Dans son atelier de Satigny (GE), l’entreprise horlogère Label Noir a créé à l’automne dernier un modèle qui a fait parler de lui loin à la ronde: une Rolex Milgauss complétée d’un tourbillon, la plus haute complication horlogère. Une pièce unique née du travail d’Emmanuel Curti, 32 ans aujourd’hui. En terminant sa formation d’horloger il y a une dizaine d’années, le jeune homme met sur pied une entreprise de service après-vente et de réparation de montres avec un ami. Il observe alors que lors des réparations, de nombreux clients souhaitent personnaliser leur garde-temps: ils veulent changer la couleur des aiguilles ou en modifier le mécanisme.

également interessant
 
 
 
 
 
 

Label Noir naît de cette demande en 2011, avec pour principal support de promotion un site internet contenant un simulateur interactif. Sur la base de modèles des marques les plus connues, le client peut, de Suisse ou depuis l’autre bout du monde, imaginer la montre de ses rêves.

Limites à ne pas franchir

Relooker une montre comme on «tune» une voiture, tout est-il permis? «Du moment qu’il s’agit d’un objet que le client a acheté, il fait ce qu’il veut de sa montre», souligne Emmanuel Curti. Des marques comme Rolex ou Patek Philippe ne reprennent en revanche par les montres en service après-vente du moment qu’elles ont subi une modification.

file77o8izx8ybt158n7qgvg
Customisation d’une Audemars Piguet Royal Oak
© DR

«L’envie de personnalisation est compréhensible, en regard de l’individualisation grandissante de notre société», remarque Jean-Daniel Pasche, président de la Fédération de l’industrie horlogère suisse (FH). Pour autant, il estime que la modification de modèles existants sans l’accord des marques titulaires n’est pas admissible: «Elle peut porter atteinte aux droits de propriété intellectuelle ou au droit de la concurrence. La plupart des entreprises horlogères traditionnelles voudront, c’est légitime, continuer de maîtriser leur production, de façon à respecter leur image et leurs codes, acquis de longue date.»

Certaines demandes extravagantes de clients de Label Noir ne sont néanmoins tout simplement pas réalisables du point de vue technique. Les «tuners» horlogers sont alors là pour conseiller le client et le rediriger vers une autre option. Le budget de chacun est naturellement aussi un garde-fou important. S’il apprécie le côté fun et la créativité que permet le relooking de montres, Emmanuel Curti se fixe aussi une limite claire. «Nous refusons de donner suite à une demande qui se rapproche trop fortement d’un modèle existant sur le marché. Nous devons rester très prudents pour ne pas nous mettre les marques à dos et éviter l’émergence d’un marché gris de fausses-vraies montres.» L’entreprise, qui emploie aujourd’hui 5 personnes, affiche un chiffre d’affaires annuel compris entre 1 et 2 millions de francs.

Les entreprises de customisation horlogère haut de gamme se comptent encore sur les doigts de la main en Europe. Les principaux concurrents de Label Noir sont les Artisans de Genève, Blaken en Allemagne et Bamford en Angleterre. Cette dernière a conclu un partenariat avec LVMH concernant les marques Zenith et TAG Heuer.

Batman ou Dark Vador

Jean-Claude Biver, directeur de la division horlogerie du groupe de luxe jusqu’à l’automne dernier, commente le développement de ce marché: «Le phénomène de la customisation va être pris en considération par les grandes marques traditionnelles, car elles sont à l’écoute du consommateur. Et ce phénomène développe de plus en plus le souhait d’avoir un produit customisé et individualisé. Cette tendance ne faiblit pas mais se renforce et elle vient en complément des collections standards, sans bien entendu les remplacer!»

file77o8j0cwuy114tt8752w
Nicolas Voyame effectue lui-même toutes les modifications dans son atelier, parfois avec l’aide ponctuelle d’un second horloger
© V.Cardoso/ 24 Heures

Non loin du berceau horloger de la vallée de Joux, dans la zone industrielle d’Aubonne, un autre acteur est entré en piste récemment: déjà à la tête de l’entreprise Evilard Watch qu’il a reprise de son arrière-grand-père, Nicolas Voyame a créé il y a trois ans Custom Swiss Watches (CSW). Observant également de nombreuses demandes de clients souhaitant apporter une modification à leur montre, il mise sur la valorisation de montres squelettes, c’est-à-dire celles qui permettent d’observer le mécanisme situé à l’intérieur. L’horloger trentenaire reprend des modèles de Rolex uniquement, en les libérant de leur fond opaque et en ajoutant, selon les envies du client, un cadran comportant une image de Mickey, Batman ou Dark Vador. Des figures très prisées dans les milieux haut de gamme, pour une clientèle de trentenaires ou de quadragénaires qui a grandi avec ces héros de fiction.

