Depuis des décennies, le Credit Suisse fait les gros titres avec des informations négatives. Il y a peut-être eu d'autres banques, comme l'UBS dans les années de la crise financière sous Marcel Ospel, ou la Banque cantonale de Zurich sous l'ère du CEO Hans Vögeli, mais les établissements ont fini par se ressaisir et par naviguer en eaux plus calmes. Ce n'est pas le cas du CS. Le chaos qui a conduit au naufrage y était permanent depuis près de 30 ans.

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Pour comprendre les causes du mal, il faut commencer par l'homme considéré comme l'architecte du CS moderne: Rainer E. Gut, président au long cours, de 1983 à 2000. Celui-ci avait été l'un des rares Suisses à travailler dans le monde très particulier de la banque d'investissement. En 1972, le président du Crédit Suisse, comme s'appelait encore Credit Suisse, avait donné au jeune banquier qui venait de rejoindre la banque en provenance de Lazard Frères à New York la mission suivante: «Put Credit Suisse on the map in international business».

Avec First Boston, la cupidité se déveloèèe

En 1990, d'abord en tant que CEO puis en tant que Chairman, Rainer E. Gut a déjà conquis depuis longtemps sa position d'autocrate incontesté de la banque et il s'est attelé à remplir sa mission en achetant une banque d'investissement américaine. Mais, avec elle, il a ouvert la porte de la grande maison à un spectre que personne n'a pu maîtriser depuis, celui de la cupidité démesurée. Et malheureusement, en choisissant First Boston, l'une des pires banques d'investissement, s'est développé un cupidité particulièrement malsaine.

Jusque-là, le CS, vieux de 166 ans, était resté longtemps fidèle à ce qu'il aime encore revendiquer aujourd'hui: une banque pour les entrepreneurs, experte dans le Corporate Banking et en croissance constante sur le segment de la clientèle privée. Avec First Boston, son ADN a changé.

La reprise de First Boston est d'abord née de la nécessité, Werner E. Gut ayant déjà acquis une minorité dans les années 80, mais cet investissement de plusieurs milliards risquait d'être perdu car les banquiers de First Boston avaient gravement spéculé dans toutes sortes d'affaires. La reprise complète sous l'égide de la puissante banque suisse a permis d'éviter l'effondrement.

Dorlotage des gros actionnaires

Mais le rachat de First Boston marque aussi le début d'un deuxième mal qui accompagne la banque jusqu'à aujourd'hui: le dorlotage coûteux de gros actionnaires gâtés. Lors de la création de la société précédente CS First Boston, des investisseurs institutionnels avaient été accueillis, notamment un homme d'affaires saoudien du nom de Suliman Olayan. Celui-ci était extrêmement mécontent de la performance, ce qui a conduit Rainer E. Gut à décider de lui verser une prime lors de la reprise majoritaire en 1990.

Aujourd'hui encore, la famille Olayan est, avec 5%, l'un des principaux actionnaires du CS. La situation devait encore empirer sous le successeur de Rayner E. Gut lors de la crise financière, lorsque le président de l'époque, Walter Kielholz, fit venir le fonds souverain du Qatar comme actionnaire afin de ne pas dépendre de l'aide de l'Etat comme l'UBS. Pour les milliards qu'ils ont injectés, les Qataris ont exigé des taux d'intérêt records allant jusqu'à 11%.

En dix ans, le CS a dû verser 5,8 milliards de francs à l'Etat de la péninsule arabique, ce qui a affaibli la banque jusqu'à la moelle et l'a en outre incitée à récupérer les bénéfices manquants en prenant davantage de risques. Ce n'est que sous Tidjane Thiam que les paiements ont cessé. Les deux gros actionnaires, Olayan et le Qatar, ont été représentés pendant un certain temps au conseil d'administration, mais ils n'ont pas apporté grand-chose de positif. Les observateurs savent que Jassim Al Thani, du Qatar, n'a jamais pris la parole lors des réunions, il ne s'est fait remarquer que par ses pauses cigarette.

Le poisson pourrit toujours par la tête

Au CS, une demi-douzaine de gros actionnaires dominent aujourd'hui la banque, ils en détiennent ensemble environ un tiers. Outre la cupidité des actionnaires arabes, il y a aussi celle d'une société de placement américaine du nom de Harris Associates, dont le chef de placement David Herro aime donner son avis sur le CS, par exemple lorsqu'il a exigé le départ du président Urs Rohner lors du scandale Thiam ou plus récemment, lorsqu'il a soutenu António Horta-Osório et présenté ses erreurs comme des peccadilles. Ce qui ne l'empêche pas de changer immédiatement d'avis à chaque nouveau développement, comme lorsqu'il salue le passage de témoin à Axel Lehmann. Jusqu'à aujourd'hui, les gens au sommet de la banque se demandent s'il s'agit d'agitation inutile ou d'un coup de force et, si c'est le cas, quel est le but de tout cela: David Herro perd de l'argent depuis des années avec son investissement au CS.

