Les entrepreneurs représentent les nouveaux super-héros. A la manière des traders dans les années 1980, c’est le nouveau métier emblématique de la réussite.» Cyril Déléaval, coach en développement d’entreprise chez Genilem, fait cette constatation au quotidien. En effet, devenir son propre patron représente aujourd’hui le rêve de nombreux Suisses et Suissesses. En 2020, plus de 33 600 sociétés sont nées dans le pays, une augmentation de 2,5% par rapport à 2019, selon l’Institut für Jungunternehmen (IFJ). L’année passée atteint ainsi des records, et ce malgré la crise sanitaire.

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Pour Jean-Philippe Dunand, avocat et professeur de droit du travail à l’Université de Neuchâtel, «la situation en Suisse est plutôt favorable à la création d’entreprise, notamment parce qu’il y a peu de bureaucratie et que les modalités de licenciement permettent une importante flexibilité aux employeurs». Ainsi, dans le classement international de la facilité à conduire des affaires de la Banque mondiale 2020, la Suisse bénéficie d’une place compétitive puisqu’elle se place 36e sur 190.

«L’entrepreneuriat continue d’intéresser pour trois raisons, explique Cyril Déléaval. Certains sont motivés par la passion d’un projet, d’un produit, d’une innovation qu’ils développent. D’autres estiment, en raison de leur expérience, que les choses pourraient être mieux menées et décident de le faire eux-mêmes.»

Une flamme particulière

Le coach met néanmoins en garde contre une troisième et mauvaise raison: l’idéalisation causée par l’insatisfaction dans son travail. Cette motivation est entraînée par une cause fallacieuse: l’ennui de l’emploi actuel. «Un entrepreneur doit être animé par une flamme particulière, remarque Georges Humard, directeur de Humard Automation à Delémont et président de la Chambre de commerce et d’industrie du Jura. Vouloir quitter le salariat n’est pas un objectif en soi, il faut d’abord avoir envie de faire les choses à sa manière.»

Georges Humard, Humard Automation. 

Vouloir quitter le salariat n'est pas un objectif en soi. Il faut avoir envie de faire les choses à sa manière.

Les Suisses tergiversent souvent trop longtemps avant de se lancer. Ils attendent que leur produit ait atteint la perfection, que la conjoncture soit idéale, etc. Le coach Cyril Déléaval met en garde les créateurs de société contre cet excès de zèle. «Les Suisses sont trop perfectionnistes et n’osent souvent pas dévoiler leur produit tant qu’il n’est pas parfait, alors qu’il est essentiel de vérifier si le produit intéresse! Comme disait justement le cofondateur de LinkedIn: «Si vous n’avez pas honte de la première version de votre produit, vous l’avez lancé trop tard.»

Toutes les périodes économiques sont propices à la création d’entreprise, selon Georges Humard. Lui-même a fondé sa société en plein milieu des années 1990, alors que l’économie romande n’était pas au beau fixe. Or, aujourd’hui, Humard Automation, spécialisée dans les machines d’assemblage automatiques, la robotique et la fabrication de presses hydrauliques utilisées notamment dans l’horlogerie, compte près de 60 employés à Delémont. «En période d’euphorie économique, tout va très vite et il est alors difficile pour une nouvelle entreprise de parvenir à répondre aux demandes. En période de crise, il faut amener des idées novatrices, mais le temps que l’économie reprenne permet de mieux préparer son produit.»

L’essentiel reste néanmoins d’être entouré d’une bonne équipe, selon Georges Humard, qui a fondé l’entreprise jurassienne avec son frère. Même si la Suisse est à la traîne en matière d’étudiants entrepreneurs – ils ne sont que 2,3% à souhaiter fonder leur entreprise contre 9% en moyenne dans le monde, selon une enquête mondiale du Global University Entrepreneurial Spirit Students’ Survey (Guesss) publiée en 2018 –, les études peuvent constituer un moment propice.

Etudiant entrepreneur

Grégoire Gentile (à dr.) a concrétisé son projet de master en génie mécanique à l’EPFL, avec son ami étudiant Tom Lachkar, en créant en 2019 Caulys, une société de ferme verticale intelligente.

