L’an passé, PME dessinait le portrait de finances publiques affichant une santé resplendissante. S’inspirant de la fable La cigale et la fourmi, l’analyse pouvait vanter les qualités économes des fourmis fribourgeoises qui caracolaient en tête de classement. Seules les cigales neuchâteloises et genevoises écopaient de quelques semonces critiques.

L’article commençait par cette prédiction: «C’est un peu Byzance avant la chute de Constantinople!» On ne pensait pas être aussi prophétique. En tout cas pour les cantons romands. Et s’il faut toujours solliciter La Fontaine pour illustrer le propos, c’est aujourd’hui Les animaux malades de la peste qu’on doit citer: «Un mal qui répand la terreur / Mal que le Ciel en sa fureur / Inventa pour punir les crimes de la terre, / La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom), / Capable d’enrichir en un jour l’Achéron, / Faisait aux animaux la guerre.»

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Si l’on change «animaux» par «cantons» et qu’on rajoute à «peste» le qualificatif «dépensière», on obtient une illustration très réaliste de la situation financière de la Confédération et des cantons. Le fabuliste continue en signalant: «Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.» Cela vaut aussi pour les finances publiques. Toutes les collectivités ont été affectées, voire infectées par la crise pandémique. Mais le coronavirus n’a pas touché tout le monde de la même façon.

Les cantons alémaniques ont mieux résisté

La partie alémanique du pays a beaucoup mieux résisté au mal. A preuve, Saint-Gall (1er – 5,77), Zurich (2e – 5,76) et Obwald (3e – 5,73) sont au coude-à-coude pour s’octroyer la médaille d’or avec d’excellents résultats globaux. Juste derrière, Bâle-Ville, Thurgovie, Nidwald et Zoug affichent une moyenne dépassant 5,5. Malgré la crise du Covid-19. Mieux encore, la moitié des cantons – tous alémaniques – signe une note supérieure à 5,0!

Parmi les cantons qui ont perdu leur latin financier, seuls Appenzell Rhodes-Extérieures, Schaffhouse, Uri et Bâle-Campagne viennent tenir compagnie aux cantons romands et au Tessin dans les profondeurs du classement. Comment expliquer cette dégelée latine? Un coup de projecteur s’impose.

Commençons par une (modeste) consolation: avec une moyenne de 2,35, la Confédération signe un résultat encore plus mauvais que le pire des cantons, Genève (2,76). A la décharge du grand argentier Ueli Maurer, il faut reconnaître que la Berne fédérale a très largement desserré les cordons de la bourse pour éviter que la crise pandémique ne déraille en une véritable hécatombe économique.

Les chiffres le démontrent sans appel: en 2020, les rentrées du ménage fédéral n’ont plus couvert que 80% de ses charges (Ind. 1), le degré d’autofinancement (Ind. 2) est passé dans le rouge vif (-80%) et la dette (Ind.3) a explosé (+20%). Corollaire, les dépenses courantes par habitant (Ind. 5) ont bondi de plus de 30%. Désormais, il faudra bientôt presque deux ans d’impôts pour rembourser la dette nette (Ind. 9), tandis que l’endettement brut engloutirait désormais une année et demie de revenus courants (Ind. 10). Les prêts Covid-19 et les RHT sont passés par là…

Dans la fable, le Lion tient conseil et engage les autres animaux à trouver le plus coupable pour qu’il se sacrifie: «Je crois que le Ciel a permis / Pour nos péchés cette infortune; / Que le plus coupable de nous / Se sacrifie aux traits du céleste courroux; / Peut-être il obtiendra la guérison commune. / L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents / On fait de pareils dévouements. / Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence / L’état de notre conscience.»

Quel mal ronge Genève?

Pas de doute, dans l’épopée helvétique contre la pandémie, la Confédération s’est sacrifiée pour le bien de tous. Selon le principe très suisse de subsidiarité, c’était effectivement son rôle. Certes. Mais quel mal ronge donc Genève, qui arbore une lanterne rouge vif?

Dans la fable, au contraire de la Confédération, le Lion n’exclut pas de se sacrifier, mais suggère auparavant que chaque animal batte sa coulpe. Après le roi des animaux, le Tigre, l’Ours et les autres puissants sont bien vite absous. «L’Ane vint à son tour, et dit: «J’ai souvenance / Qu’en un pré de moines passant, / La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense / Quelque diable aussi me poussant, / Je tondis de ce pré la largeur de ma langue. / Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.» / A ces mots, on cria haro sur le baudet.»

Faut-il aussi vouer aux gémonies les locataires de la Tour Baudet qui abrite le Conseil d’Etat genevois? La question mérite d’être débattue. Car le canton du bout du lac a connu la plus saisissante chute de moyenne, d’un honorable 4,35 en 2019 à 2,76 pour l’exercice sous revue. C’est presque du jamais-vu. Mais ce n’est guère étonnant: Genève a toujours eu pour habitude de mener grand train et de vivre à crédit. Sa dette (cf. notamment les Ind. 9 et 10) fait depuis longtemps jaser et ne laisse d’inquiéter ceux qui auscultent les finances cantonales.

