheteur aura examiné en profondeur la situation de l’entreprise. Là aussi, mieux vaut s’entourer de spécialistes. «La valeur de l’entreprise sera notamment déterminée en fonction de son chiffre d’affaires et de son bénéfice», précise Jean-Marie Salina de Credit Suisse. Ces données doivent être considérées sur une période de temps suffisamment longue, en faisant une moyenne sur dix ou quinze ans, pour connaître la valeur durable de l’entreprise. «Il est également nécessaire de comprendre le modèle d’affaires de l’entreprise et d’évaluer les actifs complémentaires comme un bâtiment, si la société en possède», met en évidence Nicolas Corod de la BCV.

Pour estimer la valeur d’une entreprise, il existe un grand nombre de méthodes. On les applique en fonction de la taille, de la structure financière, de la fortune, de la branche d’activité de la PME que l’on souhaite acquérir. Une des techniques les plus utilisées consiste, par exemple, à déterminer la valeur de comparaison d’une société. «Cette méthode aspire à évaluer une entreprise à l’aide d’une ou plusieurs transactions récentes de PME dans le même secteur d’activité, détaille Nicolas Corod. Ainsi, le prix constaté est mis en exergue avec un indicateur, par exemple le chiffre d’affaires ou le résultat d’exploitation, pour définir un ratio de comparaison.» Avec une difficulté toutefois, selon le spécialiste de la BCV: l’identification de transactions similaires n’est pas aisée pour des PME, car ces données ne sont pas publiques.

4- Financer la reprise

Avant de se lancer dans le processus de transaction, l’acheteur devra avant tout s’assurer qu’il détient suffisamment de fonds propres. «Sur 1000 transactions que nous accompagnons chaque année, 950 dossiers ne reçoivent aucun financement, prévient Olivier Nimis de Remicom. Les banques proposent des solutions mais les octroient seulement si le repreneur offre suffisamment de garanties.»

Les fonds propres du repreneur doivent se situer aux alentours de 50% du prix d’achat, précise Jean-Marie Salina de Credit Suisse. Si les fonds propres sont insuffisants, l’acquéreur peut se tourner vers la mise en place d’un prêt du vendeur. «On peut envisager également de faire appel à des crédits mezzanines (prêts qui sont remboursés en une fois à la fin du contrat, au lieu d’avoir un remboursement échelonné) et, bien sûr, à la famille et aux amis.» La banque se chargera de conseiller et de mettre en relation les PME avec des fiduciaires, des avocats ou des fiscalistes.

Parallèlement à l’analyse des fonds propres, la capacité de financement de l’entreprise et sa rentabilité sont évaluées. «Il faut définir les besoins en investissements futurs pour avoir une vision claire de la trésorerie effectivement disponible afin d’assurer le remboursement d’un crédit bancaire.» Il convient également de tenir compte des éventuels risques fiscaux pour l’acheteur et pour le vendeur. Pour cela, l’expert conseille de procéder à une expertise fiscale indépendante et, le cas échéant, d’obtenir un «ruling» fiscal (soit un accord conclu avec l’administration fiscale établissant les modalités de l’imposition). L’ensemble de ces éléments sera par la suite pris en considération par la banque pour l’octroi d’un crédit.

Pour le financement en tant que tel, Credit Suisse propose des financements d’acquisition, allant de moins de 1 million à plusieurs dizaines de millions de francs suisses. Ceux-ci peuvent prendre la forme de MBO ou de LBO (leveraged buy-out), ou encore de prêts bancaires directs. «Pour des PME valant entre 5 et 20 millions de francs suisses, l’intervention d’une seule banque suffit; pour les plus grandes, on fait appel au syndicat bancaire», précise Jean-Marie Salina. Le financement d’acquisition est remboursable à moyen terme. Un financement d’acquisition structuré prévoit l’amortissement du prêt sur des périodes de cinq à sept ans. Un remboursement régulier est alors mis en place pour éteindre la dette.

Certaines banques proposent des solutions de financement et le dossier des candidats repreneurs sera alors examiné en détail. A la BCGE, la filiale Capital Transmission, active dans le private equity, finance les reprises d’entreprises avec les fonds de la banque. «Nous accompagnons des entreprises matures et saines», précise sa directrice, Virginie Fauveau. Les start-up et les entreprises en restructuration ne sont pas considérées. Capital Transmission procède à des prises de participation minoritaires, souscrit à des obligations convertibles et octroie des prêts mezzanines. «Si nous intervenons en octroyant du capital, nous restons actionnaire minoritaire, nous ne siégeons jamais au conseil d’administration de la société en question. Il est donc important que le repreneur ait des compétences managériales.»

