Avec la crise sanitaire, de plus en plus de dirigeants réfléchissent à relocaliser leur activité industrielle en Suisse, ou du moins en Europe. Une étude récente de Suzanne de Tréville, professeure ordinaire en gestion des opérations à HEC Lausanne, estime que «dans une perspective de long terme, produire des biens et services en Suisse serait généralement moins cher. Une affirmation encore plus vraie pour les produits d’ingénierie.»

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Johnson Electric n’a pas attendu le coronavirus pour miser sur la Suisse, où la compagnie produit des composants et systèmes pour l’automobile notamment. L’entreprise de 450 collaborateurs vient d’achever cet été la mise en place d’une nouvelle chaîne de production hautement automatisée capable de générer plusieurs milliers de rotors par heure. «L’objectif est de produire nos pièces de façon complètement intégrée en Suisse, tout en épargnant des coûts, note Enno de Lange, responsable des collaborations académiques chez Johnson Electric. La pression sur les prix reste un élément central, mais nous voulions surtout développer une technologie qui n’était pas disponible ailleurs.»

Production plus agile

Le projet Areea, qui favorise les échanges entre Johnson Electric et ses partenaires, a été possible grâce à la collaboration de l’Institut de recherche appliquée en plasturgie (IRAP) de la Haute Ecole d’ingénierie et d’architecture de Fribourg. L’IRAP a servi de laboratoire pour la création d’une méthodologie de production de pièces à haute valeur ajoutée utilisées dans les climatisations de voitures. «Nous avons réussi à faire cohabiter indépendamment deux champs magnétiques, sur une seule et même pièce élaborée dans un cycle de production unique, très court et entièrement automatisé, explique Bruno Bürgisser, professeur à l’IRAP. C’est un gain de temps, de coût et de place important pour l’entreprise, puisque tout se fait dans une seule machine.»

Soutenue par Innosuisse, cette avancée dans le processus d’industrialisation est jalousement protégée. Les volumes, le temps et les coûts de production d’Areea relèvent du secret et sont religieusement tus, concurrence oblige. C’est d’ailleurs également ce savoir-faire très spécifique et local qui permet à l’entreprise de produire en Suisse plutôt qu’ailleurs. Rare chiffre à filtrer: l’installation de Morat sera capable de créer un nombre de pièces huit fois supérieur à ce qui a été testé dans les locaux de Bluefactory à Fribourg.

«La meilleure façon de combattre la délocalisation de la production vers des pays à bas salaires, c’est la technologie, souligne Enno de Lange. C’est une stratégie d’entreprise. On doit être capable de produire dans un temps de cycle extrêmement court pour augmenter le nombre de pièces par heure. En toute logique, le gain de temps a un impact direct sur les coûts.» La gestion JIT, pour «just in time», qui réduit la latence de chaque étape d’élaboration, est une clé de performance. Elle ouvre encore davantage de portes en période de crise économique mondiale, où la dépendance par rapport aux marchés étrangers peut paralyser les entreprises.

Ce n’est cependant pas la pandémie qui a poussé Johnson Electric vers ce choix de produire localement. Le projet Areea est d’ailleurs antérieur, puisque les premiers essais ont démarré il y a deux ans. «Produire sur place, là où on a besoin des pièces, a beaucoup d’avantages, appuie Enno de Lange. La production devient véritablement plus agile. On est meilleur dans les délais, on évite les retards dans la communication entre différents centres de production et on est plus flexible face à une demande en interne ou venant du client. Si, par exemple, on a besoin d’augmenter la quantité de pièces, c’est possible de le faire en une nuit, puisque tout est automatisé, que cela se fait à Morat et ne dépend pas du nombre de collaborateurs.»

Atout supplémentaire, le nouveau processus de magnétisation et la réduction du temps des cycles permettent de diminuer considérablement la consommation d’énergie. Il en va de même pour le bilan CO2. Sans ce développement, Johnson Electric aurait dû faire venir des éléments d’Allemagne, doubler les contrôles qualité en amont et multiplier les déplacements d’un site à l’autre.

Objectif: doubler la production d’ici à cinq ans

«A présent, nous produisons à Morat des rotors magnétiques plus stables, meilleur marché et dont le bénéfice revient ici en Suisse, observe l’ingénieur. Nous déplaçons l’effort humain non pas dans la production en elle-même, qui est automatisée, mais dans l’organisation de la production. Cela signifie que si on double notre volume, ce qui est l’objectif de Johnson Electric d’ici à cinq ans, nous ne devons pas doubler le nombre de postes quelque part en Asie. Des places de travail ont été créées dans le canton de Fribourg et nous allons en gagner d’autres, mais sans doubler les effectifs.» Comme un clin d’œil au fait que les temps changent: Johnson Electric, qui fait partie d’un groupe chinois, relocalise en Suisse…

Est-ce à dire que la relocalisation n’a pas de limite? «Quand il y a beaucoup de technologie dans un produit, il est meilleur marché de produire en Suisse, estime le manager fribourgeois. En revanche, si c’est un produit simple, la comparaison est difficile.» Dans ce cas, tout dépend des volumes de commandes, aurait-on tendance à penser. Ce n’est pas si simple. Les incertitudes liées à l’approvisionnement ou à l’empreinte carbone lors du transport pèsent désormais plus fortement dans la balance pour les entreprises qui produisent ailleurs.

Du côté d’Innosuisse, on encourage évidemment des développements tels que celui de Johnson Electric, qui donnent de la valeur à une technologie innovante suisse et créent des emplois dans le pays. Confirmant l’intérêt des entreprises à valoriser des solutions locales, le premier semestre 2020 a été marqué par une augmentation du nombre de projets Innosuisse, soit 208 au total pour 63 millions de francs. Cela représente une croissance de 60% par rapport à la même période l’an dernier. «Les chiffres étaient particulièrement faibles en 2019, tempère Lukas Krienbühl, porte-parole d’Innosuisse, mais nous sommes tout de même bien partis pour atteindre les 400 projets d’ici à la fin de l’année. A ce stade, aucun signal ne montre que les demandes vont s’effondrer. Au contraire.»

Si le critère de relocalisation n’est pas à proprement parler évalué dans les projets, il est, dans les faits, bien souvent subséquent au développement. Annalise Eggimann, directrice d’Innosuisse, se réjouit de cette impulsion: «Le plus grand nombre de demandes pour des projets d’innovation a été enregistré durant les mois d’avril et de mai, en dépit du confinement. Nous espérons vivement que cette tendance va se poursuivre, car l’innovation aide à surmonter la crise.»


Un calculateur qui aide à faire le bon choix

«La relocalisation est profitable notamment quand la demande est variable et difficile à prévoir, ou quand le surplus ne garde pas sa valeur, pointe Suzanne de Tréville. Les dirigeants peinent souvent à prendre la décision d’investir dans la réactivité, même s’ils en comprennent les principes.» La professeure mentionne deux calculateurs développés par l’un de ses doctorants, qui permettent aux décideurs d’avoir une vision plus claire. Il s’agit du Cost Differential Frontier Calculator (CDF), qui établit de combien un fournisseur avec un délai décisionnel long doit être moins cher pour être toujours intéressant. A l’inverse, le Cost Premium Frontier (CPF) calcule la prime nécessaire pour un fournisseur avec des délais décisionnels courts. Un indicateur utile lorsqu’on réfléchit à relocaliser une partie de sa production.

TB
Tiphaine Bühler