La surprise a été aussi forte pour Credit Suisse que pour les autorités de surveillance des marchés financiers. Les crédits lombards, quand ils sont gérés avec insuffisamment de prudence, peuvent occasionner de très lourdes pertes: pratiquement 5 milliards de francs pour la deuxième banque helvétique, coupable d’avoir prêté sans trop regarder au family office new-yorkais Archegos Capital Management et de ne pas avoir compris suffisamment vite le risque que sa débâcle soudaine lui faisait courir fin mars dernier.

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A l’instar d’autres grandes banques d’affaires de Wall Street, la vieille dame de la Paradeplatz avait cru bon de prêter des milliards de francs à l’ex-trader Bill Hwang et à son family office en contrepartie d’un complexe total return swap (dérivé de crédit de transfert de rendement, en français). Elle avait juste oublié combien ce type de transaction est risqué: elle y a perdu près de 4,4 milliards de francs après avoir encaissé… 16 millions de primes. Et pour ses surveillants, la Finma et la Federal Reserve, cette débâcle sonne comme un avertissement; les crédits accordés sur la base de remise de titres pourraient bien être plus risqués qu’on ne l’avait pensé jusqu’alors.

Effet boule de neige

Mais qu’est-ce que le crédit lombard? C’est un prêt concédé, généralement par une banque, en contrepartie de la remise de titres à fin de garantie. Le schéma le plus courant est celui de l’entrepreneur qui gage tout ou partie des actions de sa société pour emprunter de quoi moderniser son entreprise, l’agrandir en procédant à une acquisition, jouer en bourse ou, plus prosaïquement (ça arrive aussi), s’acheter une nouvelle Porsche.

Il est très facile de se lancer: le crédit lombard fait partie de l’offre de base des banques acceptant les dépôts en titres. Certaines d’entre elles indiquent même automatiquement sur leurs pages internet le montant que leurs clients peuvent emprunter, en général quelque deux tiers de la valeur de marché d’un portefeuille en actions de grandes sociétés cotées. «Chaque banque a son propre modèle de calcul du risque», observe John Plassard, économiste chez Mirabaud Securities à Genève. Pour l’emprunteur, le jeu est d’autant plus tentateur que les taux d’intérêt sont bas. Pour la banque, le crédit lombard est un moyen de plus d’encaisser une marge de taux.

Le pari, pour l’emprunteur, est gagnant lorsque la valeur des actions gagées progresse, car l’emprunteur y gagne une nouvelle capacité d’emprunt. Or, elles ne cessent de monter, et le maintien des politiques expansives des banques centrales ne semble pas en indiquer la fin, ce qui rend l’opération encore plus attirante. En revanche, l’emprunteur peut être placé en situation très inconfortable si la valeur des titres remis en garantie baisse. La banque, qui doit se protéger, va lui réclamer un «appel de marge», autrement dit un remboursement anticipé de la partie de son prêt qui n’est plus couverte par la valeur des garanties. Pour celui qui a déjà dépensé son emprunt (en investissement, en placements boursiers ou en Porsche), l’«appel de marge» peut représenter une difficulté très sérieuse: il devrait sans doute réaliser son achat ou son investissement, parfois à perte. L’effet boule de neige est donc garanti.

Des niveaux records

Le volume des crédits lombards atteint des niveaux record. Rien qu’aux Etats-Unis, les avoirs se sont montés à 822,5 milliards de dollars au 31 mars (du jamais-vu), selon les statistiques de la Finra, l’autorité américaine de surveillance des brokers.

Il y a un an, le niveau oscillait entre 479 et 584 milliards de dollars. Pour la Suisse, il est impossible de quantifier la progression car ni la BNS ni la Finma ne publient de données. La première les consolide dans sa statistique des crédits aux particuliers tandis que la seconde les inclut dans ses calculs de ratios de fonds propres. En clair, impossible de savoir précisément si une banque est déstabilisée pour avoir trop prêté à des clients en contrepartie de la remise de leurs titres.

Néanmoins, les banques doivent remettre au gendarme des marchés financiers des indications précises sur les prêts accordés et doivent se conformer aux obligations de diligence prévues par la loi sur les services financiers (LSFin) si les prêts servent à financer des transactions sur des instruments financiers. En clair, leurs limites de crédit sont surveillées par la Finma, même si cette dernière refuse de s’exprimer clairement sur ce dernier point.

Le risque d’une déstabilisation financière n’est cependant pas totalement exclu, même s’il paraît théorique. Le dernier «Rapport sur la stabilité financière» de la BNS indique néanmoins que les crédits lombards constituent le principal risque de marché auquel sont exposées les banques dans leurs opérations de crédit aux clients particuliers, aux côtés des prêts hypothécaires.

Sous le radar

A combien s’élèvent-ils? Mystère. Le rapport indique seulement que le total des prêts de Credit Suisse accordés à des particuliers, à l’échelle mondiale, se monte à 202 milliards de francs, dont 114 milliards pour les seules hypothèques, ce qui laisse 88 milliards de francs pour le reste… Ce dernier montant est encore plus élevé chez UBS: 168 milliards de francs. Cela laisse une certaine place aux crédits gagés sur des titres dont la valeur peut fortement varier!

Le crédit lombard est-il le prochain volcan de la finance? «Je ne crois pas à un risque de bulle», souligne John Plassard, qui se fonde sur l’étroitesse des contrôles dans ce domaine. Néanmoins, la Federal Reserve, dans son rapport semestriel sur la stabilité financière, exprime un léger doute alimenté par l’étendue des dégâts de la débâcle Archegos: «Alors que la contagion a été limitée, l’épisode met en lumière le risque de transmission des pertes aux autres acteurs des marchés financiers.» Nul doute que les gendarmes de la finance ont ouvert un œil sévère sur un type de crédit resté longtemps sous leurs radars.