«J’ai toujours fonctionné comme ça. Tantôt au flair, tantôt au coup de coeur, mais toujours au défi. Alors, à la fin des années septante, quand j’ai vu naître la révolution informatique, je me suis dit “Michael, t’as un coup à jouer!”. J’avais 20 ans. Je bossais chez DFS, leader mondial des magasins hors taxes, depuis la fin de mon école de commerce. C’est là que j’ai vu arriver les premiers ordinateurs. J’étais fasciné. Je sentais que ces énormes machines allaient changer le monde.  

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Autant l’avouer tout de suite: mes compétences en informatique étaient proches de zéro. Heureusement, sinon je serais peut-être toujours en train d’encoder des cartes à boules. Moi ce qui m’intéressait, c’était le business qui émergeait autour de ce nouveau marché. Comme je faisais les factures pour nos clients, je me suis vite rendu compte qu’un secteur cartonnait: la maintenance. Une véritable cash-machine. L’abonnement d’entretien coûtait chaque année l’équivalent de 10% du prix d’achat de l’ordinateur. Comme un gros ordinateur coûtait en moyenne 10 millions, le client payait un million.

Du coup, je me suis dit qu’en me mettant à mon compte et en proposant un contrat d’entretien à 7% au lieu de 10, les clients viendraient. C’était quand même gonflé d’être le premier à attaquer de front IBM, la plus grande société au monde avec ses 600 000 employés,  sur le marché de la maintenance mais j’étais persuadé que cela fonctionnerait. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Je démarchais presque jour et nuit et la liste ne cessait de s’allonger. Comme tout le monde achetait IBM, je sous-traitais les réparations à... IBM. Qui ne savait pas comment facturer. Une candeur tout à mon avantage. Mais il y avait un os. Comme je n’avais pas un franc, comment allais-je assumer une casse supérieure à 700 000 francs? Ni une, ni ou deux. J’ai demandé un rendez-vous à la Lloyds Insurance, à Londres. Qui non seulement m’a reçu mais s’est déclarée prête à assurer le risque pendant deux ans. Bingo. 

Cela n’a pas duré, hélas. Un beau matin, j’ai reçu une lettre recommandée de l’Office fédéral des assurances privées me sommant de stopper mes activités, au motif que celles-ci relevaient non pas de la technique mais de l’assurance. Avec un pote avocat, nous avons passé une nuit blanche à chercher la parade. Finalement, nous avons simplement répondu qu’IBM faisait la même chose, que toutes les boîtes proposant un contrat d’entretien faisaient la même chose, qu’elles devaient donc toutes fermer. Et ça a marché. L’Office s’est ravisé.

Les affaires ont repris de plus belle jusqu’au deuxième coup dur: un communiqué d’IBM informant qu’elle refusait désormais de dépanner nos clients sur appels. Autant dire la mort subite pour mon entreprise qui employait cent personnes dans dix pays et déclarait 100 millions de chiffre d’affaires par année. Là, on était mal. J’ai alors tenté le plus gros coup de bluff de ma vie. Aller à New-York, au siège d’IBM et convaincre le boss que ce n’était pas une bonne idée. J’ai pris un hôtel à Manhattan et j’ai appelé son assistante en la prévenant de mon arrivée. Elle m’a répondu qu’aucun rendez-vous n’était prévu entre son patron et moi. Je lui ai rétorqué que je ne me serais pas déplacé à New-York si je n’avais pas rendez-vous. Le tout gros coup de bluff. Et ça a encore marché. Mieux, alors que la rencontre ne devait pas durer plus de dix minutes, elle dura des heures. Et lorsque je suis rentré en Suisse, IBM avait déjà communiqué que son service réparation était finalement maintenu auprès de nos clients. Mon secret? J’ai menacé IBM de déposer une plainte pour abus de position dominante, une accusation qui se terminait souvent très mal pour le coupable à cette époque.

Je pouvais enfin me détendre un peu. Et me plonger dans un bouquin racontant comment la banque Lazard jouait les entremetteurs en France entre le gouvernement et les entreprises nationalisées. C’est à ce moment-là que mon téléphone sonna et que mon interlocuteur m’annonça que la société Thomson voulait acheter mon entreprise. Et que ce serait la banque Lazard qui s’occuperait de la transaction. Un des patrons de Thomson s’est déplacé en personne. Je crois l’avoir eu à l’usure. Il me traitait de pêcheur. Parce que, disait-il, je négociais  ligne après ligne. Je ferrais le poisson puis je lâchais du lest. Lui qui pensait faire un aller et retour, a finalement passé trois jours à Genève. Il n’en pouvait plus. Et a fini par signer à mes conditions. Avec, à la clé, quelques millions. J’avais 30 ans. J’aurais pu arrêter de bosser. Très peu pour moi. J’ai réinvesti cet argent dans de nouvelles aventures.»

Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz