On la surnomme «la louve de la finance durable». «J’aime assez cette image. Il y a l’idée d’utiliser la force de la finance de manière nourricière, pour le collectif», pose d’emblée Angela de Wolff (Wolf signifiant «loup» en français). Cette passion pour l’investissement responsable remonte à loin. A sa majorité, la jeune Italo-Suissesse oscille entre ses convictions écologistes et féministes et une fascination pour la matière économique, en raison notamment d’un papa assidu à la lecture du Corriere della Sera.

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Réunir ces deux mondes lui semble alors mission impossible. «A la fin de mes études HEC, à l’Université de Lausanne, j’étais convaincue qu’il était impossible de les concilier.» Elle travaille alors durant sept ans comme analyste financière. «Cela tournait toujours autour des mêmes questions: marge, croissance et bénéfice», se remémore-t-elle. Reste que la jeune Angela nourrit d’autres aspirations, bien plus vastes. «Il m’a fallu du temps pour me libérer de l’idée de vouloir sauver la planète entière. Mon entourage me trouvait d’ailleurs beaucoup trop sérieuse.»

L'exemple de la brasserie Heineken

A la fin des années 1990, la création d’Ethos, fondation consacrée à l’investissement social et environnemental, résonne pour elle comme un appel. Angela de Wolff rejoint en 2000 la banque Lombard Odier Darier Hentsch (LODH) en tant que responsable des investissements durables, un poste qui lui permettra d’analyser des multinationales du point de vue de leur impact social ou de leurs émissions carbone.

A l’époque, l’un des modèles durables les plus parlants était celui de la brasserie Heineken. «Pour produire 1 litre de bière, il fallait 11 litres d’eau; une consommation réduite progressivement à 4 litres d’eau. C’était surtout une démonstration que l’utilisation parcimonieuse des ressources pouvait être un gain non seulement pour l’environnement, mais également financier, se souvient-elle. La pollution a un coût et le non-respect des valeurs sociétales aussi. Aujourd’hui, cette pensée est acceptée et quantifiée, mais ce n’était de loin pas le cas il y a vingt ans.»

Forte de son expertise au sein de LODH, l’ancienne analyste d’Andersen Consulting quitte la banque et fonde sa propre société, Conser, en 2007, se transformant en entrepreneuse sans revenu fixe. Dans la foulée, elle cofonde Sustainable Finance Geneva (SFG) en 2008, qu’elle présidera durant cinq ans. Swiss Sustainable Finance (SSF), dont elle sera la vice-présidente, lui emboîtera le pas en 2014. Une période de grande exposition pour la louve, dont la nature profonde penche plutôt vers la discrétion. Une période durant laquelle elle apprend aussi à encaisser les coups, confient ses proches, dont Alexandra Post, membre de plusieurs conseils d’administration et amie d’études et de fête.

Ils se surnomment les cinq loups. Ici en 2007, le jour de l’adoption de son fils Nicolas à Bucaramanga, en Colombie, avec ses deux filles Deborah et Tatiana.

Cette architecte d’un nouveau service qui n’était alors pas une priorité pour les investisseurs peine à trouver son positionnement. «On peut être un pionnier dans son domaine et ne pas se trouver au bon endroit de la vague. Le marché n’était pas prêt. C’était une période de vaches maigres pour moi. Heureusement que j’avais d’autres engagements à côté, car avec trois enfants et un mari lui-même entrepreneur, la prise de risque était à son maximum.» Presque un comble pour une analyste financière! Entre rêve et ambition, l’équation est parfois périlleuse.

Une bonne étoile

«Après quinze ans passés à vouloir sensibiliser le monde de la finance à la durabilité, j’ai eu envie de baisser les bras. J’ai pensé que je ne verrais pas un véritable changement de la finance de mon vivant.» L’Accord de Paris sur le climat (COP21), signé en 2015, viendra-t-il secouer les consciences? «La Suisse appliquait la question environnementale uniquement aux industries lourdes, pas à la finance, qui continuait à rester concentrée uniquement sur un seul critère, la performance», déplore-t-elle. Le réveil de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), qui souligne la responsabilité des banques dans le financement d’une économie zéro carbone, la conforte. «On sortait enfin du jugement de valeur pour un discours sur les faits. Il y a eu davantage d’intérêt à mettre en place des outils de notation des fonds.»