Olivier Nimis de Remicom souligne que certaines structures, telles que Fondetec ou la Fondation d’aide aux entreprises (FAE), proposent des solutions de cautionnement, mais seulement si des reprises d’employés ou la création d’emplois entrent en ligne de compte. Pour cela, un dossier très complet devra être présenté et le délai de réponse est long. De plus, environ 40% seulement des projets sont financés par ces organismes. Les coopératives de cautionnement suisses, dont le plafond de cautionnement pourrait être prochainement relevé à 1 million de francs, aident également les repreneurs de PME à obtenir plus facilement des crédits bancaires. Elles fournissent des garanties aux institutions financières qui prêtent de l’argent aux entreprises.

5- Ne pas se précipiter et prévoir un temps de latence

Il faut compter en tout cas entre trois et six mois pour la transaction, selon Virginie Fauveau. «Mieux vaut anticiper la recherche de financement», prévient la spécialiste de la BCGE. Il est nécessaire de commencer à réfléchir à la structuration financière du rachat dès les premières discussions avec le vendeur. «Les banques ont besoin d’un certain temps pour analyser le dossier et comprendre le fonctionnement de la société.»

Même si l’acheteur et le vendeur sont d’accord sur tous les aspects contractuels, certaines démarches administratives peuvent bloquer à tout moment l’aboutissement de la transaction. Dans le cas de la transmission de Carletti Sanitaire, son exécution après la signature du contrat a duré quatre mois et nécessité de nombreux allers-retours, notamment parce que le repreneur était un étranger non domicilié en Suisse ainsi que pour des motifs financiers et fiscaux.

Il faut savoir 'lâcher son bébé' et c'est dur pour un entrepreneur de faire le pas.

David Carletti, fondateur de Business Transmission

La gestion de la période post-transaction n’est pas non plus à prendre à la légère. Comment faire sa place, surtout si l’on vient de l’extérieur? Comment se faire accepter des collaborateurs et convaincre les clients de rester? «Le processus de reprise d’une entreprise est long et peut se révéler chronophage, souligne Nicolas Corod de la BCV. Pour le patron vendeur, il est nécessaire de s’entourer d’une équipe proche qui s’occupe du projet de transmission. Puis, lorsque le contrat est conclu, il faut compter entre six et dix-huit mois de «passation des pouvoirs». Car le patron vendeur devra accompagner le repreneur auprès des clients, des fournisseurs et des employés afin de maintenir la confiance intacte.»

«Il vaut mieux ne pas tout chambouler en arrivant, estime Virginie Fauveau de la BCGE. Il y a parfois des choses à changer rapidement. Dans le cas par exemple où le patron a 70 ou 75 ans, la société a éventuellement vieilli avec lui. Il faut alors remettre certains processus au goût du jour et peut-être entrer dans la digitalisation. Mais de manière générale, il faut prendre le temps d’observer, de voir ce qui fonctionne ou pas.» Selon la spécialiste, tout révolutionner peut amener à la démotivation de l’équipe et à la perte d’employés importants.

Même longue, la transmission des petites et moyennes entreprises renvoie à des enjeux cruciaux pour l’économie suisse. «Le risque est grand de perdre les PME et entreprises familiales du pays, leur savoir-faire et la quantité d’emplois qu’elles occupent dans l’économie suisse, fait remarquer David Carletti. Aujourd’hui, les enfants n’ont souvent pas envie de faire le même travail que leurs parents ou d’y consacrer leur vie entière.»

Le Genevois a lui-même été impliqué dans la revente de l’entreprise familiale, puis a créé sa propre structure d’accompagnement, Business Transmission. Son but: aider les entreprises à s’organiser pour gagner en efficacité. «Il faut savoir «lâcher son bébé», et c’est dur pour un entrepreneur de faire ce pas… J’ai vécu cela, je connais l’importance des aspects émotionnels et familiaux lors de la transmission d’une entreprise.»


Carletti Sanitaire
«Valoriser au mieux son entreprise avant de la transmettre»

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David Carletti et son frère mettront onze ans à transformer la PME familiale avant sa vente.
© Stéphanie Liphardt

«Un jour, mon père nous a dit: «Dans trois mois, je prends ma retraite», raconte David Carletti, avocat de formation. Le père est à la tête d’une entreprise de sanitaires établie à Genève, qu’il gère avec le fils aîné. David Carletti travaille pour sa part à la restructuration d’une filiale de la BCGE, à Lugano et à Lausanne. Très attaché à la PME familiale, il décide de la reprendre avec son frère aîné, dans le but de la valoriser pour pouvoir la revendre plus tard. Le processus durera onze ans en tout.

