De l’extérieur, la maison ressemble à un restaurant de campagne – c’était d’ailleurs sa fonction jusqu’à il y a une quinzaine d’années. A l’entrée, une cabane en bois dont la façade, ouvragée, semble techniquement complexe, même pour un œil non connaisseur. Il s’agit là du «travail de réception» d’un charpentier, qui a nécessité plusieurs centaines d’heures de sueur (lire lexique). Nous sommes à Cugy (VD), dans la plus grande maison des Compagnons du devoir en Suisse. Une quinzaine de jeunes, âgés de 18 à 25 ans, vivent actuellement dans ce foyer du Gros-de-Vaud. En ce début d’après-midi de janvier, deux pâtissiers, Gabriel et Anaïs, prennent leur pause avant de reprendre leur poste; le premier à la confiserie lausannoise Laurent Buet, la seconde à la boulangerie-pâtisserie Jacquat, à Echandens.

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«J’ai découvert la Suisse en rendant visite à mon frère engagé à Neuchâtel. Le pays m’a beaucoup plu. Cela fait huit ans que je voyage, dont un an en Grande-Bretagne, et dans six mois, j’aurai achevé mon Tour de France», raconte le jeune homme, rebaptisé «Languedoc» – une tradition chez les Compagnons qui choisissent le nom de leur région d’origine ou de cœur. Quant à «Rouergue», après un apprentissage de pâtissière, elle a choisi la Suisse pour perfectionner durant un an ses connaissances dans le chocolat. Puis, la jeune femme ira parfaire ses compétences professionnelles dans un autre pays de son choix. «La possibilité de voyager dans le monde entier est l’une de nos grandes forces», explique Louis Géraud, responsable du développement en Suisse des Compagnons du devoir.

Une quarantaine en Suisse

L’association à but non lucratif, basée à Paris, chapeaute quelque 420 jeunes qui se forment ainsi dans plusieurs pays – le terme Tour de France est devenu ainsi générique. En Suisse romande, ils sont une quarantaine. La plupart travaillent ici dans des métiers du bâtiment (maçon, charpentier, ferblantier-couvreur, plâtrier-peintre, tailleur de pierre, menuisier-ébéniste, etc.), mais les techniques enseignées au sein des Compagnons couvrent au total une trentaine de professions – dans l’industrie, la métallurgie, le travail des matériaux, paysagiste, tapissier, maroquinier, vigneron, etc.

La mission de Louis Géraud, dit «Dauphiné»: attirer plus de jeunes Français en Suisse. «La chose n’est pas aisée, car la plupart rêvent d’Australie ou de Nouvelle-Zélande. Mon job est de les convaincre de l’excellence de l’apprentissage en Suisse. Pour preuve, aux dernières Olympiades des métiers, où la Suisse a terminé troisième! Mes autres tâches consistent à trouver l’entreprise la plus formatrice pour le jeune et à convaincre cette dernière de l’engager. Je suis souvent confronté à de la méfiance, mais une fois que l’entreprise connaît les Compagnons, elle est la plupart du temps désireuse de renouveler l’expérience.»

Les Compagnons, c'est une tradition de modernité.

Louis Géraud, Compagnon ferblantier

Les Compagnons du devoir ont aujourd’hui un réseau d’une centaine de sociétés en Suisse romande. Les jeunes sont salariés par les entreprises, selon les barèmes des conventions collectives, et ils payent en contrepartie une pension pour leur logement chez les Compagnons. Cette année, l’objectif de Louis Géraud est aussi de se faire mieux connaître au Tessin (où il vient de placer un boulanger) et en Suisse allemande, un défi de taille. Quid des jeunes Romands au sein des Compagnons? «Notre association est bien entendu ouverte à tous, mais très honnêtement, l’apprentissage en Suisse est d’un tel niveau qu’il n’est pas facile de les recruter», avoue-t-il.

De fortes valeurs morales

Reste qu’au-delà d’une formation très exigeante – les heures de travail ne se comptent pas… –, c’est aussi un choix de vie qu’embrasse le futur Compagnon. En entrant dans une organisation aux traditions séculaires, datant du Moyen-Âge, il y a des codes et des rites à adopter. Chaque étape dans la vie d’un Compagnon est ainsi ritualisée par une cérémonie, tenue secrète et propre à chaque métier. Il y a aussi la vie en communauté durant ces nombreuses années de nomadisme, où certaines maisons peuvent accueillir jusqu’à 150 jeunes. Mais ce sont surtout de fortes valeurs morales qui guident les Compagnons tout au long de leur vie, dont la devise est: «Ni s’asservir, ni se servir, mais servir». Rien de désuet aux yeux de Louis Géraud, 25 ans: «Les Compagnons, c’est une tradition de modernité», résume-t-il joliment.

L’association, reconnue par la Conférence des grandes écoles en France, autrefois exclusivement réservée aux hommes, s’est ouverte aux femmes depuis le début des années 2000. Avec un beau succès puisque celles-ci représentent déjà entre 12 à 15% des nouvelles recrues. Autre tendance: de plus en plus de jeunes dotés d’un bac optent pour le compagnonnage. C’est le cas de Louis Géraud qui, après une première année d’études d’anthropologie et d’histoire de l’art à l’Université de Lyon, a choisi de devenir couvreur-ferblantier. «L’université ne me convenait pas. Trop peu de cours et trop de distractions! J’avais envie d’un travail physique, rigoureux, exigeant. J’avais envie d’une formation qui me permette de devenir un homme complet.»


Les étapes clés des Compagnons

  • Adoption: cérémonie pendant laquelle un jeune est «adopté» par la communauté des Compagnons et reçoit le titre d’Aspirant.
  • Aspirant: jeune effectuant son Tour de France pour se préparer à devenir Compagnon.
  • Tour de France: voyage de ville en ville ou dans d’autres pays afin de parfaire ses connaissances techniques et manuelles. Il dure en moyenne de 3 à 6 ans.
  • Travail de réception: appelé aussi chef-d’œuvre, il témoigne du savoir-faire professionnel du futur Compagnon.
  • Réception: cérémonie durant laquelle un Aspirant reçoit le titre de Compagnon.
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Elisabeth Kim