«Pendant les études, on accorde moins d’importance aux risques inhérents à la création d’entreprise, puisqu’on n’a pas d’enfants, pas de crédit à rembourser, de petites factures et un mode de vie simple, remarque Grégoire Gentile, cofondateur et directeur général de Caulys, à Renens (VD). Le jeune ingénieur a fondé son entreprise de fermes verticales intelligentes en 2019. Alors âgé de 23 ans, il concrétise avec Tom Lachkar, un ami étudiant, son projet de master en génie mécanique à l’EPFL. Leur jeune âge leur permet d’accepter facilement les sacrifices personnels et financiers.

Convaincue par leur projet, l’EPFL les mandate pour équiper son service de restauration. «A la suite de cette importante marque de confiance, nous avons décidé de passer réellement du laboratoire à l’entreprise.» Pour pallier leur manque d’expérience professionnelle, les deux cofondateurs de Caulys se sont associés avec une personne plus expérimentée. «Nous maîtrisions la technologie, mais il fallait absolument que nous nous entourions de professionnels compétents pour les aspects administratifs de la création d’entreprise.»

CEO à temps partiel

Certains entrepreneurs le deviennent parce qu’ils ont décidé de changer de vie. De plus, le niveau de salaire en Suisse permet généralement de développer des activités entrepreneuriales en parallèle par le biais d’une réduction du pourcentage d’activité. Ils quittent ensuite leur carrière pour démarrer leur propre société.

Xavier Lauber partage son temps entre son activité d’indépendant et TouchingUp, une app pour les retouches de vêtements.

«J’avais envie de faire quelque chose de plus large de mes idées, de révolutionner le métier», explique le couturier Xavier Lauber, cofondateur de Touchingup. La start-up récemment soutenue par Genilem a développé une application mobile pour faciliter les retouches de vêtements, en mettant en relation des couturières professionnelles et des particuliers. Xavier Lauber s’est associé à Judith Puchalt, banquière, et à Daniel Denis, architecte d’intérieur. «Il est essentiel de s’entourer de personnes de confiance, pas forcément des amis mais des associés dont on partage l’objectif pour discuter des décisions et des doutes», assure le couturier.

Xavier Lauber a opté pour le modèle du slasheur. Il est couturier indépendant, ce qui lui apporte un revenu régulier, et il mène en parallèle ses activités de jeune CEO de Touchingup. «La création d’entreprise représente un processus long où l’on doit beaucoup se priver. Par conséquent, dans un premier temps, j’ai gardé mon activité en indépendant, afin de pouvoir notamment assurer les dépenses nécessaires au développement de l’application.»

Pour une personne en emploi, l’idéal reste souvent de progressivement baisser son pourcentage salarié pour développer la société en parallèle, sans tout risquer. Il faut simplement veiller à certaines obligations légales. «Tout employé est soumis à un devoir de diligence et de fidélité, explique Jean-Philippe Dunand, de l’Université de Neuchâtel. Le Code des obligations prévoit également que, pendant la durée du contrat, l’employé ne doit pas accomplir de travail rémunéré qui ferait concurrence à son employeur. Par ailleurs, l’employé doit en principe l’informer s’il cumule deux emplois (même non concurrents) pour que celui-ci puisse vérifier que les prescriptions en matière de durée maximale du temps de travail soient bien respectées.»

Jean-Philippe Dumont, Université de Neuchâtel.

L’employé n’est pas tenu de prévenir son patron de ses projets. «Selon la jurisprudence, un travailleur a le droit de fonder une société et de préparer une activité s’il ne la commence qu’à la fin de son contrat de travail. L’employé contrevient en revanche à son devoir de fidélité lorsqu’il détourne des clients ou débauche des collègues. Pour se prémunir contre cette compétition, même après la fin des rapports de travail, l’employeur peut insérer dans le contrat une clause écrite prévoyant une prohibition de concurrence. La portée d’une telle clause est toutefois limitée quant au lieu, au temps et au genre d’affaires. Par ailleurs, ces interdictions ne sont généralement pas admises dans l’exercice des professions libérales», précise le professeur.

