Le directoire de la PME à l’origine de l’une des plus célèbres machines à café du monde est au complet. Il y a Camille Mairot, le designer qui aime que ça bouge, son alter ego Sébastien Dassi, ingénieur de l’impossible, Martine Jacot, alias Moneypenny, qui tient les comptes dans un milieu d’artistes, et William Kohler, designer à la force tranquille. Le quatuor a repris la tête de l’entreprise il y a deux ans, lors du retrait des fondateurs, Yves Marmier et Rémy Jacquet, connu pour avoir modélisé le Minitel et donné quelques sueurs froides aux services secrets américains dans les années 1980.

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Les nouveaux dirigeants ressentent-ils de la pression à la suite de cette passation? Que nenni. Ils font partie des meubles, pour ainsi dire, entourés de près de 30 collaborateurs à La Chaux-de-Fonds. «Les projets qui ont fait la réputation de l’entreprise, c’était déjà nous. Le design industriel, ce n’est pas une personne, mais un collectif de savoir-faire, commente Camille Mairot, responsable du design prospectif, un département central. Il pose alors une reproduction miniature de la machine à café Dolce Gusto sur la table. «Avec ce modèle, on a dépassé les 25 millions d’exemplaires dans le monde, lance-t-il. On a sorti la machine des cuisines pour en faire un objet visible à 360 degrés, tout en restant utile.»

Le culte de la discrétion

Si Nestlé représente 50% de leur portefeuille de commandes, Multiple travaille pour de nombreux secteurs. La PME est à l’origine des bornes de Tribolo, d’appareils de mesures médicales, de machines à repasser ou à nettoyer intégralement vos lunettes en quatre minutes, de distributeurs de boissons, d’objets connectés et plus encore.

«Nous avons signé ce matin un contrat dans le domaine du sport en Suisse», glisse Camille Mairot. On n’en saura pas plus. Comme toujours, la confidentialité est le maître mot. Plus de 1000 produits sont classés top secret et précieusement cachés dans des bureaux labyrinthiques. L’équipe ne compte plus les brevets.

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A ce jour, des millions de machines à café Dolce Gusto, dont le design a été conçu par Multiple, ont été vendues dans le monde.
© DR

Le culte de la discrétion entoure une passion non feinte pour le processus de création. «Nous sommes des bibliothèques vivantes», image Martine Jacot. «Nous avons énormément de croquis restés dans nos tiroirs, enchaîne Sébastien Dassi. Personne ne les voit, mais ce sont ceux que je préfère, car ils nous amènent à aller plus loin.» L’étincelle est là, elle fait le tour de la table jusqu’à William Kohler, l’aîné du directoire. «La curiosité sur le monde est la base de l’esprit d’ouverture. Nous sommes des éponges et le processus de création canalise tout ça tel un entonnoir.» A les entendre, on mesure volontiers l’intensité que doivent avoir certaines séances de travail.

Transgresser les limites

Pour durer dans le design industriel, il faut mettre le doigt sur une attente tout en créant la surprise. Car le plus gros risque, c’est de ne plus surprendre. Pour l’éviter, Multiple ose la transgression. «L’idéation est la première phase des possibles. On apporte des réponses claires à la demande du client et, ensuite, on désobéit et on lui propose davantage, un concept complètement disruptif, à bas coût, écologique entre autres», signale Camille Mairot. Si le designer emmène le client dans une expérience volontairement différente, l’ingénieur est déjà là pour s’assurer de la faisabilité de la proposition, en veillant à ce que le budget suive. Un partenariat entre tous; sans oublier la création d’images de synthèse, pour donner à voir au mandant et lui permettre de choisir. En quarante ans, la société a développé plus de 2000 produits différents, prospectifs compris. Beaucoup occupent notre espace de vie quotidienne.