David Carletti commence par transformer l’entreprise, alors sous forme d’une société en nom collectif, en société anonyme, dans le but de séparer le patrimoine privé de ses parents et celui de l’entreprise, et ainsi de leur garantir une retraite. Il s’attelle ensuite à mettre en place une organisation dotée d’outils de gestion faciles, modernes et adaptés aux exigences administratives actuelles, ainsi qu’à la demande d’une clientèle qui compare sans cesse les offres avec celles de la concurrence. L’effectif de Carletti Sanitaire triple en quatre ans, passant de 4 à 13 employés. Cette évolution mène les deux frères à se demander comment continuer. «Nous avions une taille critique; soit nous poursuivions mais en grandissant encore, soit nous vendions.»

C’est la deuxième option qui sera choisie. David Carletti contacte une fiduciaire appartenant à un ami d’enfance, qui connaît bien la PME ainsi que la situation familiale. Il fait également appel à un avocat qui a des relations dans plusieurs cantons et en Italie. «Un élément très important dans la transmission d’une entreprise, c’est l’aspect émotionnel. Il est primordial d’être accompagné par des personnes de confiance.» Au final, le repreneur accepte de conserver les employés, un élément crucial pour les deux frères, et le nom de la société, qui l’est tout autant car l’entreprise bénéficie d’une très bonne réputation. La transmission en tant que telle a pris près de dix-huit mois.


Moulin de Sévery
«Eviter de se déchirer pour des histoires d’argent, comme pour tant de familles»

Au Moulin de Sévery, l’actuel directeur, Jean-Luc Bovey, représente la sixième génération. C’est dire si l’entreprise a des racines familiales solidement ancrées. Il travaille de concert avec sa sœur et ses deux filles qui l’aident beaucoup. Une organisation qui fonctionne parce que le terrain a été bien préparé en amont.

Lorsque Jean-Luc Bovey reprend le domaine au début des années 2000, il vient de terminer son apprentissage de meunier mais ne connaît rien à la gestion d’entreprise. En parallèle d’une formation d’un an en management, il est suivi par un coach sur le terrain, un jour par semaine. C’est ce dernier qui sensibilise la famille à l’importance de trouver une solution financière acceptable pour tous. Il était en effet nécessaire d’assurer au nouveau patron des lieux un revenu correct, au père une retraite convenable, et à la sœur la part du domaine qui lui revenait.

Un contrat d’assurance vie est alors conclu au nom du père, afin que Jean-Luc Bovey puisse à terme dédommager sa sœur. «Je n’aurais pas pu lui donner toute sa part d’un coup. En début de carrière, on a peu de moyens.» Depuis, le père est malheureusement décédé et la sœur a touché le capital de l’assurance vie. Aujourd’hui, elle a quitté son poste de confiseuse-pâtissière à Migros pour travailler avec son frère. «Nous avons tellement bien fait les choses avec ce pacte successoral que nous nous entendons parfaitement bien, témoigne-t-il. Mais il faut anticiper ces questions si fondamentales. Tant de familles se déchirent pour des histoires d’argent. C’est quelque chose qu’il faut éviter absolument.»


Phida Invest
«C’est toujours plus facile d’acheter que de vendre»

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A la tête d’un groupe de 15 sociétés, Alain Joseph a revendu le FC Lausanne-Sport l’an dernier à Ineos.
© Stéphanie Liphardt

Alain Joseph est le CEO d’un groupe de 15 sociétés réunies sous le nom de Phida Invest (nom issu des initiales de ses parents Philippe et Danielle), une manière de mettre les 450 collaborateurs des diverses entités sous une même bannière. Il est surtout, depuis un an, l’ex-propriétaire du FC Lausanne-Sport. L’entrepreneur de Renens déteste sans doute se voir réduit à ça, tant ses intérêts sont multiples. Pourtant, c’est très humainement qu’il partage son expérience de rachats et reventes de sociétés en Suisse romande.

