Souvenez-vous: c’était fin septembre dernier, la Petite Géante et sa Grand-Mère – deux personnages incroyables de la non moins étonnante compagnie Royal de luxe – ont déboulé à Genève et envoûté près d’un million de spectateurs ébahis. Même topo dans le panorama des finances publiques helvétiques: c’est le canton de Genève qui surprend son monde et manifeste une grandeur inattendue.

Pour la huitième fois, PME Magazine analyse les données que l’Institut de hautes études en administration publique (Idheap) établit depuis 1999. L’exercice 2016 couronne donc le canton du bout du lac qui, avec une note moyenne de 5,75, détrône le Valais (5,74), champion sortant. Quand on regarde dans le détail, le succès genevois n’a tenu qu’à un fil: 0,004 point (5,747 vs 5,743 – très exactement). Le Valais aurait-il fait un peu moins de bénéfices qu’il aurait conservé son titre…

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Mais ces comptes marquent aussi la fin des embellies. En 2015, 20 cantons dépassaient le 5,0 de moyenne. Ils ne sont plus que dix cette fois! Autre constat de ce classement 2016: les Romands et la région zurichoise dament le pion à la Suisse profonde et au Plateau. En effet, le podium est complété par Glaris (5,72), suivi de Zurich (5,64), Vaud (5,59), Berne (5,50), Fribourg (5,28), Schaffhouse (5,25), le Jura (5,10) et le Tessin (5,03). Ces cantons partagent les points communs d’être issus de la Suisse romande et de la grande couronne zurichoise.

En queue du classement, la lanterne rouge revient aux petits joueurs de Bâle-Campagne (2,96), derrière la principauté déchue de Neuchâtel (3,15) et les Waldstätten émoussés d’Obwald (3,30). Mais quels sont les ingrédients de la potion qui rend les Romands et les Zurichois si nettement meilleurs?

1 Être attentif à sa santé… financière

Pas de miracle pour figurer tout en haut du classement, il faut travailler ses fondamentaux. C’est ce que le professeur Nils Soguel de l’Idheap a défini comme la santé financière. Pour la conserver, la collectivité publique doit couvrir ses charges courantes via ses revenus ordinaires. Sans toutefois chercher à faire trop de bénéfices (indicateur 1 sur le tableau). Car, dans ce cas, la question d’une baisse de l’impôt pourrait se poser. Il faut en outre payer ses investissements nets sans devoir recourir à l’emprunt (indicateur 2). Il convient aussi de ne pas augmenter ses engagements nets et, enfin, de ne pas distraire une partie trop grande des revenus fiscaux pour payer les intérêts de la dette. A cette aune, Genève a commencé à afficher sa domination en décrochant la note maximale de 6,0 en compagnie de Zurich et de Schwyz. Bâle-Campagne (1,94), Zoug (2,02) et Neuchâtel (2,42) montrent déjà là l’étendue de leur faiblesse. A noter: les cinq autres cantons (OW, AR, AG, BS et GR) qui peinent aussi sous la moyenne du 4,0 sont tous alémaniques.

2 Soigner la qualité de sa gestion

Jouir d’une bonne santé ne suffit pas. Pour preuve: Schwyz, dont les chiffres de santé sont resplendissants, mais qui s’écroule dans sa façon de gérer ces acquis. A la clé, un dernier rang taxé d’une note de 3,32. Nidwald (3,56) ne fait guère mieux alors que Bâle-Ville (3,91) et, surtout, Neuchâtel (3,99) ne sont pas loin de rester dans un territoire suffisant. Soigner la qualité de sa gestion s’avère régulièrement un exercice difficile pour les cantons. Ils doivent en effet éviter les hausses de dépenses par rapport à l’exercice précédent (indicateur 5) tout en investissant dans une juste mesure – ni trop, ni trop peu (indicateur 6). Il leur faut aussi prévoir au plus près leurs rentrées fiscales (indicateur 7) et tâcher de payer le moins possible d’intérêts passifs (indicateur 8). Sur 2016, ce sont les Grisons qui se montrent les plus sagaces (5,78), juste devant Zoug (5,72) et le Tessin (5,69). Le Valais (5,55) et Genève (5,45) complètent le quinté et y parachèvent leur succès final.

