La tendance est exponentielle. Depuis près de cinq ans, les fonds de placement dits durables ont le vent en poupe. En effet, un nombre croissant d’investisseurs institutionnels sont de plus en plus enclins à placer leur fortune dans des fonds ESG. Un sigle qui désigne les investissements prenant en compte les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. A mesure que la lutte contre le changement climatique gagne en visibilité, le thème des placements durables s’impose auprès des caisses de pension, qui sont de plus en plus nombreuses à intégrer les critères ESG dans leur mode de gestion.

A l’instar du Fonds interprofessionnel de prévoyance (FIP) géré par le Centre Patronal. Mais que se cache-t-il derrière les fonds ESG? En quoi divergent-ils d’un investissement classique? Contribuent-ils vraiment à résoudre la crise climatique? Quid de la responsabilité des investisseurs et de la performance? Luc Oesch est le directeur des finances et des institutions de prévoyance au sein du Centre Patronal. Il détaille la stratégie de son organisation en matière de finance durable et son approche pragmatique.

Quasi inexistants il y a cinq ans, les investissements durables se sont imposés dans les caisses de pension. Comment expliquez-vous cette tendance?
Le succès de la finance durable souligne le besoin important de faire évoluer la gestion de fortune ainsi que ses sources de performance en fonction des enjeux actuels de la société. Ce sont des placements régis par des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Le Centre Patronal, en qualité de gestionnaire de caisses de pension, est notamment chargé de la gestion de fortune du Fonds interprofessionnel de prévoyance, dont les avoirs sous gestion avoisinent 3,5 milliards de francs suisses. Nous sommes particulièrement sensibles à la durabilité de nos placements. Notre approche dans ce domaine est pragmatique, ce qui nous permet d’allier le rendement à la durabilité et ainsi d’assurer une performance supérieure à la moyenne des caisses de pension suisses.

Mais comment expliquer cet engouement pour les placements durables?
Historiquement, les investisseurs ont toujours réfléchi en termes de rendements versus risques. Aujourd’hui, ces deux dimensions ne sont plus suffisantes. Dans toutes nos décisions d’investissement, le choix est dorénavant tridimensionnel. Et cette troisième dimension, c’est la durabilité. Nous vivons actuellement une transformation économique qui va profondément changer la vision et les objectifs des entreprises, car certains modèles de croissance ne sont plus durables. La transition climatique est en train de se réaliser et les entreprises doivent, à défaut d’en être la locomotive, au moins représenter un wagon dans cette évolution. Celles qui n’accordent aucun crédit à ce changement profond seront hors jeu à l’avenir.

Malgré son succès, la finance durable ne fait pas toujours l’unanimité. Selon ses détracteurs, les placements «verts» ne contribuent pas à résoudre la crise climatique. Ils dénoncent un «greenwashing» des caisses de pension.
Le risque de greenwashing existe et il faut s’en prémunir. Aujourd’hui, énormément de fonds de placement se prétendent durables mais n’en respectent pas forcément les critères. Ce problème vient de l’inexistence d’un système de notation international sur la durabilité des fonds. Pour guider les investisseurs dans l’évaluation de la qualité de leurs placements en termes de facteurs ESG, les entreprises de notation ont créé des labels et des systèmes de scoring. Nous pouvons citer à ce titre les initiatives telles que B Corp et le Swiss Triple Impact. Cependant, il existe plus de 125 agences de notation dans le monde qui se basent sur des indicateurs précis et les intègrent à leur propre méthode d’agrégation pour obtenir une note. Chaque société de notation ayant sa propre méthodologie, le résultat final peut drastiquement diverger. Une récente étude de Vontobel démontre que les notes des principales agences corrèlent à seulement 0,49. La principale cause de divergence provient de la sélection des facteurs ESG et de leur pondération. De plus, la qualité des données ESG représente une seconde source d’imprécisions. De nombreuses démarches européennes de standardisation sont en cours. Elles ont été initiées en 2015 par l’adoption des 17 objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies et par les Accords de Paris sur les objectifs de changement climatique.