Les Suisses, trop perfectionnistes, n'osent souvent pas dévoiler leur produit avant qu'il ne soit parfait.

Cyril Déléaval, coach chez Genilem

L’expérience reste évidemment un atout, comme l’explique Cyril Déléaval: «Ceux qui lancent leur entreprise en étant plus âgés bénéficient de l’expérience du monde du travail, ont plus d’économies et ont un réseau qui les aidera pour de futurs partenariats ainsi que pour leur première vente.» Un avis que partage le couturier de 49 ans Xavier Lauber: «L’expérience du métier assure une meilleure maîtrise du sujet et permet d’avoir déjà constitué un réseau important.» Plus âgés, ces entrepreneurs peuvent avoir constitué de substantielles économies grâce à leur 3e pilier. De fait, le retrait anticipé de cette épargne est possible pour acquérir ou construire un logement, ou dans le but de créer une entreprise.

Après un départ forcé

Enfin, d’autres profitent d’une période de chômage pour se lancer, notamment par le biais des aides à la création d’entreprise de l’assurance chômage. Pendant 90 jours, les personnes sans emploi qui ont un projet précis et ébauché peuvent bénéficier des mesures de soutien à l’activité indépendante (SAI). Elles touchent alors des indemnités journalières mais ne sont soumises ni aux contrôles ni aux exigences de recherche d’emploi. «Sur le principe, c’est une bonne mesure, mais ces trois mois ne sont pas toujours suffisants pour créer et surtout viabiliser tous les types d’entreprises, souligne le coach Cyril Déléaval. En effet, certaines activités vont nécessiter deux ou trois ans avant que leur fondateur puisse assumer des salaires décents et en vivre.»

Certains entrepreneurs démarrent quant à eux après une carrière dans une grande entreprise, leurs importants salaires, voire les primes de départ leur permettant alors d’entamer leur nouvelle activité. Le départ de Genève de Merck Serono a par exemple provoqué de nombreuses pertes d’emplois. Certains ont alors saisi cette occasion pour créer leur propre entreprise, dont l’ancien directeur des ressources humaines, Arnold Graz, qui a fondé Sharpmania, à Vernier (GE), une société spécialisée dans les services RH, avec d’anciens collègues.


Conseils au démarrage

  • Tout entrepreneur doit commencer par chercher des capitaux financiers. Les fonds obtenus dans un premier temps par le réseau des FFF (familly, friends and fools, soit famille, amis et fous en français) permettent d’acquérir une réputation et serviront de levier pour les futures demandes. Pour Xavier Lauber, de Touchingup, «il ne faut pas avoir peur de demander de l’aide financière autour de soi, mais il faut bien définir les termes de l’investissement en amont». Viennent ensuite les crowdfundings, les incubateurs et les organismes d’aide au développement cantonaux, ainsi que les business angels.
  • Certains entrepreneurs utilisent leur 2e pilier pour se lancer. Une mauvaise idée, selon Cyril Déléaval: «Il faut «dérisquer» son produit avant de mettre ses économies et de se mettre en danger. Une fois l’entreprise stabilisée, l’entrepreneur pourra faire appel à des investisseurs professionnels, comme les banques et les venture capitalists.»
  • Pour faciliter les démarches administratives, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) a mis en place le portail numérique EasyGov. Selon l’entrepreneur Georges Humard, «l’administratif nécessaire au démarrage d’une entreprise exige de la patience et surtout de l’organisation. Les finances demandent la même prudence: même si les investissements affluent, chaque franc compte.»
  • «Pour respecter les obligations légales liées à la création d’une entreprise, les entrepreneurs peuvent se faire conseiller par les chambres de commerce et d’industrie cantonales, par les associations patronales ou par des juristes et avocats», ajoute Jean-Philippe Dunand, avocat et professeur de droit du travail à l’Université de Neuchâtel.
AM
Audrey Magat