Les grandes sociétés de placement comme BlackRock, qui sont représentées dans presque toutes les entreprises de premier ordre du monde en raison de l'importance de leurs fonds de placement, n'apportent pas grand-chose non plus. Au lieu de regarder vraiment ce qui se passe à la banque, on préfère cocher des listes à la va-vite et vérifier si tous les critères de durabilité sont vraiment remplis. Ceux qui veulent comprendre les raisons de la débâcle du CS depuis des années feraient bien de se souvenir d'un adage: le poisson commence toujours à pourrir par la tête. Et l'instance suprême sont les actionnaires.

Des dirigeants incompétents

Des entreprises comme Roche, qui est une entreprise familiale, ou Partners Group, où les fondateurs, en tant que puissants actionnaires de référence, continuent de garder un œil sur les développements, montrent que les choses peuvent aussi aller mieux. Pour le CS, le mieux serait «qu'un investisseur suisse de renom entre en scène», déclare l'ex-CEO Oswald Grübel dans une interview accordée à la NZZ am Sonntag, afin d'assumer ce rôle de leader «qui semble effrayer les autres investisseurs».

Ce que les gros actionnaires montrent en exemple, les collaborateurs le vivent aussi. Leur avidité porte un autre nom: les gros bonus. Le spectre ne s'est pas fait attendre après le rachat de First Boston. Rayner E. Gut a tenté désespérément d'en protéger l'ensemble du groupe, par exemple en licenciant le président Archibald Cox en 1993. Mais avec les successeurs de ce dernier, la situation n'a fait qu'empirer. Avec Allen Wheat, qui a déclaré publiquement que son objectif était de «gagner le plus d'argent possible», toutes les digues ont cédé.

En 1995, le salaire annuel d'Allen Wheat s'élevait à neuf millions de dollars. Dans son équipe se trouvait également un banquier d'investissement en pleine ascension, qui devait plus tard se faire remarquer par d'autres records: Brady Dougan, CEO du CS de 2007 à 2015, qui a empoché en 2010 un paiement annuel de 70 millions de francs au moyen d'options PIP. Personne n'a vraiment pu tenir en respect les banquiers dopés au bonus car un autre mal fondamental s'était depuis longtemps glissé dans la banque, la présence de chefs incompétents.

Où sont les vrais banquiers?

Bien que son arrogance le fasse passer pour un dirigeant de caractère, Brady Dougan laissait volontiers le travail stratégique aux autres. Il s'inspirait de personnes qu'il admirait particulièrement, à savoir les conseillers en stratégie de McKinsey.

Un homme en particulier l'avait séduit, Lukas Mühlemann, chef de McKinsey Suisse à l'époque et esprit brillant. Mais, malheureusement, il n'était pas banquier, ce qui devait avoir des conséquences fatales. Au milieu des années 90, Lukas Mühlemann était considéré comme une star du management, il a été nommé CEO de Swiss Re et y a créé de la valeur avec une stratégie typique de McKinsey, la séparation des secteurs.

Rayner E. Gut a été tellement impressionné qu'il l'a nommé nouveau CEO du CS en 1997. Le poste était devenu vacant parce que l'ancien CEO Josef Ackermann avait pris la poudre d'escampette. Ceci parce qu'un autre homme de McKinsey, Thomas Wellauer, avait bricolé pour Rayner E. Gut, une nouvelle réorganisation qui ne prévoyait pour Ackermann que le poste de chef de division. En guise de remerciement, Thomas Wellauer a ensuite pu diriger la division principale des services financiers où il a échoué, tout comme son chef Lukas Mühlemann. Tous deux ont dû quitter la banque par la suite.

Un assureur a remplacé Lukas Mühlemann à la présidence à partir de 2003: Walter Kielholz, délégué du conseil d'administration de Swiss Re, qui a simplement pris la présidence du CS en plus. Il se faisait payer grassement pour ses deux tâches à temps partiel. Rien qu'au CS, où il a chiffré son temps de travail à 60%, il a encaissé jusqu'à 16 millions de francs par an.

L'obsession de la stratégie à la McKinsey

Le départ de Mühlemann et de Wellauer n'a toutefois pas chassé l'esprit de McKinsey. Il a fait son retour en 2015 en la personne de Tidjane Thiam, lui aussi ancien de McKinsey et qui, en tant que patron de Prudential, n'était pas non plus un banquier. Il a balayé d'un revers de main les questions critiques lors de son entrée en scène devant la presse. Il a ensuite rapidement entrepris de dessiner des grands plans pour une nouvelle organisation.

Le CS a ainsi été réorganisé par régions. C'était la énième réorganisation que le CS sortait de son chapeau et, comme toutes les autres avant elle, elle a rapidement été remplacée par la suivante. António Horta-Osório, qui entrera en fonction en 2021 en tant que nouveau président, a tout simplement annulé celle de Tidjane Thiam et a réintégré l'unité asiatique délocalisée par ce dernier dans les secteurs de la gestion de fortune et de la banque d'investissement. Résultat des jeux: cinq années perdues.

Ce texte est une version traduite d'un article paru dans Bilanz en janvier 2022.