Dans votre dernière chronique parue dans Le Temps, on a perçu une pointe de pessimisme dans vos propos. Les nuages noirs qui s’accumulent sur l’économie mondiale vous auraient-ils fait changer de camp?

Pas vraiment. J’essaie juste d’être réaliste, de ne pas tomber dans un optimisme béat. Je pense que les six mois qui viennent s’annoncent difficiles. Pas seulement à cause de l’inflation, de la récession et des problèmes spécifiques à notre pays mais parce que c’est le temps qu’il faut pour accoucher d’une nouvelle économie si vous me permettez l’expression.

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C’est-à-dire?

Concrètement, nous devons passer d’une économie globale, libérale et entièrement ouverte à une économie toujours globale mais fracturée autour de grands blocs. Etats-Unis, Europe et Japon d’un côté, Russie, Inde et probablement Chine de l’autre. Une transition qui durera six mois si l’on se réfère aux objectifs que s’est fixés l’UE pour tenter de résoudre ses problèmes d’approvisionnement en gaz. Je pense que cette période risque d’être douloureuse. Cela étant, je ne dis pas qu’on ne va pas s’en sortir. Au contraire, on va s’en sortir mais cela prendra un peu de temps pour que notre économie, à l’instar de celle de nos voisins, se réinvente dans un monde nouveau. On s’est fixé un tas d’objectifs mais on n’a pas trop réfléchi aux moyens de les atteindre.

Pratiquement, comment envisagez-vous les choses?

Je crois que nous assisterons au triomphe de la realpolitik. Face aux problèmes, je pense avant tout à celui de l’approvisionnement énergétique, on observe déjà un certain relâchement des sanctions appliquées à la Russie. L’Europe a par exemple tranquillement mis de côté celles touchant aux assurances des bateaux transportant des produits russes. Une dérogation a également été accordée à la Hongrie et, dans une moindre mesure, à l’Italie pour se fournir en pétrole russe. En parallèle, chacun revoit ses modèles d’affaires afin de passer d’un type d’économie à l’autre sans trop de convulsions.

Et la «petite» Suisse dans tout cela?

Le fait qu’il y ait des blocs n’est pas nécessairement négatif pour notre économie. Notre savoir-faire et notre maîtrise en qualité d’intermédiaire ne sont plus à démontrer. Je fais référence ici à nos plateformes d’échanges du pétrole et des matières premières. Je crois qu’il y aura de belles opportunités à saisir et surtout à ne pas manquer dans ce domaine.

Même si l’un des blocs qualifie la Suisse de pays hostile?

La Suisse ne se limite pas à nos frontières. Il y a aussi une Suisse à Singapour, à Dubaï et ailleurs qui continue à faire des affaires. Nous sommes coincés entre un bloc à économie libérale et un autre à économie autocratique, dominé par la politique. A nous de gérer les choses intelligemment pour en tirer parti. Par le passé, on a toujours su faire cela.

Si un péril menace notre économie, quel est-il à vos yeux?

Le grand péril, c’est d’être coupé des marchés. Si, d’un jour à l’autre, on disait à de grandes entreprises type Nestlé: «Vous ne pouvez plus aller en Russie, en Inde, en Chine ou dans les pays du Golfe ou alors uniquement avec un partenaire local», les conséquences seraient catastrophiques. Tout comme si les Etats-Unis nous sanctionnaient, faute d’appliquer strictement les sanctions. Le jeu devenant de plus en plus politique et de moins en moins économique, ces risques ne sont pas négligeables.

Risque de pénuries aussi?

Clairement. Nous achetons par exemple le gaz à l’Allemagne, qui l’achète à la Russie. Si les Allemands disent: «C’est nous d’abord et vous ensuite», on aura de gros problèmes. Le concept de solidarité en Europe va d’ailleurs passer un test décisif cet hiver. Si tout le monde ne joue pas le jeu, les choses pourraient sérieusement se gâter.