3 Serrer les cordons de la bourse

C’est le sport national des grands argentiers: résister aux incessantes velléités de dépenses de leurs députés et préserver leurs recettes. En 2015, les chefs cantonaux des Finances avaient été pris par surprise via la manne imprévue de la Banque nationale suisse: la BNS leur avait versé 1,3 milliard de francs (alors qu’elle n’avait rien distribué l’année précédente). Pas d’imprévu similaire en 2016, de sorte que l’on voit mieux qui tient fermement les cordons de la bourse. La Confédération et une dizaine de cantons (ZH, BE, UR, SZ, FR, GL, SO, GE, VS et VD) gèrent avec maestria leur «compte d’exploitation» (indicateur 1). Roberto Schmidt (VS) et Pascal Broulis (VD) y mettent peut-être même un peu trop d’ardeur puisqu’ils dégagent presque 4% de marge sur leurs charges courantes. En queue de peloton, les deux Bâles souffrent d’un mal récurrent chez les cantons: devoir recapitaliser la caisse de pension des fonctionnaires: Bâle-Campagne y engloutit presque 300 millions. A Bâle-Ville, cela frôle même le milliard… En écho, la Berne fédérale et un quart des cantons (SO, GR, GE, ZG, SH, VD et AG) ont réduit leurs dépenses courantes par rapport à l’année précédente (indicateur 5). Pour Soleure, c’est l’effet de base induit par la cause citée juste au-dessus. En 2015, il avait fait exploser les compteurs en injectant 1,1 milliard de francs pour (enfin) combler le gigantesque trou de sa caisse de retraite. Les dépenses augmentent de plus de 8% chez les deux Bâles pour la raison déjà décrite. Mais aussi à Schwyz, car l’augmentation substantielle des recettes issues de la nouvelle loi fiscale y a tout aussi vite été dépensée!

4 Planifier et maîtriser les investissements

Un gros tiers des cantons (VD, SH, ZH, FR, GL, VS, SZ, BE et GE) parviennent à financer leurs investissements par leurs recettes propres. Pascal Broulis (PLR/VD) est le champion toutes catégories avec un niveau d’autofinancement dépassant les 210%. Avec les collectivités qui s’autofinancent à 80% ou plus, on atteint la moitié. L’autre partie recourt substantiellement aux crédits. Jusqu’à 75% en Argovie. Le degré est même négatif à Zoug, Appenzell Rhodes- Extérieures, Neuchâtel et Bâle-Campagne qui ne couvrent donc même plus leurs frais de fonctionnement et empruntent massivement. A l’autre bout de la lorgnette, il faut regarder si l’effort d’investissement (indicateur 6) est suffisant. Le triomphe précédent de Pascal Broulis (VD) tient aussi à une certaine avarice à ce niveau (moins de 4,5% des dépenses courantes sont investies). Charles Juillard (JU, 4,4%) et, plus encore, Georges Godel (FR, 3,95%) souffrent du même défaut de prodigalité trop contenue. Une gestion saine et régulière demanderait d’y consacrer entre 6 et 11%. Quant à Laurent Kurth (NE, 2,57%), dernier, il a visiblement coupé partout où c’était possible.

5 Savoir prévoir avec précision

Un proverbe chinois l’affirme: «Si l’on ne sait pas où on veut aller, on a peu de chances d’y arriver.» Le dicton vaut aussi pour les finances publiques. Pour garder le cap, il faut pouvoir évaluer avec fiabilité lesprochaines rentrées. Le Jura et Lucerne sont les maîtres en la matière. Avec une sous-estimation de -0,10% des revenus fiscaux entre budget et compte, les services de l’indépendant Marcel Schwerzmann font encore plus fort que l’administration de Charles Juillard. L’écart y est certes plus faible (+ 0,07%) mais il qualifie des montants finalement pas encaissés. Genève est trop optimiste de 2,6%. Ce défaut est encore plus marqué à Argovie (+4,1%) et à Obwald (+4,5%). Mais c’est une fois encore Neuchâtel qui décroche le pompon de l’imprécision, avec une surestimation supérieure à 6%: le canton est roi de la fiabilité horlogère, mais certainement pas budgétaire!

