La vie d’un artiste ou d’un créatif est souvent associée à la bohème, cet art de vivre dans la frugalité et l’insouciance. S’il s’agit sans doute d’une vérité pour certains, la réalité est aussi plus prosaïque. Un artiste, aujourd’hui, doit savoir se vendre et pouvoir gérer son mailing, ses factures, son réseau et ses mandats, tout en s’octroyant suffisamment de temps pour l’inspiration et la création. Face à ces contraintes, plusieurs initiatives locales ont vu le jour pour faciliter la vie des créatifs.

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La boîte de production vidéo lausannoise Messieurs.ch a ainsi lancé il y a quelques mois un service de représentation de créatifs. Elle accompagne la carrière de huit «talents», illustrateurs, photographes, réalisateurs et designers. «Aujourd’hui, vivre de sa créativité reste compliqué, malgré la possibilité de diffuser rapidement et mondialement ses créations, souligne Nathan Saurer, directeur de création et cofondateur de Messieurs.ch. Il faut aussi être visible, savoir gérer un projet et négocier ses contrats, d’où l’importance d’avoir un soutien externe.»

Pouvoir se concentrer sur la création

La société de production s’occupe ainsi des tâches administratives (devis, contrats, etc.) de ses créatifs. Elle peut aussi leur proposer de participer à certains projets sur lesquels elle travaille, et vice versa. Elle se rémunère en prenant une commission de 10 à 25% du montant des mandats où elle est impliquée. «Il ne s’agit pas de représentation classique. Nous sommes plus flexibles et nous adaptons à la façon de fonctionner de chaque créatif. Notre but est de tisser des relations humaines et de faire naître des collaborations», glisse Nathan Saurer.

L’aventure a commencé avec le designer Xavier Monney. Peu de temps après avoir travaillé avec Messieurs.ch, il est contacté par une grande entreprise pour une collaboration. Rapidement, la firme demande à négocier avec la société qui le représente. «N’ayant pas d’agent, il s’est alors tourné vers nous pour se faire aider dans la négociation de son contrat. L’idée de proposer ce genre de service à d’autres artistes a alors germé», explique Nathan Saurer. Très vite, plusieurs créatifs ont rejoint le bateau.

Au service de l’humour

C’est le cas notamment de l’illustratrice Catherine Pearson, basée à Lausanne. Elle a la particularité d’être aussi représentée à l’étranger par d’autres agences d’illustration. La jeune femme a notamment travaillé avec le Wall Street Journal. «Comparé à certaines agences étrangères, Messieurs.ch est très réactive, assure la jeune femme. En tant qu’artiste indépendante, c’est un vrai confort d’être ainsi représentée, car je peux me concentrer sur ce que je sais faire de mieux: créer.» Et d’ajouter: «Comme ce service est peu développé en Suisse romande, certains clients sont parfois un peu confus, et ne savent pas trop si je travaille pour Messieurs.ch ou avec eux. Mais au final, c’est aussi rassurant pour eux de voir qu’il y a une agence réputée derrière moi. Je peux également leur proposer de plus larges prestations, comme de l’animation ou des campagnes de communication complètes, ce qui serait restreint sans cette représentation.»

C’est dans le même esprit de soutien à la création que Jokers Comedy a été créée en 2017, à Lausanne. La société accompagne essentiellement des humoristes romands. Elle est née d’abord sous l’impulsion de l’écrivain et metteur en scène Pierre Naftule, connu pour être le manager et coauteur de Marie-Thérèse Porchet et l’une des figures de la Revue de Genève jusqu’en 2017. A la suite d’ennuis de santé, cependant, il s’est progressivement retiré du projet. Thomas Wiesel et Sébastien Corthésy ont poursuivi l’aventure. «Nous sommes partis du constat que la nouvelle génération d’humoristes avait besoin d’une structure pour être défendue et créer des synergies», souligne Sébastien Corthésy.

