La vague BIM a touché la Suisse il y a trois ans. Elle laisse perplexes beaucoup de PME du secteur de la construction, ainsi que les petits bureaux d’ingénieurs, qui peinent à engager les coûts nécessaires à sa mise en place. Ils se retrouvent, peu à peu, évincés de certains chantiers s’ils ne se mettent pas au diapason BIM. Pourtant, cette méthodologie de travail a séduit l’Europe, notamment le Danemark, où elle est même obligatoire pour les offres publiques depuis 2007. Les Etats-Unis l’ont développée et fait évoluer depuis les années 1990 déjà. Décryptage.

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Qu’est-ce que le building information modeling (BIM)?

C’est une méthode d’échange d’informations entre corps de métier, autour d’une modélisation en 3D très précise, qui signale les conflits interdisciplinaires. On y voit les volumes, l’emplacement des gaines techniques et le détail du matériel à utiliser. Elle englobe les architectes, les entreprises générales, les ingénieurs et tous les métiers techniques de la construction: sanitaires, chauffagistes, carreleurs…

«Le BIM fait encore peur et c’est rarement le maître d’ouvrage qui le demande, commente Liudmila Li Rosi, CEO de LR Projet et chargée de cours au BIM Academy Center qui démarre cet automne à Fribourg. Pourtant, c’est le passage d’un tas de dessins sur plan à un seul modèle numérique. Il repère les erreurs, présente l’ossature d’un bâtiment avec ce qu’il y a dans les murs, les métrés, les fabricants, les numéros de série, les coûts. Il permet de faire une offre précise et les chiffres sont transparents. On peut se promener dans l’ouvrage, appréhender l’espace, comme dans un jeu vidéo.»

Les gérances immobilières s’intéressent également au BIM. Pourquoi?

Les immeubles déjà existants peuvent être digitalisés pour visualiser les volumes et y ajouter toutes les informations liées à la maintenance. «Selon une étude américaine, 60 à 70% des coûts d’un bâtiment se font pendant la phase de maintenance, donc après sa construction, relève Julien Fersing, directeur général de Swissroc Building Intelligence. Etablir un modèle 3D avec toutes les informations des corps de métier et continuer à les enrichir est important. Grâce à ce référencement en 3D tenu à jour, les propriétaires d’hôtels-restaurants, d’immeubles locatifs ou de bâtiments publics peuvent mieux gérer leur patrimoine.»

Par ailleurs, plus besoin de déranger les occupants d’un site ou d’attendre que celui-ci soit vide pour faire des repérages et connaître le détail des installations. Ce qui ne gâche rien, certaines gérances promeuvent également leurs biens grâce au BIM, en projetant les espaces avec le mobilier du potentiel acquéreur.

Concrètement, sur un chantier, comment ça se passe entre les entreprises? prennent-elles en main cet outil collaboratif?

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Julien Fersing, Swissroc Building Intelligence
© Yves Perraudin

L’anticipation est la clé du BIM. Un maximum de métriques doivent être récoltées pour réaliser un projet BIM. A l’heure actuelle, c’est un véritable tour de force d’obtenir toutes les informations techniques des différents corps de métier. «Nous avons commencé avec le BIM il y a trois ans, se souvient Julien Fersing. Au début, il a fallu trouver les mandataires qui acceptent d’ajuster leurs processus. Tout est anticipé avec le BIM. Les livrables et les plannings viennent beaucoup plus tôt que dans une approche traditionnelle. C’est d’ailleurs assez déstabilisant les premières fois, car vous voyez un projet voisin au vôtre commencer le terrassement, alors que vous êtes toujours dans la planification. Mais au final, cette méthodologie permet généralement de terminer avec de l’avance et d’éviter les erreurs sur site. Une équipe et des machines bloquées sur un chantier se comptent en dizaines, voire en centaines de milliers de francs perdus, selon la taille du projet.»

Quelles sont les erreurs classiques corrigées par le BIM?

Les conflits entre les travaux à l’intérieur et à l’extérieur d’un mur sont signalés. «Par exemple, la gaine de ventilation qui arrive dans un poteau ou la colonne de sanitaire qui ne descend pas droit. Bref, tout ce qui demande de déplacer des gaines. On travaille avec des cotes d’altimètre», mentionnent plusieurs adeptes du BIM. Autres problématiques fréquentes: les différents niveaux de sol, notamment au seuil de portes, ainsi que les rampes d’accès. Très souvent, les sous-traitants n’ont pas accès aux plans complets, ce qui occasionne des malfaçons ou des incompréhensions. Avec le BIM, ils peuvent interroger le modèle pour connaître toutes les particularités d’un mur, par exemple.

Le BIM tend à une meilleure gestion des coûts et à une transparence entre corps de métier. Comment se chiffre le bénéfice?

L’élément d’économie principal vient de la réduction des erreurs sur chantier, raison pour laquelle une majorité de pays européens l’impose sur les marchés publics. «Le BIM permet d’économiser des semaines de travail. Nous n’avons pas encore calculé précisément les gains sur nos chantiers, explique Julien Fersing. Mais l’intérêt est exponentiel.» La réduction des coûts est directement liée aux efforts de déploiement des entreprises autour du BIM. «Cela peut aller jusqu’à 50% d’économies sur un bâtiment, cela sur une échelle de quarante ans, car on peut réutiliser des procédures de travail. Mais on n’en est pas là en Suisse», mentionne Patrick Riedo, chargé de cours BIM à l’EPFL.

Avec le BIM, tout est anticipé. les livrables et les plannings viennent beaucoup plus tôt.