Sans plus rien dépenser, il faudrait deux ans et demi d’impôts pour éteindre la dette nette genevoise. Malgré ses efforts, Nathalie Fontanet (PLR) n’a trop de son passé bancaire pour essayer de contenir la fougue dépensière de son Grand Conseil. Elle vient de défendre ses mauvais chiffres devant les députés en leur rappelant qu’ils sont le parlement de Suisse avec le plus de pouvoir et qu’ils ont voté «417 millions de crédits supplémentaires».

Reste quand même que la dette genevoise a, une nouvelle fois, crû d’un montant équivalant à plus de 8% du budget cantonal (Ind. 3). Les dépenses courantes par habitant (Ind. 5) ont augmenté au même rythme. L’Etat dépense, pour son fonctionnement, plus qu’il n’encaisse, avec des charges couvertes à seulement 96% (Ind. 1). Trois quarts des investissements (Ind. 2) sont financés par l’emprunt, alors que, selon les normes de finances saines, ce devrait être la proportion inverse.

Plantée jurassienne

A la fin de sa fable, La Fontaine tire la morale de cette histoire qui voit l’Ane jugé coupable de tous les maux: «Selon que vous serez puissant ou misérable, / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.» Malgré sa gestion impécunieuse, Genève bénéficie d’une position et d’une économie trop solides pour être condamné par les marchés financiers. D’autant que les Genevois savent très bien y négocier leurs emprunts puisque le canton les paie à moins de 1% en moyenne (0,86% – Ind. 8). De surcroît, fort heureusement pour le gouvernement genevois et ses contribuables, les taux actuels – extrêmement bas – permettent d’éviter que le service de la dette ne dévore la substance fiscale: les intérêts nets ne mangent que 1 franc d’impôts sur 100 (Ind. 4).

L’«à-plat-ventrée» genevoise n’a d’égale que la plantée jurassienne. Après le brillant 5,30 enregistré par le sortant Charles Juillard (PDC), la nouvelle ministre Rosalie Beuret Siess (PS) se rétame avec un insuffisant 3,53 – synonyme d’un 23e rang. On le sait, le dernier-né de la Confédération a toujours eu des finances structurellement fragiles. Quand on est du «menu fretin», comme aurait dit le fabuliste, la moindre variation prend des dimensions catastrophiques.

Les éléments les plus saillants de cette détérioration apparaissent au niveau de la couverture des charges (Ind. 1) où, pour 100 francs de dépenses, il manque à chaque fois une thune pour être à l’équilibre. Dans la foulée, les dépenses nettes par habitant (Ind. 5) s’envolent plus fortement (+5%) qu’il ne faudrait. Plus grave pour les futures générations: tous les investissements jurassiens (Ind. 2) ont été financés par le recours à l’emprunt. Petite lumière dans ces sombres perspectives: les revenus du patrimoine cantonal sont supérieurs aux coûts de sa dette qui, en conséquence, n’absorbe pas un centime de sa manne fiscale (Ind. 4).

>> Le tableau des finances publiques des cantons


Les autres Romands sont quand même à la peine

Meilleur canton romand, Vaud (15e – 4,95) reste juste en dessous d’un 5,00 de moyenne. Pourtant, Pascal Broulis (PLR) rend une copie presque parfaite sur le plan des équilibres budgétaires (5,99) et de l’endettement (5,95). Mais il s’encouble en laissant filer les dépenses courantes (+6%, Ind. 5) et en tirant trop fort le frein des investissements (Ind. 6). Le chantre de l’impôt heureux se trompe aussi lourdement dans ses prévisions fiscales. Presque 10%, mais en sa faveur!

Le Valais se contente aussi d’un résultat honorable (17e – 4,84). Curieusement, le roué Roberto Schmidt (PDC) semble avoir un souci avec les intérêts nets de la dette (Ind. 4) qui mangent 4 francs d’impôts sur 100. Curieux! Le mystère est d’autant plus étrange que le Valais paie un intérêt moyen de 3,55% (Ind. 8); là, le moins bon des autres cantons (NW) s’en sort à 1,35%…

A Fribourg, ce sont les engagements supplémentaires (Ind. 3) et le bond des dépenses courantes (Ind. 5) qui plombent le résultat de Georges Godel (PDC). Conséquence: le canton n’autofinance plus que la moitié de ses investissements. Au final, malgré une gestion de qualité et un endettement raisonnable, le verdict des chiffres est rude (20e – 4,36). Neuchâtel (21e – 4,26) souffre des mêmes maux. Mais Laurent Kurth (PS) doit en plus gérer un endettement, tant net que brut (Ind. 9 et 10), beaucoup trop lourd.


«Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés»

«On constate un effritement de la situation financière moyenne des cantons en 2020, par rapport à 2019. Mais leur santé financière reste absolument excellente grâce à l’apport extraordinaire bienvenu de la BNS», rassure Nils Soguel, instigateur du Comparatif des finances publiques de l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP) qui, depuis vingt ans, mesure les performances des grands argentiers.

Il relève que l’augmentation des dépenses cantonales reste sans commune mesure avec l’explosion des dépenses de la Confédération (+30%) «pour des raisons évidentes: le financement des réductions d’horaire de travail et les aides à fonds perdu».

Pour le professeur de l’Université de Lausanne, la soudaineté avec laquelle la pandémie a affecté la situation socioéconomique se reflète dans une prévision fiscale plus exacte. Alors que les revenus inscrits aux budgets sont régulièrement sous-estimés, cette année, ils collent pratiquement avec les impôts comptabilisés.

 

PB
Pierre Ballay