Serhat Açig l’avoue d’emblée: les semaines de pause forcée durant le semi-confinement ont été pour lui une «bénédiction». Le jeune homme, qui vient de fêter ses 26 ans en août, a dû quelque peu mettre un frein au rythme effréné de ses journées. «Cela faisait trois ans que je n’avais pas pris de vacances, en travaillant sept jours sur sept, douze à quinze heures par jour, raconte le fondateur d’Egen Textile Care. Le lockdown dû au coronavirus m’a permis de prendre du recul et, ce printemps, je me suis même racheté une PlayStation!»

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Ce bourreau de travail ne s’est pourtant assagi que temporairement. A la tête de deux pressings, à Yverdon et à Vevey, il part aujourd’hui à la conquête de la Suisse romande avec des enseignes propres, mais surtout des franchises. Après Delémont début juin, il s’apprête à signer un nouveau contrat de franchisé dans la région lausannoise. Et si l’heure de l’expansion semble avoir sonné, c’est que Serhat Açig a mûrement développé un concept qu’il a bâti comme un modèle d’affaires de start-up.

PER banni en France en 2022

Sur un marché où rivalisent quelques grandes chaînes et de petits indépendants, Egen, qui signifie «propre à soi» en romanche, joue d’abord la carte de l’écologie, une tendance qui a le vent en poupe. En Suisse, la grande majorité des pressings emploient du perchloroéthylène (PER) pour le nettoyage à sec des vêtements, un solvant chloré très volatil soupçonné de provoquer des maladies telles que le cancer de la vessie ou la leucémie. D’autres techniques, comme le KWL, sont présentées comme une alternative plus écologique, mais cet hydrocarbure reste toutefois un solvant dérivé du pétrole.

Lui a opté pour l’aquanettoyage (wet cleaning) à 100%, une solution privilégiée notamment en France, où le PER devrait être banni des pressings d’ici à 2022, qui recourt à l’eau et à des agents nettoyants entièrement biodégradables. Après de minutieuses recherches, l’Yverdonnois d’origine kurde a perfectionné le procédé afin de pouvoir également l’utiliser sur des tissus délicats comme la soie, le cachemire ou la laine vierge, une amélioration qu’il a pu faire certifier par ailleurs par un label dermatologique. L’aquanettoyage nécessitant des machines à laver adaptées et performantes, le jeune patron s’est attelé, avec l’aide d’amis qui étudiaient à la HEIG-VD, à mettre au point un logiciel pour programmer des machines de dernière génération.

Résultat: un rendement amélioré grâce à des machines à laver qui fonctionnent de manière autonome, avec des cycles de lavage d’une vingtaine de minutes alors que certains programmes classiques prennent jusqu’à une heure et demie, économisant au passage quelque 30% de consommation d’électricité par rapport à d’autres concurrents employant le wet cleaning. Un bénéfice écologique supplémentaire, ainsi qu’une optimisation du modèle d’affaires des blanchisseries que Serhat Açig peaufine depuis quatre ans. Quant à ses tarifs, ils sont compétitifs face à ceux pratiqués par le groupe français 5àsec ou la société familiale genevoise Baechler, affirme-t-il. A titre d’exemples, le nettoyage d’un costume coûte chez Egen 24 francs et 5 fr. 50 pour une chemise.

Coup d’accélérateur grâce aux écoles hôtelières

Mais comment cet ancien apprenti (comme programmeur informatique, puis employé de commerce) s’est-il mué en disrupteur du pressing? L’explication est à chercher tout aussi bien dans ses ressorts intimes que dans les hasards de la vie. «J’ai depuis tout petit la volonté de m’accomplir en tant qu’entrepreneur, raconte-t-il. Je viens d’une famille kurde qui a vécu en Turquie, très engagée politiquement, et travaillant comme indépendants. Mon père était musicien et, avec ma mère, il gérait également des boutiques. L’autre déclic a été lorsque, adolescent, ma mère m’a demandé de ramener la lessive à un vieux monsieur qui ne pouvait s’en charger. J’ai été très touché par la réaction de cette personne qui était si soulagée qu’on lui apporte son linge à domicile.»

