Alors que les flocons virevoltent à l’extérieur, dans les caves du prieuré de Môtiers (NE), la température est constante toute l’année, entre 10 et 12°C. Elles sont l’âme de la bâtisse, dont la fondation remonte au VIe  siècle et qui a abrité, durant un millier d’années, des moines bénédictins. Ces voûtes noires gothiques, sous lesquelles dorment plus de 500 000 bouteilles, sont la raison même de l’emplacement de la société Mauler, qui fabrique depuis 190 ans du vin mousseux selon la méthode traditionnelle. Par ailleurs, c’est le seul producteur en Suisse à n’élaborer que des vins mousseux, un savoir-faire porté tel un sacerdoce.

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A quelques centaines de mètres du prieuré, un bâtiment moderne et climatisé, rebaptisé la cathédrale, a vu le jour en 1992 pour entreposer les autres flacons en préparation, soit 2 millions en tout. Le système de remuage sur gyropalettes souligne l’ouverture face à l’innovation, quand bien même on travaille un produit empreint de tradition. Le contraste est saisissant avec le remuage encore manuel et la vérification de la clarté, à la bougie, que l’œnologue de Mauler pratique sur les grands millésimes entreposés dans les caves anciennes. Mais toutes les bouteilles passent par les 17 étapes pour obtenir de fines bulles et un arôme qui a valu à Mauler, pour la quatrième année consécutive, la médaille d’or du Grand Prix du vin suisse.

Difficile passage à l’an 2000

Ces infrastructures sont imposantes et coûteuses pour une PME d’une trentaine d’employés (jusqu’à une centaine en haute saison). «Nous sommes les dépositaires de cette histoire», mentionne Christine Mauler, qui connaît chaque pierre de l’édifice et bien évidemment les secrets de fabrication de toute la gamme des vins mousseux. Elle forme également des guides, puisque quelque 10 000 visiteurs par an découvrent le prieuré, de ses arcades gothiques à sa crypte, la seule du canton de Neuchâtel. Son époux, Jean-Marie Mauler, directeur issu de la 4e génération, partage totalement cette vision: «Nous avons la responsabilité de ce patrimoine. L’économie d’aujourd’hui est centrée sur la rapidité. Or cela peut être un point faible. Certes, se positionner dans la durée est difficile, mais c’est un choix mesuré que nous vivons au quotidien.»

La durée. Elle commence par l’exigence de Mauler de perpétuer exclusivement la méthode traditionnelle, qui demande 20 à 36 mois d’élaboration du vin. La famille n’a jamais cédé à la cuve close qui «boucle» un produit en deux mois ou au vin gazéifié. A chacun ses aspirations. «C’est un garde-fou qualitatif qui nous oblige à être raisonnables, car on crée des vins qui seront vendus au mieux dans deux ans, explique le CEO. Mais quel sera le marché dans deux ou trois ans? Nous ne sommes pas à l’abri de surprises. L’inconvénient majeur est que ce positionnement implique d’immobiliser d’importantes sommes d’argent. On ne peut pas non plus fournir de nouveaux marchés à la demande.» Des cycles très longs avec lesquels les gardiens du temple ne tergiversent pas et qui demandent énormément d’anticipation, ainsi qu’une capacité aiguë à gérer les risques.

Le passage à l’an 2000, par exemple, a été probablement l’une des périodes les plus difficiles pour la société. «Contrairement aux prévisions, les consommateurs n’ont pas bu du mousseux toute l’année, se souvient Jean-Marie Mauler. Par ailleurs, nous avions beaucoup investi dans de nouvelles infrastructures, après des décennies d’inertie dans l’entreprise.» Le cash est venu à manquer, alors que des trésors dormaient dans les caves. «Ça a été un électrochoc pour moi, poursuit le patron. En quelques années, on a augmenté le capital de l’entreprise de 300 000 francs à 3 millions. Nous devions absolument être capables d’absorber les chocs conjoncturels de manière autonome, surtout dans un modèle d’affaires comme le nôtre.»

La famille, le tissu économique neuchâtelois et le cautionnement romand ont permis cette recapitalisation. Aujourd’hui, les prêts ont tous été remboursés. Depuis cet épisode, Mauler enregistre une croissance de l’ordre de 5%, avec un tassement naturel ces dernières années. La PME écoule quelque 600 000 bouteilles par an.