«Historiquement, les investisseurs ont toujours réfléchi en termes de rendements versus risques. Aujourd'hui, ces deux dimensions ne sont plus suffisantes.»

 

L’approche du Fonds interprofessionnel de prévoyance du Centre Patronal en matière de durabilité des investissements repose sur les critères ESG. Soit des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Détaillez-nous.
Les exemples sont multiples. Concernant l’environnement, prenons celui de nos placements directs dans l’immobilier. Qu’il s’agisse de nouvelles constructions ou de rénovations, nous allons privilégier les entreprises locales et porter une attention particulière à la durabilité, aux énergies renouvelables et à l’isolation, tout en gardant à l’esprit les enjeux économiques. Sur le volet social, il s’agit de veiller au respect des conditions collectives de travail, de bannir les conflits d’intérêts. Il convient donc de respecter un ensemble de normes éthiques qui vont nous permettre de définir notre stratégie d’investissement ou de désinvestissement. Enfin, le FIP est très sensible aux questions de gouvernance traitées lors des assemblées générales des sociétés. Nous exerçons notre droit de vote notamment pour éviter les rémunérations abusives, les conflits d’intérêts et veiller au non-cumul des mandats. Pour renforcer l’influence des investisseurs institutionnels sur le management des grandes sociétés, nous recommandons l’adhésion à la Fondation Ethos Engagement Pool Suisse et International. Pour rappel, Ethos regroupe des caisses de pension et institutions suisses. Cette fondation a pour but de promouvoir l’investissement socialement responsable et de favoriser un environnement socioéconomique stable et prospère au bénéfice de la société civile actuelle et future.

Mais concrètement, comment définissez-vous vos stratégies d’investissement durable?
Il convient d’éviter les pièges de l’idéologie, des modes et des manipulations. Pour cette raison, nous prônons une méthode pragmatique et non dogmatique qui s’articule autour de quatre axes. Premièrement, l’exclusion (par exemple dans les secteurs de la pornographie et de l’armement) doit rester l’exception pour éviter de restreindre considérablement son environnement d’investissement. Il s’agit au contraire de se focaliser sur les sociétés qui vont transitionner en choisissant les meilleurs élèves pour chaque catégorie et ne pas hésiter à surpondérer des sociétés actuellement pollueuses, mais qui sont sur une trajectoire de décarbonisation crédible. Prenons l’exemple de l’industrie du pétrole. Certaines sociétés sont bannies alors que d’autres prennent un vrai virage vert. Les trois autres axes stratégiques sont les audits réguliers, l’engagement actionnarial et le reporting.

Comment le FIP peut-il garantir le respect des critères de durabilité énoncés?
Nous faisons effectuer des audits réguliers de notre portefeuille d’investissement par des tiers indépendants. Ces diagnostics nous permettent de comprendre et de suivre l’évolution de notre portefeuille en matière de durabilité. L’autre mesure passe par notre engagement actionnarial auprès de toutes les sociétés dont nous détenons des actions en direct. Cela exige de voter lors des assemblées générales et nos choix sont pris selon nos critères de durabilité. Enfin, une démarche durable n’est pas viable sans un reporting strict. Cette exigence est valable dans toutes nos classes d’actifs. En instaurant ce reporting au niveau de nos investissements, nous sommes en mesure de développer une vision très précise de la durabilité de nos investissements.

Selon vous, faudrait-il davantage renforcer la réglementation des investissements durables?
La volonté de légiférer sous l’angle des questions ESG est certes légitime, mais il n’a pas fallu attendre la mise en place d’une législation en la matière pour constater la croissance spectaculaire du volume d’investissements durables en Suisse, qui reflète aussi notre dynamisme économique. Les règles naturelles de l’offre et de la demande ont permis cette augmentation de volume. Cet état de fait justifie d’éviter l’inflation d’un cadre réglementaire. C’est du reste cette approche qui a contribué au succès de la place financière suisse et qui permettra de maintenir la compétitivité de notre pays, qui en a bien besoin dans cette période d’incertitude liée notamment aux conséquences de la crise du Covid-19.