Angela de Wolff croit en sa bonne étoile, aujourd’hui encore. Son talisman, un œil bleu acheté à Nairobi, en 2019, où elle a échappé à une attaque terroriste, est toujours là pour le lui rappeler. En 2005, la jeune femme avait déjà évité le pire lors des attentats de Londres. Juste avant de s’engouffrer dans le métro piégé, elle opte pour le taxi, car elle est très en retard pour son rendez-vous. Un retard qui la sauve et lui forge la conviction que la vie est tellement plus importante que tout le reste. «L’être humain vit dans une forme d’incertitude et il faut l’accepter. Pour cela, il est essentiel de continuer à faire confiance.»

La pionnière de la finance durable poursuit donc avec Conser, tout en recentrant son champ d’action. La société dans laquelle collaborent aujourd’hui une dizaine d’experts suisses et internationaux devient un vérificateur indépendant des fonds durables. En d’autres termes, un policier de la finance durable? «Il s’agit plutôt de construire de la confiance et de vérifier que les gérants durables font ce qu’ils disent. Il n’est pas facile de naviguer dans l’univers ESG (pour environnement, social et gouvernance, ndlr). Nous y amenons de la transparence. Nous scannons l’ensemble des fonds d’investissement afin de pouvoir les comparer.»

Conser s’occupe désormais d’une cinquantaine de clients. Sa méthodologie a notamment été utilisée par les Nations unies pour le Prix global des meilleurs fonds durables (UNCTAD Sustainable Fund Awards 2021), dont les gagnants seront connus le 20 octobre prochain. Apporter un nouveau filtre aux ratings de Bloomberg, de Sustainalytics ou de MSCI, par exemple, le pari est ambitieux. «Il existe entre 70 et 100 indicateurs pour évaluer une société et le travail des agences de rating est important. Le souci, c’est de savoir quels critères sont retenus pour établir une évaluation. Regarde-t-on uniquement la gouvernance ou le bilan carbone, la diversité, ou encore l’activité (industrie dans l’armement, la chimie, le tabac…)? Notre but est de donner une seconde opinion en lien avec le marché.»

Critiques de certaines ONG

Pour cela, Conser a développé la solution d’analyse numérique ESG Consensus il y a cinq ans. Chouchou des banquiers genevois, cette technologie a le défaut de son nom et peut paraître minimaliste, voire laxiste. «C’est une critique que j’entends. On me dit que je ne tranche pas. Or mes convictions restent entières et il est à mon sens plus utile d’avoir un outil pour créer le dialogue avec les investisseurs ou les fonds qui doivent s’améliorer. Notre démarche va au-delà d’une certification réductrice et peu transparente.»

Un point de vue qui ne fait pas l’unanimité, notamment auprès d’ONG comme Greenpeace, WWF ou Influence Map, qui ont récemment dénoncé la faible qualité des fonds durables en Suisse. La presse spécialisée britannique n’hésite d’ailleurs pas à qualifier la finance durable de «placebo dangereux», mentionnant qu’il suffit parfois d’avoir 20% d’investissements durables dans un fonds pour le faire passer du statut de fonds classique à celui de fonds ESG.

Des critiques qu’Angela de Wolff ne néglige pas. Elle siège elle-même au comité de plusieurs associations et de sociétés engagées telles que Race for Water ou SIFEM (Swiss Investment Fund for Emerging Markets), se nourrissant ainsi de ces expériences du terrain. «Je comprends que des ONG s’impatientent au vu de l’urgence climatique. Mais attention au risque de «screening» (dépistage, ndlr), qui tend à éliminer les entreprises controversées des fonds d’investissement sans proposer de solutions pragmatiques. Est-ce là une option durable? Certaines banques suivent ce modèle parce que c’est une manière rapide de faire les choses, au risque de manquer l’objectif final et d’être taxées de greenwashing.»

