Depuis que François-Henry Bennahmias dirige Audemars Piguet, le chiffre d’affaires a plus que doublé et a fait entrer la marque en 2018 dans le club exclusif des marques horlogères dépassant le milliard de chiffre d’affaires. Il nous détaille sa stratégie. Interview.

PME: Monsieur Bennahmias, en plus de diriger une marque horlogère, vous serez bientôt hôtelier. Pourquoi ce nouveau métier?

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François-Henry Bennahmias: Nous avions un hôtel depuis longtemps, mais il avait souffert du temps et ne correspondait plus aux critères actuels. Au lieu de le rénover à grands frais, nous avons décidé d’en construire un tout neuf qui ouvrira ses portes en 2021.

Pourquoi faut-il un hôtel au Brassus?

Actuellement, les visiteurs qui viennent nous voir ne s’arrêtent pas longtemps. Or, nous souhaitons qu’ils puissent prendre leur temps. Grâce à l’hôtel, nous pourrons leur offrir une véritable expérience client immersive et les inciter à faire un peu plus que prendre part à un workshop ou visiter le musée.

A quel groupe cible vous adressez-vous avec cet hôtel?

Nous voulions en premier lieu que le restaurant intégré à l’hôtel soit aussi attrayant pour les habitants de la vallée de Joux que pour les clients de l’hôtel – qui s’appellera Hôtel des Horlogers et non Audemars Piguet. Il sera ouvert aux clients de toutes les marques horlogères mais nous ne voulons pas qu’il ne soit lié qu’à l’horlogerie. C’est pourquoi on pourra y organiser des fêtes, des mariages, des séminaires ou pourquoi pas des conférences similaires aux TED Talks.

Venons-en aux montres. Depuis 2018, AP fait partie du club exclusif des marques qui réalisent plus de 1 milliard de chiffre d’affaires. Quel est le secret?

Atteindre le milliard n’était pas un but en soi mais plusieurs éléments y ont concouru. Nous avons stabilisé la production: la qualité compte plus que la quantité. Depuis 2015, nous nous sommes fixé une limite de 40 000 montres par année. Une croissance liée à des chiffres de production plus élevés ne nous intéresse pas. C’est le succès de toutes les innovations que nous avons commercialisées qu’il faut retenir. Nous avons également amélioré notre communication. Quand on entend le nom Audemars Piguet aujourd’hui, on en a une image claire. Mais il y a un autre facteur dont nous ne sommes pas responsables…

A savoir?

Nos clients sont devenus les ambassadeurs de notre marque. Comme ils sont séduits par la qualité de notre travail, ils nous amènent leur famille et leurs amis. Ces trois dernières années, nous avons vu une croissance inattendue de la proportion des jeunes clients. Je parle des 15 à 20 ans qui incitent leurs parents à leur offrir une AP. Ce phénomène est mondial.

Les prix démarrent à 18 000 francs. Ce n’est pas exactement une classe de prix qui correspond aux jeunes...

Aujourd’hui, le nombre de gens fortunés est plus important que jamais. Bien sûr, tous les jeunes n’ont pas le même pouvoir d’achat, mais dans l’univers des biens de luxe, ils sont devenus déterminants.

Expliquez-nous ça.

Je vous donne un exemple concret. J’ai récemment rencontré une famille allemande qui vit aux Etats-Unis. Leur fils, champion de tennis dans sa catégorie d’âge, est fan d’Audemars Piguet depuis ses 12 ans. A force d’en parler à ses parents, il est parvenu aujourd’hui, à 15 ans, à les persuader de venir nous voir au Brassus. Nous leur avons fait visiter le musée et nos ateliers de production. A la base, ils étaient venus juste pour exaucer le vœu de leur fils de posséder une AP.

Laissez-nous deviner: ils ne sont pas repartis avec une seule montre?

Effectivement. Chacun des parents est aussi reparti avec sa propre montre. J’ai demandé au jeune homme ce qui l’amenait chez nous et pourquoi il voulait absolument une AP. Il n’a pas pu me répondre exactement mais il m’a dit qu’il nous associait à l’idée de victoire. Ses parents ne connaissaient pas du tout notre marque, mais ils l’ont découverte grâce à lui. C’est ce genre d’histoire que nous vivons avec des familles venant des quatre coins du monde.

Puisque votre marque est très populaire parmi les jeunes, ne serait-il pas possible de rendre AP plus accessible côté prix?

En aucun cas! Le vrai luxe, c’est l’exclusivité. Combien de personnes avez-vous envie de voir porter la même montre que vous? Nous produisons 40 000 pièces par an, les Etats-Unis sont notre premier marché d’exportation avec un peu plus de 5000 pièces. Le pays compte 9 millions de millionnaires et bon nombre d’entre eux n’ont jamais été en contact avec la haute horlogerie. Cela nous laisse une certaine marge de manœuvre.

Vous abandonnez les revendeurs multimarques et recherchez une approche directe du client. Pourquoi?

La réponse est simple: l’horlogerie est la dernière industrie qui vend des articles à plusieurs centaines de milliers de francs sans savoir qui sont ses clients. Quand vous achetez une chanson sur iTunes, Apple sait exactement qui vous êtes, connaît votre nom, votre âge, les données de votre carte de crédit, tout.