Mêlant technologie et esthétisme, bien souvent dans l’optique de déclencher un acte de consommation, le design industriel se heurte à un paradoxe très actuel: celui de l’achat responsable. Le questionnement n’a pas échappé aux designers de Multiple. «C’est sûr, tous les 18 mois, nous devons présenter une nouvelle machine à café, explique en toute transparence Camille Mairot. Nous développons aussi des objets qui durent quinze ans, comme des instruments de mesure. En même temps, chaque nouvelle conception apporte des alternatives moins impactantes pour l’environnement. Par exemple, nous avons participé à l’élaboration des machines à café sans grille en métal, impliquant habituellement des traitements lourds et polluants. Il a fallu changer les mentalités. Elles sont ainsi devenues plus légères, avec une réduction des émissions CO2 lors du transport.»

La réflexion écologique imprègne chaque étape. Plastiques recyclables ou hêtre, plutôt que des bois rares générant la déforestation, sont proposés. La répétition de pliages extrêmement fins de la tôle réduit le poids et la matière, tout en préservant la robustesse. «Cela fait vingt-cinq ans que nous travaillons sur des solutions écoresponsables, soulignent les dirigeants. Au final, le client décide. Depuis quelques années et particulièrement dès 2019, la démarche écologique doit faire partie de l’équation; avant, c’était seulement une option.»

Une approche circulaire

La vision du designer va désormais plus loin encore. Bien souvent, ce n’est pas la création d’un produit qui est la plus polluante, mais son utilisation, avec l’accumulation de consommables terminant dans les poubelles, à l’image des capsules. «Nous mettons en place des scénarios d’usage dans lesquels le consommateur est incité à suivre un modèle d’économie circulaire. Pour cela, nous créons des produits avec des pièces séparables les unes des autres, recyclables ou réutilisables, explique William Kohler. Tous les composants d’un objet doivent entrer dans la réflexion.»

Récompensé ce printemps par un Red Dot, prix venant d’experts du design dans le monde entier, NesQino suit cette ligne verte. Il s’agit d’un shaker sophistiqué dont les consommables sont majoritairement en papier et recyclables. Cartouches d’encre, sachets jetables et autres accessoires à usage unique vont devoir faire leur révolution. Les entreprises cherchent toutes des solutions réutilisables pour un avenir proche. Lorsqu’on sait qu’une seule machine à café rejette potentiellement 10 000 capsules dans la nature, l’enjeu devient clair.

Parfois, on est en droit de se demander si c’est utile. Un vélo ou une machine à café connectés, est-ce vraiment nécessaire?

Sébastien Dassi

Avec le Covid-19 et la peur de la propagation du virus, un autre paramètre est entré dans les esprits des designers: celui de l’objet sans contact. Designer star, le Lausannois Yves Béhar répète volontiers que «le design industriel permet de faire passer de nouvelles formes sociales». Une remarque encore plus vraie aujourd’hui. «Le produit tactile doit changer et cela passe par un bouleversement d’attitude dans les usages quotidiens, observe Camille Mairot. L’intelligence artificielle est la première façon d’y arriver. L’énorme avantage, c’est que la connectivité permet de transformer un produit standard en un objet personnalisé adapté à une seule personne.»

Avec son département d’ingénieurs, Multiple travaille sur les objets connectés. Il garde un certain recul face à cette tendance. «Parfois, on est en droit de se demander si c’est utile, interroge Sébastien Dassi. Un vélo ou une machine à café connectés, est-ce vraiment nécessaire? Si cette technologie amène réellement de la valeur lors de l’utilisation ou de l’entretien, cela fait sens. Mais c’est encore trop souvent seulement un argument marketing.»

Toujours la même pondération. La clé du succès? L’agence affiche depuis peu les prix reçus. «C’est une source de motivation pour les jeunes, reconnaît Martine Jacot. Récemment, une de nos cheffes de projet a reçu un Red Dot, on voyait que ça faisait plaisir à l’équipe.» Mais pas question de laisser s’envoler les ego. La visibilité permet surtout de recruter des talents acceptant de venir travailler à 1000 mètres d’altitude, loin des regards indiscrets.

TB
Tiphaine Bühler