Diplômé de HEC Lausanne, il rejoint l’entreprise familiale G. Dentan comme technicien dans l’étanchéité. Six ans plus tard, il rachète la société avec son frère. «Ce n’était pas une succession familiale, mais bien un rachat; l’un des premiers modèles de rachat via une holding fait par la BCV à l’époque. On était en 1998», se souvient-il comme s’il feuilletait un album de famille. Il enchaînera ensuite les rachats d’une dizaine de structures. Il y a quelques mois, l’entreprise Façade Bozzo de La Chaux-de-Fonds rejoignait également son équipe. «J’ai souvent pris mes décisions sur un seul entretien, poursuit-il. Ça a été le cas pour Setimac, notre concurrent dans l’étanchéité, racheté en 2015 après un café avec le propriétaire, Sylvain Mercati. C’est toujours plus facile d’acheter que de vendre.»

En 2017, Alain Joseph s’est séparé d’une petite société de camions et du Lausanne-Sport, où il a investi temps et argent pendant dix ans, d’abord comme vice-président, puis comme président propriétaire. «En achetant, on sent qu’on déleste le vendeur d’un poids. Mais à l’inverse, se détacher d’un patrimoine est plus difficile, glisse-t-il. On se sent toujours responsable, alors que ce n’est plus le cas. Pire encore si c’est un patrimoine public comme un club de football.» Il avait d’ailleurs voulu se retirer du Lausanne-Sport une première fois. C’était avant d’en accepter la présidence. Ironie des choix. «J’avais annoncé au président que j’avais fait le tour du sujet et que je quittais la structure, confie le dirigeant vaudois. Je suis d’ailleurs parti ensuite en vacances aux Seychelles avec ma famille. Dix jours après, je signais pour être président et propriétaire du club, tout cela après des négociations par téléphone depuis les îles.»

Ce n’est que quatre ans plus tard, en automne 2017, qu’Alain Joseph remet les clés du Lausanne-Sport. Faisant le tri entre les offres fantaisistes et les candidats sérieux, le Vaudois choisit Ineos, le géant de la pétrochimie basé à Rolle. «Trois mois plus tard, c’était finalisé avec la brigade d’avocats du groupe britannique. J’ai gagné de l’argent, je n’ai pas de souci à le dire. J’ai valorisé le club pendant dix ans. On n’a pas perdu d’argent et on est montés en ligue. En trente secondes, le prix juste a été fixé, à savoir l’actif circulant net, le prix de mon investissement personnel et le taux de détermination de l’acheteur. On a gagné beaucoup de temps comme ça et cela a aussi une valeur.»


Uditis
«Dans une entreprise libérée, la pression de la succession est diluée»

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Uditis a grandi autour de cinq propriétaires, dont Michel Perrin. Deux associés ont revendu depuis leurs actions à l’interne.
© Stéphanie Liphardt

Michel Perrin, le directeur général d’Uditis, aime le verbe et les citations. Il pousse même la chansonnette à l’occasion. Alors, lorsqu’il parle de transmission d’entreprise, c’est naturellement avec un certain phrasé: «J’ai 55 ans, je pense à la succession évidemment, mais les planètes doivent être alignées. Le monde change, il faut être agile…» Au-delà du personnage, le fondateur de la PME spécialisée dans la transformation numérique est surtout l’un des premiers dirigeants romands à avoir mis en place une structure d’entreprise libérée, un processus commencé il y a dix-huit ans.

Le spin-off du CSEM a grandi autour de cinq associés propriétaires. «J’avais 1% en plus dans le capital, mais ça ne changeait rien», assure-t-il. Chez Uditis, la collaboration des cerveaux est son ADN. Ils sont 50 aujourd’hui en comptant l’acquisition récente de WebExpert, une société de solutions online de 10 collaborateurs. Dans cette dynamique d’intelligence collective, quelle place est donnée à la succession? «J’ai plusieurs options: un exit complet où tous les actionnaires décident ensemble de vendre, ou alors la revente de mes actions à des collaborateurs, un MBO en somme; ce qui est moins lucratif. Cela dépend si on aime l’argent», lance l’actionnaire principal, avant de souligner ce qui est important à ses yeux.

«Notre modèle d’entreprise, dans lequel les cinq associés historiques étaient actifs jusqu’à il y a un an et où près de la moitié des employés détient une partie du capital, a un énorme avantage: il dilue la pression de la succession. Un actionnariat dilué diminue les tensions lors de la transmission. En quittant la société, on est obligé de revendre ses actions à l’interne, ce qui laisse le patrimoine intact.» Une question à laquelle il a beaucoup réfléchi depuis un an puisque deux de ses associés depuis dix-sept ans ont quitté l’aventure collective en 2017. La transmission s’est donc faite à l’interne. «Nous avons racheté leurs actions pour détenir 68% des parts à trois. Avec le rachat de WebExpert en septembre, nous avons ouvert la direction et le capital à l’un des membres de cette société qui a dix ans de moins que moi.»