7 Compter sur la chance…

Parfois, tout l’art d’un succès peut dépendre de motifs qu’on n’a pas décidés. Au final, Serge Dal Busco ne doit-il pas son triomphe (ou une partie au moins) à des circonstances externes? En effet, le grand argentier genevois a dû fonctionner pendant toute l’année sous le régime des 12es provisoires. Le refus du Grand Conseil d’adopter le budget 2016 a peut-être évité force dépenses instillées par les députés. Parfois, à quelque chose, malheur est bon! ■


Pour bien comprendre le classement 2016

Pour la huitième fois, PME Magazine calcule des notes pour chaque canton sur la base du comparatif publié depuis 1999 par l’Idheap. But de ce classement: mettre en lumière les développements de la situation financière des cantons en 2016, ainsi que l’évolution de la dette par rapport à l’année précédente. En revanche, elle ne dit rien de l’historique de l’endettement, ni de son volume. Ce n’est donc pas un rating.

■ L’étude se fonde sur huit indicateurs:

● La couverture des charges (pondération: 2): le canton couvre-t-il ses charges courantes par ses revenus ordinaires? ● Le degré d’autofinancement (2): quelle part des investissements nets du canton peut être financée sans recours à l’emprunt? ● Les engagements nets supplémentaires (2): sur l’exercice, mesurée aux dépenses courantes, la dette nette du canton a-t-elle progressé ou décru? ● Le poids des intérêts nets par rapport aux recettes fiscales (1): quelle part de l’impôt doit être dévolue au paiement des intérêts de la dette? ■ Ces quatre premiers chiffres permettent de calculer un indicateur plus global de Santé financière (SF). ■ Ensuite, quatre autres indicateurs vont permettre d’évaluer la Qualité de la gestion financière (QGF): ● La maîtrise des dépenses courantes par habitant (pondération: 2): les dépenses courantes du canton ont-elles augmenté ou baissé par rapport à l’année précédente? ● L’effort d’investissement (2): en comparaison de ses dépenses courantes, combien le canton a-t-il investi? ● L’exactitude de la prévision fiscale (1): quel est l’écart enregistré entre les recettes inscrites au budget et celles effectivement encaissées? ● L’intérêt moyen de la dette (1): par rapport à sa dette brute, quel a été le taux moyen des intérêts passifs payés par le canton? ■ L’ensemble des huit indicateurs permet finalement de dégager une vision générale intitulée Indicateur synthétique (IS) sur la base duquel se fait le classement des vingt-six cantons et de la Confédération

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Huit indicateurs particuliers, deux globaux et l'indice synthétique 
© PME Magazine

Grâce à la bonne carte de parti?

On croirait presque que l’affiliation politique pourrait être déterminante pour une gestion avisée des finances publiques. En effet, pour la première fois en presque vingt ans, le podium est monopolisé par les représentants d’une seule formation. C’est une véritable vague orange: Serge Dal Busco (1er, GE), Maurice Tornay et Roberto Schmidt (2e, VS – ils se sont passé le témoin au printemps 2016) et le landammann Rolf Widmer (GL, 3e) sont tous membres du Parti démocrate-chrétien. 

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Georges Godel
© DR

Avec leurs coreligionnaires Georges Godel (7e, FR, photo) et Charles Juillard (9e, JU), ils font même la majorité du top ten. ■ L’illusion ne dure toutefois qu’un instant. En déclin ces dernières années, le PDC ne pourra guère tirer argument de ce brillant résultat pour redorer sa cote. En effet, la lanterne rouge est aussi… orange puisque Anton Lauber (BL, 26e) est également démocrate-chrétien. A ses côtés, dans les tréfonds du classement, on trouve deux représentants de groupes souvent minoritaires: un socialiste, Laurent Kurth (NE, 25e) et une femme, la libérale-radicale Maya Büchi-Kaiser (OW, 24e).

PB
Pierre Ballay