Anticiper les goûts

Quant à la concurrence des proseccos et autres pétillants étrangers, elle ne semble guère affecter les défenseurs de la méthode traditionnelle. «Il en faut pour tous les goûts et nous avons 20 cuvées différentes avec des entrées de gamme très concurrentielles», précise Christine Mauler. «Il est vrai que les consommateurs peuvent se perdre dans les étiquetages des diverses marques, reconnaît son mari. Mais on a toujours vécu avec des mousseux étrangers. Notre message reste le même: celui de la qualité. Pour cela et pour ne pas nous reposer sur nos lauriers, on va se mesurer trois à quatre fois par an dans des concours sérieux en Suisse et à l’étranger. Cela permet aussi d’échanger.»

Les pieds bien enracinés dans le terreau helvétique, Mauler diffuse 98% de sa production auprès des consommateurs suisses, très amateurs de vins mousseux en tout genre. En 2017, la consommation nationale a d’ailleurs atteint un nouveau record, avec 19,3 millions de litres bus, soit une croissance de 3,2%, selon l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Même si le marché international n’est pas une priorité pour l’entreprise familiale, elle reste à l’écoute de certaines demandes spécifiques. Jean-Marie Mauler vient notamment de déposer la marque Mauler en Chine. L’art d’anticiper, toujours. Comme cela a déjà été le cas lorsque la société a été la première en Suisse à vendre du vin mousseux en ligne.

Transmission assurée

Se jouant de l’espace-temps, la plus ancienne entreprise encore en activité du Val-de-Travers s’est construite sur l’humain avant tout. Affaire de famille certes, mais pas seulement. Au cœur du processus, l’œnologue est une pièce maîtresse. Jusqu’il y a six ans, c’était Blaise Mauler, le cousin de Jean-Marie, qui jouait ce rôle. A sa retraite, il a fallu trouver un nouveau créateur de goûts. «Ça a été un stress, car en Suisse, très peu d’œnologues maîtrisent la méthode traditionnelle, relève le directeur. Il a fallu aller du côté de l’Institut universitaire de la vigne et du vin à Dijon pour trouver Julien Guerin, un jeune talent formé en Bourgogne et en Champagne.»

Se positionner dans la durée est difficile, mais c’est un choix mesuré et quotidien chez Mauler.

L’assemblage des cépages, venant principalement de Neuchâtel, Vaud et Genève, a ainsi pu continuer. Une étape pendant laquelle on goûte beaucoup chez Mauler. «Le breuvage est acide à ce moment. Il faut toutefois pouvoir s’imaginer l’évolution du vin et des arômes, avoir une mémoire gustative, relève Amélie Mauler, la vice-directrice marketing et nièce du patron. C’est une éducation qu’on acquiert avec les années.»

Visiblement pas encore rassasiée de défis, la direction a cependant déjà trouvé la relève, qui sera assurée notamment par Amélie Mauler, revenue de Paris où elle œuvrait dans le marché de l’art depuis dix ans. Un tournant professionnel pour elle, tout comme celui que son oncle et sa tante ont connu en 1990, alors qu’ils avaient la quarantaine. «J’étais avocat à Berne à la tête du département juridique de l’assurance militaire et ma femme était juriste au Tribunal cantonal, confie celui qui précise, amusé, qu’on est libre de choisir son destin chez Mauler. Nous avons beaucoup réfléchi, mais nous avions une tradition à défendre. Devenir entrepreneur est un énorme changement du point de vue de la responsabilité. Rien à voir avec le service public. On a un pouvoir de décision et de réaction clair, qu’il faut assumer.»


Mauler en chiffres

  • 1859 Louis-Edouard Mauler reprend l’entreprise à Abram-Louis Richardet, qui a commencé en 1829 à élaborer des vins mousseux dans le prieuré.
    1869 Le prieuré devient la propriété de la famille Mauler.
    20 à 36 Le nombre de mois nécessaires à la maturation des vins mousseux.
    600 000 Le nombre de bouteilles vendues chaque année.
    98% La part de la production de Mauler vendue en Suisse.
TB
Tiphaine Bühler