La roue tourne, les cerveaux, eux, restent à l’unisson pour constituer cette intelligence collective performante. Reste que dans toute transmission d’entreprise, l’émotionnel est très présent. «On parle de montants qui font rêver, en effet, appuie l’homme de mots. Avoir évolué dans une entreprise libérée, c’est avoir partagé des valeurs. Les ennuis viennent souvent de l’extérieur, du conjoint du collaborateur. Notre vision n’est pas celle des Bisounours. On n’abandonne pas les gens dans notre structure sans indication, ils doivent rendre des comptes et on corrige si nécessaire. Mais il y a une confiance, on a appris à lâcher l’ego. Dans une transmission, on doit apprendre à lâcher prise, aussi.» Et d’imager à sa manière ce passage: «On peut choisir sa pierre tombale, mais pas comment les gens vont travailler après vous.»


Petitpierre
«A 50 ans, je n’ai plus ce souci de la transmission»

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Boris Petitpierre a revendu sa société tout en y restant directeur. 
© Stéphanie Liphardt

A l’heure où 30% des sociétés en Suisse ne trouvent pas de repreneur, se revendent en bitcoins ou avec des contrats annotés de la clause Weinstein visant à prévenir des scandales de harcèlement dévoilés après l’acquisition, Boris Petitpierre a su anticiper la question de la transmission. A 50 ans, le patron neuchâtelois a revendu sa PME spécialisée dans les machines pour l’industrie microtechnique. La société fondée par son père appartient désormais au groupe jurassien Acrotec, qui fédère 13 entreprises pour un total de plus de 600 employés.

Depuis deux ans, Boris Petitpierre n’est donc plus le propriétaire de son entreprise, mais le directeur de celle-ci et l’actionnaire à 10% du groupe qui l’a racheté. «J’ai été approché en 2016 par un avocat fiscaliste qui m’a proposé de transmettre ma fabrique à Acrotec. D’abord, je ne voulais pas vendre, se souvient-il. Puis j’ai changé d’avis. Quelques mois auparavant, mon associé était parti à la retraite, je voulais garantir la pérennité de la société et, surtout, m’assurer que mes enfants choisiraient la carrière qu’ils veulent.»

L’industriel garde également en tête le tsunami familial qu’avait provoqué vingt ans auparavant la transmission de l’entreprise de son père, qu’il a rachetée avec un partenaire, blessant au passage sa sœur pourtant jamais intéressée aux affaires. Une situation qu’il assume en toute franchise et qui fait écho à tant d’autres. A l’époque, il avait opté, avec son associé, pour un modèle de rachat intéressant. Ils avaient partagé les actions de manière égale, laissant les deux dernières chez un notaire qui jouerait l’arbitre en cas de litige. Cela n’a jamais été nécessaire. Ensemble, ils ont développé l’entreprise de 10 à 55 collaborateurs.

Délesté aujourd’hui de son statut de propriétaire, comment gère-t-il cette nouvelle position? «Je suis plus heureux. Je n’ai plus ce souci de la transmission, je travaille exactement comme avant, assure-t-il. Ça a été beaucoup plus simple que je ne l’imaginais initialement. Je ne suis pas resté à regarder mon compte en banque, j’ai simplement passé de la casquette de Petitpierre à celle d’Acrotec. Je dois faire des rapports plus détaillés qu’avant, mais ils permettent une analyse plus fine, bénéfique. Et je ne me sens absolument pas fliqué.» Le seul bémol que Boris Petitpierre relève dans un but de partage d’expérience: la mauvaise communication à l’interne lors de ce rachat. «Depuis des semaines, des externes visitaient les lieux, mais on n’a rien dit. La vente signée, nous devions avertir les collaborateurs le mardi et le communiqué de presse devait sortir le mercredi, se rappelle-t-il. C’est l’inverse qui s’est produit. Le lendemain, j’avais tous les employés dans mon bureau. Mais je l’ai fait pour eux aussi, en assurant la pérennité de la société. Si j’avais reçu une offre supérieure d’un groupe étranger, je n’aurais pas accepté. Mais là, c’est un projet pour valoriser notre industrie dans l’Arc jurassien.»

 

 

PB
Par Stéphanie de Roguin et Tiphaine Bühhler