Depuis vingt ans, le Comparatif des finances publiques de l’Idheap (Institut de hautes études en administration publique) mesure les performances des grands argentiers. Le «chronomètre» institué par le professeur Nils Soguel permet évidemment d’évaluer ponctuellement le sprint annuel de chaque canton face à ses concurrents locaux. En revanche, la profondeur d’une génération complète de résultats donne à voir un film où les prestations des différents grands argentiers qui se sont relayés se laissent décortiquer comme la répétition d’une course au ralenti.

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Fribourg se pare d’or

La «surprise» fribourgeoise est d’autant plus grande que le canton n’avait presque jamais fait la course en tête. Son unique victoire dans le sprint annuel, dont PME Magazine dissèque depuis dix ans les résultats, remonte à 2001. Mais, comme dans les meilleures courses de relais, mieux vaut avoir un groupe de sprinters très réguliers que de compter dans ses rangs un détenteur du record du monde mal accompagné… Sur la ligne d’arrivée, Fribourg se détache nettement avec un score de 5,38. Par rapport à la note maximale de 6, cette moyenne illustre superbement combien la compétition est relevée. Ce sont les petites Rhodes-Intérieures appenzelloises (5,24) qui décrochent la 2e place, tandis que Lucerne (5,17) remporte la médaille de bronze.

Preuve supplémentaire de la qualité des prestations, presque la moitié des cantons affichent une moyenne supérieure au 5,00 qui crédite une «bonne» performance. Dans ce peloton groupé, on trouve les poids lourds de l’économie suisse: Argovie (4e, 5,12), Zurich et Saint-Gall ex æquo (8e, 5,07) ou Berne (11e, 4,99). Premier romand derrière Fribourg, le Valais (4,89) figure au tournant du ranking avec son 14e rang. Souvent considéré comme le paradis fiscal de Suisse, Zoug (4,85) partage la 15e place avec Nidwald. Le Jura suit à courte distance avec une note tout à fait honorable (19e, 4,78), mais dans une position que les journalistes sportifs taxeraient de ventre mou du classement.

La Confédération lanterne rouge

Dans la course cantonale, trois cantons romands figurent dans le trio de queue. Vaud (24e) affiche encore une moyenne «passable» de 4,52. En revanche, Neuchâtel (4,29), au pénultième rang, et Genève (4,18), dernier, sont tout de même assez largement décrochés. A sa décharge, ce trio avait connu une première décennie du millénaire particulièrement calamiteuse. Et le retard accumulé sur cette période est évidemment difficile à compenser. Ces collectivités pourraient d’ailleurs arguer que le mauvais exemple vient d’en haut. En effet, le pire du pire revient à la Confédération (4,14), qui signe le plus mauvais résultat de tous et qui frôle dangereusement l’insuffisance.

«Ce n’est pas forcément surprenant: plus elles sont proches des réalités très concrètes et plus les collectivités publiques réagissent rapidement lorsque la situation financière se détériore», constate Nils Soguel, professeur de finances publiques à l’Université de Lausanne. C’est pour pallier cette lenteur liée à la distance que la Berne fédérale a été l’une des premières institutions helvétiques à instaurer un frein légal à l’endettement.

La régularité sans esbroufe

Mais, au final, à quoi tient le succès fribourgeois? Comme pour les sportifs d’élite, il n’est jamais simple de distinguer les raisons d’un triomphe. Une chose est sûre en tout cas: le team des grands argentiers noir et blanc fait plus penser à d’honnêtes coureurs de 400 m qu’à des Usain Bolt ou des Carl Lewis. Déjà, sur vingt ans, ils ne sont que trois à s’être passé leur témoin: Urs Schwaller (PDC; 1996-2004), Claude Lässer (PLR; 2004-2011) et Georges Godel (PDC; depuis 2011). Auxquels on pourrait peut-être ajouter Félicien Morel (PS, 1981-1996), un socialiste hors norme que sa modération et son souci de l’équilibre avaient fini par faire quitter la formation à la rose pour créer son propre Parti social-démocrate.