Aujourd’hui, la société s’occupe de la carrière de 11 «Jokers», dont Simon Romang, Charles Nouveau ou Nathanël Rochat. Tous sont salariés à la tâche. «Grâce à ce statut, ils n’ont pas besoin de payer leurs charges sociales, ni de gérer la logistique de leurs spectacles ou tournées. Nous leur fournissons tout clés en main. Ils peuvent donc se concentrer exclusivement sur la création de leurs textes», précise Sébastien Corthésy. Environ 70% des revenus de l’entreprise sont reversés aux artistes, «ce qui est énorme en comparaison à d’autres structures, notamment en France», assure le directeur. La plupart des «Jokers» touchent entre 30 000 et 80 000 francs par an. Beaucoup peuvent ainsi vivre uniquement de leur art.

Vivre de sa créativité reste compliqué. D’où l’importance d’un soutien externe.

Nathan Saurer, cofondateur de Messieurs.ch

Il faut dire que le marché romand de l’humour se porte plutôt bien. «C’est un petit milieu, mais qui est très développé», assure Sébastien Corthésy. La RTS emploie notamment beaucoup d’humoristes et les spectacles ont la cote auprès du public. Les deux Vincent (pas membres de Jokers Comedy) ont par exemple donné 145 représentations de 120 secondes présente la Suisse entre mai 2013 et décembre 2014, devant 80 000 fans. A cela s’ajoutent les soirées privées qui, «en raison du long travail d’écriture en amont, peuvent être facturées entre 2000 et 10 000 francs», assure Sébastien Corthésy. Les occasions ne manquent donc pas. «Nous ne cherchons pas à faire du buzz à tout prix. Grâce à notre réseau, nous pouvons donner suffisamment de travail à tous nos artistes, qui bénéficient aussi parfois des projets de leurs camarades. C’est à eux ensuite de trancher, car ce sont eux les patrons. Finalement, on gagne ou on perd ensemble.»

Tremplin pour les artistes

A Lausanne, une jeune association bouscule depuis juin 2018 les codes du monde artistique. Fondée par trois jeunes vaudois, Lozart cherche à rendre l’art accessible à tout le monde. Elle se veut aussi une vitrine pour les artistes de la région et un tremplin pour susciter des collaborations ou partenariats. Son but est de leur créer des opportunités de s’exposer et de vendre leur travail. Sur le site internet de l’association, chaque artiste dispose ainsi de sa propre page où il peut montrer le fruit de son travail, parler de lui, expliquer sa démarche. Plus de 160 créatifs, actifs dans des domaines aussi variés que le street art, l’aquarelle, le tatouage ou la céramique, y sont répertoriés. «Nous sommes aujourd’hui l’association qui regroupe le plus grand nombre d’artistes en Suisse», assure Lucas Behrend, cofondateur de Lozart. Tous les artistes suisses romands peuvent y adhérer gratuitement, pour autant que leur œuvre témoigne «d’une cohérence et d’une vraie démarche artistique».

L’association fait également office d’agent pour ses créatifs. «Des clients privés ou publics nous contactent, nous discutons avec eux de leurs demandes et leur proposons ensuite une série d’artistes qui pourraient convenir. Nous nous occupons aussi du suivi du projet, de l’établissement du budget, de l’achat du matériel et de la mise en réseau», explique Gabriel Danese, membre du comité de Lozart. Récemment, par exemple, une grosse entreprise générale de la région a fait appel au collectif pour développer un projet artistique autour d’une pose de première pierre en Lavaux. La paroisse Saint-Amédée de Lausanne s’est aussi tournée vers Lozart pour réaliser une fresque. A noter également que tous les sièges fixes en béton du Flon ont été créés par plus de 20 artistes du cru.

Le collectif, composé entièrement de bénévoles, se rémunère à la commission et reverse une grosse partie du montant des mandats décrochés. «En 2019, nous avons redonné 25 000 francs au total à nos artistes», glisse Lucas Behrend, qui travaille à 80% à l’agence de communication DO! à côté de son activité pour Lozart. L’argent des commissions sert à mettre sur pied des événements, comme des expositions sur des thèmes donnés, des vernissages, ateliers ou performances de rue. Fin 2018, le canton de Vaud a attribué au collectif le Prix Culture de la jeunesse. «Cette reconnaissance nous a poussés à continuer à nous investir encore plus dans le projet», souffle Lucas Behrend. A l’avenir, Lozart souhaite attirer toujours plus d’artistes locaux et développer de nouveaux partenariats dans tout le pays.

 

 

Martin Bernard
Martin Bernard