La finance vit une période de transition. Un travail tout en nuances et en transparence qui peut être frustrant, estime-t-elle, mais qui oblige surtout à se positionner. Quel(s) critère(s) veut-on mettre en priorité? «Il y a par exemple 50 fonds «pro-climat» dans le monde. Pour être «pro-climat», je ne garde que les bons élèves ou je prends aussi ceux qui ont entamé un effort dans la modification de leur manière de faire? Pour cela, il va falloir vérifier que les efforts entrepris sont suffisants et bien réels. A mon sens, il faut financer l’innovation et accompagner les entreprises vers la transition. Cela prend du temps.»

Angela de Wolff s’attelle donc à ne pas rater la cible. «Ignorer ou stopper tout simplement une industrie ou un secteur entraîne des risques sociaux importants et peut faire perdre leur travail à des populations entières. Tandis que décarboner progressivement, en assurant une cohérence et un équilibre, est plus responsable.»

Les lignes bougent

Aujourd’hui, 31% des investissements en Suisse – soit 1,5 trilliard de francs – se font dans des fonds durables. Certains déplorent cependant le manque d’investissements d’impact, qui ne dépassent pas les 10%. «Investir dans des sociétés innovantes avec des technologies vertes, c’est indispensable, mais insuffisant. On ne peut pas condamner des Holcim et continuer de construire à tout va. On ne peut pas investir uniquement dans les nouvelles pousses et négliger les grands acteurs de l’économie», rétorque calmement la louve, sans montrer les dents. «Ce n’est pas une donneuse de leçons ou une arrogante», glisse d’ailleurs Bernard Vischer, avocat d’affaires avec lequel elle siège à la fondation de protection des forêts Audemars-Watkins.

Angela de Wolff aime la montagne, même si elle avoue ne pas être une grande sportive et préférer le yoga ou la fête.

Des solutions pour sauver la planète, il y en a. Angela de Wolff pointe des pistes. Ainsi la Suisse est l’un des rares pays à avoir inscrit la durabilité dans sa Constitution (art. 73). Il faut s’appuyer sur ça: «Je suis pour la sanction si une entreprise ne fait rien. Cela assorti à un système de taxation des énergies fossiles ou des entreprises qui ne jouent pas la transparence. En parallèle, on soutient les investissements innovants ou verts.»

Personne ne doit fermer les yeux. Les entreprises, petites ou grandes, ne peuvent plus continuer sans savoir dans quoi investir leur caisse de pension, par exemple. Ces questions vont devenir force de loi, ce n’est plus un effet de mode. «Il faut aller interroger vos faîtières sur la ligne de leur caisse de pension.» L’Europe a pour la place financière durable l’un des programmes les plus ambitieux du monde. La Suisse suit le mouvement, à son rythme.

Reste que les lignes bougent, en particulier à Genève. Le Secrétariat d’Etat aux finances internationales (SFI) travaille avec la Finma pour prévenir l’écoblanchiment et doit présenter des propositions cet automne. Genève est suggérée pour accueillir le siège du futur Conseil international des normes de durabilité. Angela de Wolff jouera-t-elle un rôle dans ce nouvel échiquier? Une question qui fait écho à celle de son associé Matteo Bosco: «Combien de temps durera encore ton engagement?» «C’est une mission d’une vie, mais peut-être sous une autre forme, plus dans l’ombre. J’ai incarné cette image de grande prêtresse de la finance durable. J’aspire désormais à voir des réalisations plus concrètes.»


Bio express

  • 1968 Naissance en Italie. Elle arrive à Lausanne à 1 an, son père travaille alors chez Nestlé et sa mère est enseignante.
  • 2007 Elle fonde Conser, la «SGS de la finance durable». Une dizaine d’experts y travaillent pour une cinquantaine de clients, principalement des caisses de pension, des fondations et des banques.
TB
Tiphaine Bühler