On le constate: sur le nombre, seul l’actuel président de La Poste suisse a un profil plus flamboyant. Aux côtés d’Urs Schwaller, Claude Lässer et Georges Godel font plutôt figure de personnalités presque ternes. En revanche, sous leurs airs un peu patelins, les deux ont caché une volonté opiniâtre de bien gérer la bourse de l’Etat. Avec un bon sens paysan où l’on sait qu’il ne faut pas avoir les yeux plus gros que le ventre et qu’aux années de vaches grasses succèdent toujours quelques exercices de disette…

Gérer les finances publiques revient à piloter un paquebot: toute manœuvre prend du temps. Ou, pour rester dans la métaphore athlétique: même sur une année, l’endurance d’un marathonien sera plus profitable que la rapidité d’un sprinter. A cette aune, les Fribourgeois – peut-être un peu tâcherons, peut-être un peu bonhommes – gagnent grâce à leur régularité appliquée.

Sur vingt ans, leurs comptes affichent en moyenne un léger bénéfice. Ni trop, ni trop peu. A cette excellente couverture des charges (101,83%), ils ajoutent une large propension à autofinancer leurs investissements. Avec une couverture de 124,5% sur le millénaire, la dream team fribourgeoise a fait exploser la barre recommandée des 80%. De la même façon, elle s’est montrée très précautionneuse face au gonflement de la dette, qui s’est même régulièrement réduite d’un petit point de pourcentage par rapport aux dépenses courantes.

Dans l’univers persistant de taux bas, les indicateurs du poids et des intérêts de la dette, même calculés sur vingt ans, ont perdu de leur sensibilité. Fribourg s’illustre encore par la progression contenue des dépenses publiques (+1,63%) et une prévision fiscale modérément pessimiste dans le pronostic des futures recettes (-3,05%). Sur cette base, nulle surprise si le taux d’endettement et le niveau de la dette rapportée aux revenus sont aussi très bons. En fait, la seule faiblesse des Fribourgeois tient à leur frilosité à investir: leurs efforts en la matière s’avèrent très modérés.

Le Valais et le Jura alourdis par la dette

En comparaison, le Valais a fait preuve de moins de rigueur dans l’équilibre des charges et laisse plus facilement filer la spirale des dépenses. Mais c’est au niveau de la dette que le quatuor Wilhelm Schnyder (PDC; 1993-2005), Jean-René Fournier (PDC; 2005-2009), Maurice Tornay (PDC; 2009-2017) et Roberto Schmidt (PDC; dès 2017) peine à garder le rythme. Les indicateurs liés à l’endettement montrent que le canton s’essouffle rapidement et – conséquence logique – il paie des intérêts qui, pendant longtemps, se sont avérés vraiment pesants.

Les mêmes maux ou presque frappent également le Jura: avec sa capacité financière réduite, le dernier-né des cantons suisses doit souvent prendre des engagement supplémentaires. Du fait de ses ressources limitées, les ratios dette/revenus lui sont peu favorables. En revanche, cette petite taille et cette proximité très forte de la réalité économique locale placent l’administration des Raurarques au top lorsqu’il s’agit d’estimer les futures rentrées fiscales. Seuls Berne et Uri font encore mieux.

Vaud: de la crise à la guise

Dans le canton de Vaud, c’est l’augmentation régulière des dépenses qui pénalise. D’abord parce que, pendant longtemps, les revenus étaient anémiques. Ensuite parce que l’alliance sacrée «Brouillard et Malice» a réclamé quelques substantielles dépenses supplémentaires. Les Vaudois pèchent aussi singulièrement par leur manque d’investissements.

A l’époque, Charles Favre (PLR; 1994-2002), à la tête de finances au bord de la banqueroute, n’en avait pas les moyens. Ensuite, Pascal Broulis (PLR; dès 2002), très sourcilleux sur ces engagements, n’en avait pas l’envie. En revanche, le duo vaudois détient un record de Suisse: leurs budgets sont systématiquement parmi les plus pessimistes pour évaluer leurs recettes fiscales.

Le patchwork neuchâtelois

L’équipe des grands argentiers neuchâtelois figure parmi les plus colorées. Au très libéral Jean Guinand (PLR; 1997-2001) qui ne voulait pas voir la crise et à la sémillante Sylvie Perrinjaquet (2001-2005) qui était un peu dépassée a succédé une vague rose. A Jean Studer (PS; 2005-2012) est revenu le rôle de jouer les pères la rigueur et de remettre un peu d’ordre. Happé par la BNS, il laisse un goût d’inachevé car son successeur Laurent Kurth (PS; dès 2012) n’aura pas la même fermeté dans la tenue des cordons de la bourse.

