Lors du dernier WEF à Davos, les fondateurs de la fintech suisse GenTwo, Philippe Naegeli et Patrick Loepfe, ont présenté leur dernier livre. Le titre? Assetization. Ce terme quelque peu barbare qualifie le processus de conversion d’une chose ou d’une idée en un actif investissable. Les opportunités sont énormes: le cabinet Accenture estime qu’au moins 78 000 milliards de dollars sont dormants dans le monde. On parle de vins exclusifs, de whiskys rares, d’objets de collection et d’art, mais aussi d’immobilier ou de participations directes dans des entreprises gérées de manière privée.

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Selon les auteurs, l’assetization devrait mener à une profonde démocratisation de l’investissement (le terme combine les mots asset et democratization). L’un des avantages est que l’on peut investir avec de petites sommes d’argent. Le grand public pourrait ainsi accéder à des opportunités auparavant réservées à un petit nombre d’investisseurs exclusifs. Pour résumer, les actifs «non bancables» sortent du cadre traditionnel. Ils comprennent les actifs alternatifs, les actifs du marché privé, ainsi que des actifs plus exotiques tels que les actifs numériques ou ceux liés à une passion. Ils ont tendance à être illiquides, difficiles d’accès et souvent coûteux. L’assetization permet de les rendre plus accessibles.

La titrisation

Dans le domaine de la finance, cette nouvelle approche est plus connue sous le nom de titrisation, soit le fait de regrouper des actifs pour les restructurer en titres. «L’assetization consiste à démocratiser la création de produits financiers et d’opportunités d’investissement, résume Philippe Naegeli. Cela permettra de débloquer non seulement la valeur monétaire, mais aussi la valeur personnelle et sociétale. Par exemple en permettant aux gens d’investir plus facilement dans leurs idées et leurs convictions.»

Fondée en 2018, la société zurichoise GenTwo s’est fixé pour objectif de réduire les obstacles dans le processus de titrisation. Par le biais de sa plateforme, tous les intermédiaires financiers, quelle que soit leur taille, peuvent transformer n’importe quels actif ou stratégie d’investissement créative en un titre négociable. «Au début, nous n’avons pas saisi toutes les implications de ce que cela signifie de rendre les actifs «bancables», précise Philippe Naegeli. Ce n’est que lorsque nous avons commencé à voir ce que nos clients accomplissaient avec la plateforme que nous avons réalisé que l’assetization était un outil potentiellement révolutionnaire.» La société dispose aujourd’hui d’une équipe de 80 employés.

Quelle est la situation en Suisse? «Nous n’avons pas de chiffres spécifiques, mais nous savons que la taille de l’univers non bancable représente environ les deux tiers de la taille de l’univers bancaire, indique le cofondateur. Il ne serait pas surprenant que ce ratio global s’applique approximativement à la Suisse.»

Pour Adrien Pichoud, chef économiste chez Syz, le terme assetization renvoie à l’idée de transformer quelque chose de tangible (gisement minier, œuvre d’art) ou d’intangible (droits de propriété intellectuelle, données personnelles) en un actif financier que l’on peut inclure dans un portefeuille. Ce processus peut, pour certains actifs, être facilité par la technologie de la blockchain et le développement des tokens. A titre d’exemple, la banque genevoise a récemment tokenisé une œuvre d’art, permettant aux employés de posséder chacun une partie de l’œuvre au travers d’un token détenu dans un portefeuille. La tokenisation via blockchain ne peut toutefois pas être utilisée dans toutes les situations.

Ces actifs dormants «assetizables» sont essentiellement détenus par des individus, au premier rang desquels les personnes fortunées. «Ils représentent la part de la richesse de ces particuliers qui n’est pas détenue sous forme d’avoirs financiers déposés dans une banque ou une institution financière», précise l’économiste. Selon lui, ces actifs représentent environ la moitié de la fortune totale de leurs propriétaires.

En Suisse, selon l’Office fédéral de la statistique, plus de la moitié du patrimoine des ménages est constituée d’immobilier: la valeur cumulée des biens immobiliers détenus par les ménages helvétiques s’élevait à environ 2500 milliards de francs en 2022, pour une valeur nette de patrimoine de 4500 milliards de francs (qui tient compte des 1000 milliards de francs de dette, principalement liée à l’immobilier). Toutefois, selon Adrien Pichoud, le patrimoine immobilier des ménages, le plus souvent résidentiel, n’est pas le premier candidat à une assetization dans la mesure où il est détenu pour un usage d’habitation et peut, en outre, assez facilement être mis en garantie contre un prêt bancaire par le biais des hypothèques.

L’art lending

De son côté, la banque Reyl Intesa Sanpaolo s’est spécialisée dans l’art lending, soit la titrisation d’œuvres d’art. «Le fonctionnement de l’art lending est le même que celui d’une hypothèque, si ce n’est qu’en lieu et place de biens immobiliers les prêts sont adossés à des œuvres d’art», résume Valentin Reichenbach, Associate Director Corporate Finance. En d’autres termes, un collectionneur peut emprunter un montant représentant un pourcentage de la valeur estimée des œuvres d’art pour une durée déterminée (généralement entre un et trois ans) en contrepartie d’une seule œuvre ou d’une collection d’œuvres transférées à titre de garantie. Le financement accordé à l’emprunteur est donc uniquement basé sur la valeur estimée des œuvres d’art, qui elle-même dépend de l’artiste et du marché de l’art. En cas de défaut, le prêteur, déjà mis en possession de l’œuvre, peut la vendre pour rembourser l’encours du prêt.

Afin de refinancer les prêts accordés, certains prêteurs comme Griffin Art Partners, plateforme créée par Reyl Intesa Sanpaolo et le luxembourgeois Link Management, émettent à travers un processus de titrisation des obligations permettant à des investisseurs (family offices ou gérants de fortune) d’investir directement dans les prêts sur œuvres d’art, d’en percevoir des rendements et de diversifier ainsi leurs portefeuilles d’investissements.

«L’art lending constitue une alternative intéressante à la vente d’œuvres d’art, car il n’implique pas d’importants frais de transaction, ni d’impôt sur les plus-values, tout en permettant au collectionneur de conserver la propriété de ses œuvres», poursuit Valentin Reichenbach. Cette méthode permet également d’éviter toute publicité autour de la vente d’un actif de valeur par l’intermédiaire d’une maison de ventes aux enchères, qui pourrait attirer l’attention du public. Finalement, elle offre aux collectionneurs un accès à du capital pour effectuer des investissements supplémentaires sur le marché de l’art, dans des projets immobiliers ou dans d’autres actifs. La banque genevoise constate une demande croissante pour ce type d’offres et travaille actuellement sur des collections de tailles de plus en plus importantes. A titre d’exemple, l’une de ses dernières opérations était un financement de 20 millions de francs.

30 milliards de dollars

Avec une croissance annuelle de plus de 10%, le marché global de l’art lending atteint actuellement 30 milliards de dollars (prêts en cours). Venu des Etats-Unis, ce marché s’est fortement développé en Europe ces dernières années. Selon la banque Reyl Intesa Sanpaolo, il possède encore un grand potentiel non exploité. Notamment en Suisse, pays de collectionneurs et de gestion de fortune, dans lequel un très grand nombre d’oeuvres d’art de valeur sont entreposées dans les ports francs pour des raisons patrimoniales.

 
William Türler
William Türler