A l’inverse de Label Noir, qui sous-traite la production des différents composants, Nicolas Voyame effectue toutes les modifications dans son atelier, avec l’aide ponctuelle d’un second horloger. Un travail titanesque et méticuleux, qui ne lui permet pas encore d’en vivre pleinement, bien qu’il réussisse désormais à rentrer dans ses frais. «Tuner» sa première montre lui a pris deux ans. S’il devait la reproduire aujourd’hui, il compterait deux mois.

L’envie de personnalisation est compréhensible, en regard de l’individualisation de notre société.

Jean-Daniel Pasche, président de la Fédération de l’industrie horlogère suisse

La satisfaction de customiser des modèles existants, par rapport à la création de ses propres garde-temps, repose sur l’aspect de challenge et de créativité autorisée. «Certains clients viennent avec une demande très précise, d’autres me laissent quasiment carte blanche, s’enthousiasme le fondateur de Custom Swiss Watches. J’aime cette possibilité de pouvoir les surprendre.» Il faut compter entre 5000 et 20 000 francs pour la customisation d’une montre par CSW. Chez Label Noir, changer la couleur d’un cadran ou faire graver ses initiales au dos de la montre coûtent en moyenne de 5000 à 6000 francs, tandis que la facture peut monter jusqu’à 100 000 francs pour l’ajout d’un tourbillon.

Quand internet change la donne

Dans un cas comme dans l’autre, l’aventure n’aura été rendue faisable que par les possibilités de vente élargies que permet internet. Chez Label Noir, on n’a vu que 20% des clients en chair et en os, atteste Emmanuel Curti. La plupart d’entre eux entrent leurs souhaits via le simulateur ou par écrit dans un e-mail. La montre finalisée est acheminée par colis postal. Un réseau de partenaires de vente dans une dizaine de régions du monde a néanmoins été mis en place. «Le seul grand marché qui nous manque est la Chine. Pour une seule raison: ces consommateurs n’ont pas accès à Instagram ni à Facebook, biais par lesquels s’effectue toute notre communication.» Parmi les cinq collaborateurs de la PME, un poste est complètement dévolu à la communication digitale ainsi qu’au design. Les modèles en préparation doivent être reproduits extrêmement précisément en 3D, pour que le client puisse se faire l’idée la plus concrète possible de sa commande.

file77o8j09uuyt1b7t0gcvp
CSW: l’incrustation de Mickey sur un cadran de Rolex.
© DR

Chez Custom Swiss Watches, les transactions de montres s’effectuent via la plateforme Chrono24. «Nous avons quelques clients dans la région ou en Suisse alémanique, qui font le déplacement, indique Nicolas Voyame, mais la majorité de la clientèle se trouve en dehors du pays. Cela semble surprenant chez nous que quelqu’un accepte de payer un objet d’une valeur de 10 000 ou de 30 000 francs à distance, mais dans d’autres cultures, notamment nord-américaine, cela s’effectue couramment.» La plateforme Chrono24 permet néanmoins au client d’examiner l’objet commandé et de se le passer au poignet avant de verser la somme totale, ou de le renvoyer en cas de désaccord.

Une question de génération?

Les patrons de Label Noir et de Custom Swiss Watches sont tous les deux trentenaires. N’y a-t-il que les jeunes horlogers qui remettent en question les codes traditionnels de l’industrie horlogère? «Je dirais qu’il s’agit plutôt d’une question de caractère, répond Emmanuel Curti. J’ai travaillé dans quelques grandes entreprises horlogères, mais cela ne me convenait pas. Rester derrière un établi huit heures par jour, pendant cinq ans, en espérant avoir un poste plus intéressant par la suite, ce n’était pas envisageable. J’avais envie de création et de dynamisme.»

Néanmoins, chez Label Noir, on observe que la majorité de la clientèle est constituée d’hommes âgés de 25 à 40 ans. «Nous vivons dans une société d’ultra-personnalisation, relève Emmanuel Curti, qui touche certainement plus les jeunes générations. Il n’y a qu’à voir le succès qu’a eu Coca-Cola avec ses bouteilles à prénoms. Une montre a une espérance de vie quasiment infinie. Pourquoi n’en ferait-on pas un objet unique, alors que des baskets personnalisées, qu’on ne garde qu’une année, sont extrêmement tendance?»

SR
Stéphanie de Roguin