A ce stade, c’est plutôt le risque de récession qui préoccupe, non?

De la chute des prix des matières premières à la diminution des ventes de détail, en passant par l’indice PMI qui est tombé au-dessous de 50 dans la plupart des pays européens, tout indique que nous y allons en tout cas. Je vais toutefois vous surprendre en disant que les gouvernements et les banques centrales y vont en sifflotant si je puis dire. Je m’explique. Pour des raisons différentes, on observe que tant les Etats-Unis que l’Europe ont fait le pari d’une récession douce, qui ne devrait pas perdurer au-delà d’une année. Une perspective dont les gouvernements et les banques centrales ne sont pas mécontents, car qui dit récession, ou contraction de l’économie pour parler politique, dit réduction de la demande et donc de l’inflation galopante au sein de ces blocs. En clair, le choix a été fait de combattre l’inflation par la récession en se disant: «L’économie est solide, le chômage bas, les gens disposent encore d’une épargne importante faite pendant la période covid, on peut se le permettre.»

Même si elle est moindre, l’inflation n’épargne pas la Suisse…

Il faut distinguer. L’inflation ne traduit rien d’autre que l’accélération des prix. Avant de connaître l’augmentation des primes maladie, inutile de s’y attarder. Ce qui compte, en réalité, c’est l’indice des prix à la consommation. C’est celui-là qui fait sauter le consommateur au plafond lorsqu’il fait ses courses. Ce qui peut arriver, c’est un retour à zéro inflation avec des prix demeurant durablement élevés. Du genre 2 francs le litre d’essence. Les gens feront des choix en concentrant leurs achats sur les produits essentiels au détriment des produits courants. En Suisse, nous n’en sommes encore pas là.

La chute de l’euro sous la parité n’est pas non plus une bonne nouvelle pour notre industrie d’exportation. Des analystes voient même la paire descendre à 80 centimes pour 1 euro…

Il faut qu’ils nous disent quand, car le problème n’est pas tant la chute de l’euro, qui dure depuis maintenant trente ans, mais son rythme. Chuter n’est d’ailleurs pas le bon terme puisque c’est plutôt le dollar qui se raffermit plutôt que l’euro qui chute. Bref. Avec le temps, les entreprises et l’économie suisses ont démontré leur résilience face à cette situation. Lorsque le processus se déroule lentement, il reste gérable. Si l’euro avait passé du jour au lendemain de 1,20 à 1.-, on aurait assisté à un massacre. Idem s’il passait à 80 centimes d’ici au mois de septembre. Evidemment, certains secteurs sont plus touchés que d’autres mais, globalement, ce n’est pas encore dramatique.

Que vous inspire l’impasse dans laquelle nous nous trouvons à propos de l’accord-cadre avec l’UE?

C’est très mauvais. D’une part, parce que cela envoie un message d’immobilisme et d’isolationnisme qui ne nous correspond pas et, d’autre part, parce que cela nous contraint à tricoter des accords bilatéraux avec des bouts de ficelle. On le voit avec le projet Horizon Europe en matière de recherche et d’innovation ou encore avec le programme d’éducation Erasmus. Cette situation crée de surcroît une grande incertitude pour les entreprises qui peuvent petit à petit se voir coupées des marchés, comme c’est le cas en Angleterre.

Et que penser de la perte de 95,2 milliards de la BNS au premier semestre qui fait craindre la suppression de sa distribution des 6 milliards de dividende habituels aux cantons…

Il faut attendre la fin de l’année pour tirer des conclusions, la situation de la BNS pouvant s’améliorer au second semestre. Quoi qu’il en soit, elle possède une réserve et une provision dont le montant cumulé atteint 180 milliards de francs. Pour l’instant, il s’agit donc de ne pas trop exagérer la perte. Au pire, elle versera peut-être 4 milliards au lieu des 6, mais il y aura des sous pour tout le monde malgré tout.

 

Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz