D’un coup, ou presque, un pan entier du business disparaît. Pour une cause qui échappe à tout contrôle, et pour une durée imprévisible. Tel est le sort des centaines d’entreprises de toutes tailles prises au piège du déclenchement, le 24 février dernier, de la guerre d’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a instantanément interrompu l’essentiel des relations commerciales de ce pays avec le reste du monde. Puis, quelques jours plus tard, de l’instauration du paquet de sanctions économiques contre la Russie, calqué sur celui de l’Union européenne, le plus sévère pris par la Suisse contre un autre pays.

également interessant
 
 
 
 
 
 

Pour les centaines d’entreprises industrielles, de producteurs agroalimentaires, d’horlogers, de négociants, le couple «guerre-sanctions» a été la double détente qui aura testé comme rarement la résilience de leurs affaires – après, de surcroît, deux ans de crise sanitaire. Et la taille de la société n’a rien à voir avec le fait d’être concerné ou non: tout le monde a été traité de la même manière, avec la brutalité dictée par le bouleversement géopolitique que l’Europe et le monde sont en train de vivre au rythme des bombardements.

Des activités suspendues au fil de l'histoire

«Tout est complètement bloqué. Depuis le déclenchement de la guerre, plus aucune transaction avec la Russie n’a lieu», déplore Anthony Margot, patron de Margot Fromages, une société familiale d’Yverdon-les-Bains. Spécialisée dans l’exportation de gruyère, l’entreprise se prévaut pourtant de très solides et anciennes relations avec la clientèle russe. «Mes ancêtres livraient déjà les tsars», note fièrement son patron. Elle aurait ainsi pu espérer traverser ce nouvel orage des relations parfois tempétueuses entre Moscou et les pays occidentaux: les produits agroalimentaires ne sont pas concernés par les sanctions commerciales prises par l’UE et la Suisse. «Mais les banques refusent toute transaction avec la Russie», poursuit-il. Pas de facture payée, donc pas de marchandise expédiée. Aussi, plus de 10% de l’activité de la société est suspendue au fil de l’histoire. «Il ne nous reste plus qu’à attendre la fin de la guerre», soupire son dirigeant.

Le coup a été tout aussi brutal dans le secteur des machines (18% des exportations suisses en Russie) que dans le secteur agroalimentaire (7% des exportations). Les machines en commande auprès d’entreprises suisses à destination de clients russes sont tout simplement restées bloquées en Suisse en raison de l’interruption des flux financiers, du fait qu’elles tombent sous le coup des sanctions, ou les deux. «Par chance pour nous, nos relat-ions d’affaires avec la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie sont marginales. Le seul impact direct se réfère à quelques machines en commande pour des clients russes», explique Stéphane Pittet, directeur financier de Tornos, spécialiste de la machine-outil à Moutier, dans le Jura bernois.

L’entreprise a pu se retourner avec un certain pragmatisme: «Nous avons beaucoup de commandes en retard en général en raison des soucis de chaîne d’approvisionnement. Il ne nous est donc pas très difficile de rediriger ces machines vers d’autres clients», poursuit le directeur financier. Les relations concernées «sont pour l’instant suspendues. Ces quelques commandes n’ont pas été annulées. Nous en avons pour l’instant repoussé l’exécution», complète Stéphane Pittet. La réaction chez les horlogers est similaire: «Comme la majorité des marques, nous avons suspendu les exportations vers la Russie ainsi que les opérations commerciales sur place», explique une porte-parole du groupe horloger Audemars Piguet au Brassus (VD).

Le Seco interpellés par les entreprises

Les sanctions édictées par le Conseil fédéral et inscrites dans l’ordonnance du 4 mars instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine interdisent le commerce de biens militaires, à double usage ou permettant un «renforcement militaire et technologique», à l’aérospatiale, aux technologies pétrolières et extractives. Mais il n’y a «aucune interdiction générale des transactions, des paiements ou des activités commerciales en lien avec la Russie», explique une porte-parole du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco). Cependant, les arcanes de l’ordonnance sont suffisamment complexes pour laisser une part d’appréciation non négligeable au Seco, chargé de trancher au cas par cas.