Et c’est ce que vous voulez?

Aujourd’hui, si un client paie 50 000 francs pour une Audemars Piguet chez un revendeur et qu’ensuite il n’est pas satisfait du service après-vente et est donc fâché avec la marque, nous ne pouvons rien y faire car nous ne sommes pas au courant du problème. Nous devons connaître le client.

La marge du revendeur que vous empochez ainsi est également un joli effet collatéral.

Dans un premier temps, nous devons investir énormément pour avoir un accès direct au consommateur. Ouvrir des boutiques coûte cher en loyers. C’est un investissement qui se chiffre en millions sans savoir si quelqu’un franchira la porte du magasin. C’est donc un risque que nous prenons et pas juste une stratégie pour accroître nos marges. Si nous le faisons bien, nous récupérerons peut-être un jour la marge qu’empochait le détaillant. Mais ça n’a jamais été le but. Dans le secteur du luxe, se contenter de penser argent ne permet pas de survivre. Ça ne marche pas comme ça.

Se dispenser des commerces multimarques est aussi une tendance. Qu’est-ce que cela implique pour des magasins d’horlogerie de renom comme Bucherer?

Se dispenser des détaillants multimarques ne signifie pas se détourner de nos partenaires. Une partie de nos boutiques monomarques sont des franchises en partenariat avec des détaillants. Il y a quelques semaines, j’ai reçu des représentants de Bucherer dans mon bureau. Ils ont été ravis de notre entretien. Ils gèrent par exemple notre boutique de Zurich, qui leur appartient. Nous continuerons à travailler avec les partenaires les plus importants, en développant si possible des joint-ventures, afin d’assurer le rapprochement avec nos clients. Pour les revendeurs, la bonne nouvelle est que nous réfléchissons à très long terme. De nos jours, les contrats standards entre les marques et les détaillants couvrent au maximum un an. Les joint-ventures que nous mettons en place durent au moins cinq ans. Nous offrons donc de la stabilité.

Parlons d’un de vos nouveaux concepts: les AP Houses. A quoi servent-elles?

Les AP Houses ont été imaginées comme des appartements que Jules Louis Audemars et Edward Auguste Piguet auraient possédés s’ils avaient vécu à notre époque et voyagé à travers le monde. Ces AP Houses sont des cocons à l’abri de l’agitation de la rue, propices pour se détendre, faire plus ample connaissance avec AP, son histoire.

Les AP Houses sont-elles l’avenir de la vente de montres?

Pour Audemars Piguet, aujourd’hui sûrement: les visiteurs passent jusqu’à trois fois plus de temps dans les AP Houses que dans un magasin conventionnel. Pourquoi? Parce que, justement, ils ne s’y sentent pas comme dans une boutique . Il y a beaucoup moins de montres exposées. L’idée n’est donc pas de vendre. Mais le paradoxe est que les gens achètent davantage quand le décor n’est pas celui d’un magasin.

Autre sujet chaud: les montres d’occasion, dites «Certified-Pre-Owned» (CPO). Au SIHH 2018, vous en parliez comme d’un futur segment d’affaires important.

Nous faisons des tests dans nos points de vente de Genève, Singapour, Tokyo et New York. Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air. Admettons que nous recevions 2000 montres de seconde main. Un horloger peut en restaurer environ 200 par an. Il nous faudrait donc dix horlogers de plus, des espaces supplémentaires, une logistique accrue, etc. Il faut aussi former ces horlogers. Nous devons donc nous préparer correctement. Actuellement, nous travaillons avec nos centres de services au Japon, à Hongkong, à New York, en France et en Espagne pour procéder un jour à ce type de reprises.

Parlons d’e-commerce. Comment vendrez-vous vos montres dans dix ans?

Une chose est sûre: l’e-commerce ne signifie pas la fin du commerce stationnaire. C’est un outil supplémentaire pour atteindre des clients potentiels là où il n’y a pas de boutiques. Cela viendra sûrement, mais qui sait si nous vendrons un jour plus de 10% de nos montres en ligne? D’ailleurs, ce n’est pas ce que nous voulons.

Des études indiquent que le commerce en ligne de montres de luxe devrait augmenter. Pour vous, c’est une vision d’horreur?

Bien sûr que les ventes en ligne augmenteront, mais pour quelles marques et pour quoi faire? Voulons-nous vendre des millions de montres par an ou seulement 40 000, bientôt 45 000? La vente en ligne fonctionne pour de grosses quantités. Et même dans ce cas, cela reste difficile. La profitabilité d’Amazon, le numéro un de l’e-commerce, n’est que de 2%. Donc oui, nous vendrons davantage par internet. Mais sommes-nous une marque qui veut tout vendre via le Net? Clairement non!


Bio express

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François-Henry Bennahmias
© Sébastien Agnetti / 13 Photo
  • 1964 Naissance à Paris.
  • 1994 Débuts chez Audemars Piguet.
  • 1999 Nomination à la tête du marché américain.
  • 2012 Nomination en tant que Chief Executive Officer.
  • 2018 Le chiffre d’affaires d’Audemars Piguet dépasse le milliard de francs suisses.