Ces fréquents passages de témoin n’ont guère favorisé la constance dans l’effort dont Neuchâtel aurait cruellement besoin. Les chiffres sont sévères: le canton vit toujours à crédit en ne finançant qu’à peine la moitié de ses investissements. Il dépense souvent plus qu’il ne gagne, si bien que la dette et son poids se creusent. Sous la pression populaire ou populiste, les dépenses courantes progressent plus que de raison et les infrastructures vieillissent, faute d’investissements suffisants.

Les recordmen genevois de la dette

Au bout du lac, le monde est toujours un peu différent d’ailleurs. Profitant d’une réputation internationale favorable, Genève recourt plus que facilement à l’emprunt et s’affiche comme le champion suisse de la dette. Peu importe que l’on prenne l’endettement net ou brut, le trou représente toujours 2 ou 2,5 fois les recettes fiscales ou les revenus courants.

Est-ce un hasard, c’est même un quintette qui a été à l’œuvre ces vingt dernières années. Après les années de déni d’un Olivier Vodoz (PLR; 1993-1997), qui osait parler d’équilibre quand les recettes couvraient tout juste les frais de fonctionnement, vint le duo féminin avec Micheline Calmy-Rey (PS; 1997-2002), qui dut affronter la crise de la Banque cantonale, et Martine Brunschwig-Graf (PLR; 2003-2005), qui fit à peine un tour de piste. David Hiler (Les Verts; 2005-2013) tentera pendant deux périodes d’enrayer une dette endémique.

Après le bref intermède de Serge Dal Busco (PDC; 2013-2017), c’est désormais Nathalie Fontanet (PLR; dès 2017) qui doit donner le tempo dans un exécutif qui court surtout d’une Genferei à l’autre.


La folle remontada vaudoise

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Le formidable redressement du canton de Vaud est certainement à mettre au crédit de Pascal Broulis.
© J-C Bott/ Keystone

Il est à la fois intéressant et amusant, voire cocasse, de considérer comment les cantons ont évolués pendant les deux décennies sous revue. Tout d’abord, Fribourg cavalcade toujours aux avant-postes: 1er pendant la première décennie (1999-2008), puis 2e. Le Valais et le Jura remontent progressivement vers le milieu du classement. Neuchâtel et, plus encore, Genève naviguent en revanche toujours dans les profondeurs éclairées par la seule lanterne rouge.

Par ailleurs, Vaud réalise une «remontada» que ne renieraient pas certains footeux barcelonais: après deux lustres passés au 25e rang où seuls Genève et la Confédération faisaient encore pire, le canton lémanique a connu un formidable redressement. Cela l’a hissé au 7e rang de la seconde décennie sous analyse. Ce résultat est certainement à mettre au crédit du tenace grand argentier Pascal Broulis!


Le sprint 2018 revient à Saint-Gall

Du fait du jubilé des vingt ans du Comparatif des Finances publiques, le classement 2018 fait figure de compétition régionale et passe un peu dans l’ombre. C’est tant mieux pour les Romands qui ne s’y distinguent guère…  En effet, le podium est monopolisé par les puissants cantons alémaniques: St-Gall (5,84) s’impose devant Zoug (5,76) qui précède d’un souffle Zurich (5,74) et Lucerne (5,73).

Premier romand, Fribourg ne pointe qu’au 9e rang ex-aequo avec tout de même la belle moyenne de 5,60. Vaud (5,32) est 15e et le Valais (5,25) 19e, les deux figurent toujours largement au-dessus de la barre du 5 que frôle le Jura (4,94) à la 23e place. Avec 4,77, Genève figure en une peu enviable antépénultième position.

Mais la lanterne rouge est conservée par Neuchâtel (3,65) qui est désormais largement distancé et passe en-dessous des minima du 4,00 qu’Obwald réussit de justesse. Cette chute de quatre dixièmes de point devrait inquiéter l’ancienne principauté prussienne: elle se fait complètement lâcher et ne parvient même plus à la moyenne dans un environnement où les taux extrêmement bas fournissent une aspiration positive aux finances publiques. Qu’adviendra-t-il lorsqu’il faudra faire la course avec un vent contraire de face?

PB
Pierre Ballay