De plus, il n’est pas interdit de prêter à des entreprises russes si des contrats conclus avant le 28 février dernier le prévoient. Enfin, quantité de marchandises ne sont pas concernées par les mesures, tel le secteur agroalimentaire, comme on l’a vu. «Le Seco reçoit actuellement un nombre très élevé de demandes des entreprises sur l’interprétation et la mise en œuvre des dispositions de l’ordonnance. Ses spécialistes visent à répondre à ces questions dans les meilleurs délais», poursuit la représentante de l’administration.

Même complexité pour les sanctions financières. Celles-ci bloquent les avoirs de plusieurs centaines d’oligarques et hommes d’affaires, interdisent les aides financières publiques directes, les émissions de titres, les prêts aux institutions et oligarques visés par les sanctions et l’acceptation de dépôts des mêmes. Mais formellement, les relations financières ne sont pas totalement interrompues: il reste ainsi possible de conserver des «dépôts qui sont nécessaires aux échanges transfrontières non soumis à interdiction de biens et de services».

Dans la pratique néanmoins, les quelques ouvertures sont rendues impraticables par l’expulsion du mécanisme Swift (lire encadré) de sept grandes banques russes. Celle-ci, doublée de l’instauration des sanctions financières et commerciales de l’UE, des Etats-Unis et de leurs partenaires occidentaux, aboutit à une mise en quarantaine effective de l’économie russe. «Aucune banque ne se hasarde plus à assurer la moindre transaction avec une banque russe. Le risque de réputation est trop élevé», souligne un entrepreneur.

Prendre ses pertes et attendre

Même le recours à des moyens de contournement des sanctions, en passant par exemple par des banques de pays n’appliquant pas de sanctions (par exemple émiraties), ou le système de la compensation, s’avère pratiquement impossible: «J’ai proposé à un partenaire chinois de s’occuper de ma créance en Russie. Mais même lui n’a pas voulu s’engager dans cette direction: trop de craintes de subir, en conséquence, des sanctions occidentales», raconte Anthony Margot.

Que peut entreprendre une entreprise concernée par les interdictions de commercer, ou affectée par la rupture des liens d’affaires avec la Russie? Prendre ses pertes, et attendre. «Impossible de se faire compenser», regrette Anthony Margot, dont l’entreprise avoue la perte d’un dixième de son chiffre d’affaires. Pour des entreprises de plus grande taille, les pertes restent marginales. Du côté de Berne, aucun mécanisme de prise en charge des pertes encourues n’a été mis sur pied. «Les sanctions à l’encontre de la Russie doivent en premier lieu toucher l’économie russe et non celle de la Suisse, ajoute le Seco. Aussi, les entreprises qui seraient éventuellement touchées et qui pourraient faire valoir des heures perdues disposent tout à fait normalement de l’instrument du chômage partiel.»


Swift: la messagerie interrompue

1372998845

A Bruxelles, le 26 février dernier,  des manifestants demandent à l’Union européenne de bannir la Russie du système Swift.

© Omar Havana

Banques Swift, dont la coupure a effectivement interrompu les relations financières entre la Russie et l’Occident, est un système de messagerie interbancaire sécurisée sur les paiements. Il assure la transmission directe de messages entre banques connectées entre elles, et assure cette transmission via des banques intermédiaires si l’établissement envoyeur et le récepteur ne sont pas en relation directe. La Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication compte 11 000 banques membres dans pratiquement tous les pays, qui se sont envoyé 82 millions de messages en février dernier. Basée à Luxembourg, elle est contrôlée par les banques centrales des 11 principales puissances financières mondiales, dont la Suisse. Ses principales alternatives sont le système chinois CIPS et le russe SPFS. A noter que l’Inde envisage de créer le sien.

YG
Yves Genier