J’ai depuis tout petit la volonté de m’accomplir en tant qu’entrepreneur.

En 2015, Serhat Açig conçoit alors Washup, une plateforme internet et une application active à Yverdon et dans les environs, qui se charge aussi bien du lavage que du retrait et la livraison des vêtements. Une année plus tard, alors qu’il passe ses examens de CFC, la possibilité de reprendre un pressing à Yverdon, à la suite du départ à la retraite de sa propriétaire, se présente à lui. «Le timing n’était pas idéal, mais je me suis dit que c’était une occasion unique. J’ai donc ouvert mon premier pressing le 1er octobre 2016», se remémore-t-il, financé par ses économies et le soutien de sa famille.

Dès lors, tout va s’enchaîner très vite. Après le second point de vente de Vevey en juillet 2017, il séduit le Swiss Education Group, qui compte sept écoles hôtelières en Suisse, et, en septembre 2018, il installe ses laveries à l’Ecole hôtelière de Lausanne. Un client prestigieux qui donne à la jeune pousse, dont environ 60% des clients sont des entreprises (hôtels, hôpitaux, sociétés horlogères, etc.), un formidable coup d’accélérateur. Ce passionné d’aérospatial ne masque pas ses ambitions et entend couvrir la Suisse d’un réseau de franchisés avant de s’attaquer à l’international.

La rage de réussir

«Aujourd’hui, une entreprise qui ne se remet pas en question, en particulier en ce qui concerne sa numérisation, est condamnée à disparaître et ce, quel que soit son domaine d’activité», poursuit-il. En début d’année, Serhat Açiq a participé au WEF, à Davos. Une fierté pour celui qui est arrivé en 2003 en Suisse, à l’âge de 9 ans, dans le centre de réfugiés de Sainte-Croix pour y rejoindre ses parents, partis deux ans auparavant avec sa sœur. S’il ne s’appesantit pas sur ces périodes plus noires de sa vie, quelques anecdotes, racontées pudiquement, suffisent à mesurer l’ampleur des obstacles que l’ancien migrant a dû surmonter. Comme les cahiers scolaires remplis au crayon et dont les pages sont soigneusement effacées pour la rentrée suivante. Ou le frigo familial, «qui n’était jamais très rempli»...

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Sur son bureau, une figurine de Batman. C’est le seul jouet que Serhat Açig a pu emporter avec lui dans son périple pour la Suisse.
© S.Liphardt / PME Magazine

Forgé par ces épreuves, ce boulimique de connaissance – il lit au moins un ouvrage par semaine – voit toujours plus loin et consacre la moitié de son temps à son autre start-up (lire ci-contre). Son autre source de fierté? Pouvoir créer des emplois (sept à ce jour) et incarner un modèle positif pour la jeune génération. «Je suis heureux de pouvoir répondre à des jeunes qui m’écrivent via les réseaux sociaux, en leur disant qu’ils peuvent eux aussi se lancer, sans forcément posséder de gros moyens financiers au départ. A condition d’avoir la rage de réussir. Car pour arriver où je suis maintenant, j’ai dû me priver de beaucoup de choses. Par exemple, c’est seulement depuis l’année dernière que je me verse un salaire.»


Des pressings aux colonies martiennes

L’idée de Willka, fondée en décembre 2019 dans l’incubateur d’Y-Parc, est née de la passion de Serhat Açig pour les missions spatiales. C’est en tombant sur une phrase tweetée par l’astronaute Scott Kelly, qui raconte avoir dégusté une salade cultivée dans l’espace, qu’il s’intéresse à l’hydroponie, une technique qui permet de faire pousser des végétaux sans terre et sans soleil. Comme pour les pressings, le CEO de la start-up planche longuement sur les différents procédés existants à ce jour et fait appel à l’expertise de spécialistes.

Financée grâce aux bénéfices d’Egen, Willka et son équipe de trois collaborateurs se donnent pour objectif de faire pousser en grande quantité des fruits et des légumes de manière écologique, performante, durant toute l’année et dans n’importe quelle région. Dans le viseur, à long terme, du jeune homme, les missions d’exploration spatiale, telles que les colonies martiennes comme un certain… Elon Musk.

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Elisabeth Kim