Julien Fersing, Swissroc Building Intelligence

Chez DLH Techniques à Lausanne (lire encadré), on est passé au BIM en 2018: «Il y a un gain de temps sur les projets de 10 à 20%, estime le patron, Ludovic Herren. Le plus gros problème est que le BIM est difficile à valoriser, car il n’est pas encore entré dans les tarifications SIA.»

Pourquoi la Société suisse des ingénieurs et des architectes (SIA) n’a-t-elle pas fixé de norme liée au BIM?

«En Suisse, il y a plutôt un frein face à cette méthode, remarque Liudmila Li Rosi. Les organes faîtiers craignent que le BIM n’entraîne une distorsion de la concurrence entre les petites entreprises et les grosses qui pourront se payer le BIM. Avoir une ligne directrice pour la transition BIM permettrait à tous de se préparer, cela justement pour éviter un dérèglement du marché. Si la branche ne soutient pas un système de certification BIM pour tous, son développement se fera à deux vitesses, excluant certaines sociétés.»

Contactée, la SIA dit étudier cette question. «Nous savons que le BIM va arriver partout en Suisse, mais nous attendons encore des résultats clairs de ce mode de travail chez nous. La SIA a aussi une commission qui étudie ce qui se passe à l’étranger, mais la manière de construire n’est pas la même partout, appuie Ivo Vasella, à la communication de la SIA. Il n’y aura pas de norme SIA pour le BIM cette année. Nous ne sommes pas prêts. Cela implique beaucoup de questions en lien avec les horaires de travail, le métier de planificateur et également la sécurisation des données.»

Quel est l’impact du retard en Suisse concernant le BIM?

Les entreprises vont chercher en Europe des spécialistes qui maîtrisent le BIM, alors qu’ici il faut payer cher des formations qui débutent tout juste et rajouter de nombreuses heures de pratique. Les pays scandinaves ou Singapour utilisent le BIM depuis quinze ans. «La Grande-Bretagne l’a rendu obligatoire en 2016 pour les marchés publics, rappelle Julien Fersing, cofondateur d’un pôle d’innovation et technologie en Pologne. Il y a des bureaux d’architecture réputés et le marché de la construction est très actif en Pologne. En Suisse, il y a eu une prise de conscience à l’égard du BIM, ce qui est positif. Par ailleurs, grâce à l’échange d’informations avec nos voisins, nous avons dix ans d’expérience accessible en trois clics.»


Le facility management grâce au BIM

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Casimir Pellet, directeur de Locram, avec un scanner 3D qui permet des relevés BIM précis et complets.
© Stéphanie Liphardt / PME Magazine

Utiliser le BIM pour du facility management ou de la rénovation est moins connu. Pourtant, l’intérêt se développe. «Bien souvent, les plans n’existent plus ou ne sont plus d’actualité et c’est là que nous intervenons avec un scanner 3D, une technologie utilisée dans le BIM, précise Casimir Pellet, directeur de Locram, bureau partenaire de Schwab-System. Les propriétaires d’immeuble, que ce soit une gérance immobilière, un privé, une entreprise ou un organe public, souhaitent retrouver la maîtrise de leur bâtiment, avoir une base de travail solide et archiver facilement ces informations.»

Le Centre de congrès de Montreux, la tour des Prisons de Neuchâtel ou le CIO à Lausanne ont été modélisés par la PME de Gampelen (BE). Pour ses propres locaux, la société utilise le BIM. «Nous avons 17 kilomètres de chauffage au sol. Nous savons ainsi exactement où nous pouvons percer ou non lors de transformations», relève le responsable du bureau. La même démarche de vérification et de validation grâce au BIM a été opérée au moment de la mise en place d’étagères monumentales dans leur hall.

Détail qui a son importance dans l’immobilier, la prise manuelle de cotes est parfois impossible. Grâce au nuage de points du scanner 3D, une tour inaccessible ou une charpente du XVIe siècle peuvent être modélisées beaucoup plus facilement. «On peut relever en un jour ce qui nous prendrait une semaine avec la chevillère et serait incomplet, note Casimir Pellet. La précision des relevés est surtout meilleure. Cela nous permet ainsi d’intervenir comme curseur, en cours de projet, pour fixer une base commune à tous les corps de métier.»


L’exemple de DLH Techniques

DLH Techniques, bureau d’ingénierie spécialisé dans les techniques des fluides, ventilation, chauffage et sanitaire, est certifié BIM depuis bientôt un an. «J’ai décidé de former un de nos projeteurs dès qu’on a senti le virage BIM arriver, observe Ludovic Herren, le fondateur du bureau de Lausanne. Les entreprises générales, les promoteurs et les architectes demandaient de travailler ainsi. C’est un sacrifice financier qu’il fallait faire si on voulait collaborer avec eux. J’ai déboursé près de 20 000 francs pour la formation, 6500 francs annuellement pour le logiciel et près de 300 heures de pratique de mon salarié. Il faut compter 45 000 francs pour se mettre au BIM. C’est un coût.»

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Ludovic Herren, DLH Techniques
© Yves Perraudin

Les dessins BIM de DLH Techniques détaillent désormais les réseaux de distribution, le sens des fluides et les pentes nécessaires aux écoulements. L’efficience dans la préparation du matériel est aussi un enjeu de cette méthode. «Il y a des gains directs sur la coordination des chantiers, car tout est plus limpide entre tous les corps de métier. En particulier pour la sortie de matériel pour les projets, qui est plus efficace. On prend directement les bons métrés. La planification est très longue, mais ensuite, on est beaucoup plus vite en phase de pré-exécution. Nous nous sommes ouverts à de nouveaux mandats plus importants. De plus en plus, si on n’est pas certifié BIM, on ne peut pas répondre à certains appels d’offres. Le retour sur investissement se fera en revanche sur le long terme.»

TB
Tiphaine Bühler